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Des musées lapidaires en plein air 1 Le développement d’un art funéraire

LES MONUMENTS FUNÉRAIRES

II- Des musées lapidaires en plein air 1 Le développement d’un art funéraire

Avec ces nouvelles attitudes, la mort est présente partout. L’extension des cimetières, les entreprises de pompes funèbres, les marbriers, les vêtements de deuil…, elle est quotidienne. En effet, des publicités apparaissent dans la presse et des convois funèbres sont visibles fréquemment. Un véritable marché de la mort se met en place.

La capitale donne l’exemple. Le cimetière du Père-Lachaise, aménagé par l’architecte Brongniart en 1804, est un véritable modèle. Il se structure sur un terrain en pente, sinueux et arboré sur dix-sept hectares. Il « ne devait avoir rien de repoussant, mais inspirer le respect et le recueillement »303, un lieu où l’on puisse se promener. Il devait être en cela à la fois un cimetière public et un Elysée304. Le cimetière de l’Est devient ainsi un espace de méditation et de promenade, mais surtout un véritable « panthéon à ciel ouvert »305.

Les nécropoles françaises deviennent alors les lieux d’expériences artistiques. Henry Jouin proclame ainsi dans son ouvrage de 1898 :

302 Robert Mallet à propos de l’exposition organisée par les Amis de la Madeleine en 1995 « Faut-il préserver nos

cimetières du XIXème siècle ? », in Courrier Picard, 1er novembre 1995, p.6.

303 Programme du grand concours d’architecture de l’an VI, in BERTRAND, GROUD 2016, p.45. 304 Le titre du grand concours d’architecture de l’an VI était : « Elysée ou cimetière public ». 305 MONUMENT HISTORIQUE 1982, p.35.

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« Ne craignons pas de l’affirmer, en réalité, le vrai musée de la sculpture française en ce siècle se sont les cimetières de Paris. C’est là qu’il faut chercher les plus belles œuvres de Bosio, de Cartellier, de David, de Duret, de Pradier, de Rude, de Chapu. Il n’est donc pas permis d’écrire sur ces maîtres sans s’être imposé la tâche de revoir et d’étudier les monuments de haut style, signés par eux, que renferment les trois grands cimetières de Paris. »306.

Si l’auteur évoque uniquement l’exemple parisien, l’art funéraire se développe également en province.

Les familles endeuillées manifestent le besoin de revoir leurs proches décédés. La tombe représentant la nouvelle demeure, il faut, tout comme dans la cité, y transparaître les goûts du trépassé et l’illusion de sa présence. La sculpture aide à se souvenir. L’oubli est effectivement pour l’homme du XIXème siècle le « second linceul des morts »307.

2. Les nécropoles picardes

La région picarde n’échappe pas à la nouvelle législation funéraire. L’exemple amiénois est révélateur. En 1785, la ville décide de supprimer les onze cimetières urbains qui la composent. Le 9 mai de la même année, Jean-Baptiste Augustin Duval, échevin d’Amiens, propose de transférer le cimetière commun de Saint-Denis à la Maladrerie. Ce terrain situé au Nord et à l’extérieur de la cité, d’une superficie de huit hectares, répond effectivement aux obligations du décret. Pourtant, les anciens usages308 du lieu amènent de nombreuses réticences et il faut attendre l’année 1808 pour que le projet soit accepté. L’architecte François Auguste Cheussey est chargé de son aménagement. Il conçoit ainsi un plan adapté à la topographie du site et plante de nombreux arbres afin d’en faire un jardin à l’anglaise en même temps qu’un lieu de sépulture. Le petit cimetière amiénois devient en quelque sorte un Père-Lachaise provincial.

306 JOUIN 1898, p.29.

307 LAMARTINE, Le Premier regret, 1830

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Consacré en 1818, il devient rapidement un espace de créativité artistique. Jusqu’en 1851, il a le monopole de la ville. Se construit par la suite de petits cimetières rattachés à Renancourt, Montières… puis en 1860 le cimetière Saint-Acheul ouvre ses portes. La capitale régionale compte ainsi sept nécropoles, ce qui est bien plus que la moyenne. En parallèle, à partir de l’ordonnance royale du 6 décembre 1843, obligeant les villages à se conformer au décret de 1804, se développe dans chaque commune picarde un nouveau cimetière.

Les concessions de terrains se démocratisent de plus en plus. Les bouleversements politiques ont fait émerger de nouveaux notables dans la société picarde, ces derniers souhaitent ainsi évoquer leur réussite à travers l’esthétique de leurs tombeaux. Toutefois l’art funéraire tend à s’ouvrir à une clientèle plus large. Du simple ornement à la statuaire en ronde-bosse, le cimetière devient peu à peu un véritable musée lapidaire en plein air.

Les nécropoles reflètent ainsi la population de leur ville. Au sein des cimetières picards, il est donc possible à travers les tombeaux de se rendre compte des inégalités sociales. L’art présent ou non ainsi que les proportions des monuments deviennent des indicateurs. Les cimetières reflètent également la vie artistique du XIXème jusqu’au milieu du XXème siècle. Le Courrier Picard évoque ainsi un grand dortoir que l’on découvre

« comme on tourne les pages d’une biographie […] par des œuvres inattendues. Des frères Duthoit ou d’Albert Roze c’est à qui réalisa les plus belles tombes pour la grande bourgeoisie locale. [Il s’agit d’] un témoignage finalement très vivant de l’histoire locale. »309.

En effet selon André Guerville, si les sculpteurs du XIXème siècle ont été les frères Duthoit, celui qui a marqué la Picardie au XXème siècle est Albert Roze310.

S’il a été possible d’observer son œuvre en place publique, le sculpteur amiénois a essentiellement travaillé pour des commanditaires privés. Il effectue en effet environ soixante- dix sculptures pour des particuliers311, en dehors de l’art funéraire. L’artiste picard ne se préoccupe cependant pas uniquement des personnages illustres ou des notables locaux. Son œuvre funéraire indique plusieurs humbles familles que le sculpteur connaissait certainement et pour lesquelles il sculpta des portraits sur les tombeaux. Effectivement si la sculpture funèbre,

309 Courrier Picard, 30 juillet 1992. 310 GUERVILLE 2017, p.87.

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par une commande excessive, permet de vivre, il est important de noter que chez certains artistes cette part de la création est absente. La sculpture au cimetière est un choix pour le statuaire. Albert Roze semble persuadé de la nécessité de l’hommage et de la mémoire. Ses monuments publics, analysés précédemment le démontrent. De surcroît, le journal intime de sa femme évoque différentes discussions et réflexions autour de l’art funéraire312. Fervent chrétien, Albert

Roze adopte notamment des convictions eschatologiques, qui peuvent influencer son choix. L’art des tombeaux aide à se souvenir mais peut également encourager l’idée de la résurrection.

Albert Roze réalise ainsi cinquante-neuf œuvres funéraires. Le corpus établi permet de mettre en lumière l’étendue des réalisations de l’artiste. Il participe en effet à de simples ornementations en sculptant des symboles funéraires, il effectue également de nombreux portraits, mais crée aussi des œuvres d’une plus grande envergure inspirées des sentiments face à la mort.

Toujours contraint par la commande, le sculpteur s’affranchit tout de même davantage de l’architecture. Les familles épeurées ont également tendance à faire confiance au sculpteur. Ainsi si beaucoup demandent de simples portraits en médaillon, d’autres commanditaires, avec des moyens plus importants, peuvent donner carte blanche à l’artiste. L’art funéraire serait en cela la partie la plus représentative de la personnalité et de l’art d’Albert Roze. Il représente également toute une vie artistique, puisque l’artiste amiénois a réalisé des pierres tombales sculptées durant la majeure partie de sa carrière. Il est ainsi intéressant de s’attarder sur cet aspect de son œuvre en dernière partie de l’étude. En cela, il sera possible de comparer cet art privé avec l’art public.

312 AD (80), 1 J 4098. Le 9 septembre ainsi que le 5 octobre, Marie Roze évoque les idées de son mari pour des

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