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Chapitre I – La Commémoration des hommes illustres et son environnement

Chapitre 2 – La Guerre et l’héroïsme

I. L’impact de la Grande Guerre sur ces mémoriaux 1 Des « hommes-symboles » du conflit

2. Une esthétique de monument aux morts

À Bournezeau, le monument au capitaine Henry Esgonnière du Thibeuf est commandé tandis que la guerre n’est pas terminée. La bataille fait encore rage dans le nord du pays. Albert Roze patiente donc deux années avant de l’exécuter. Le bas-relief est daté de 1918 ; au sortir de la guerre, le statuaire s’est ainsi précipité pour honorer la commande de 1916.

La représentation du capitaine agonisant, correspondant parfaitement à la symbolique du sacrifice héroïque, lui inspire de nombreux monuments aux morts. C’est effectivement à partir de cette composition de l’homme vendéen mourant et accueilli par une effigie féminine auréolée, qu’Albert Roze réalise cinq autres mémoriaux210. Toutefois, cette inspiration ne paraît

pas surprenante puisque le mémorial de Bournezeau adopte la double fonction de monument au grand homme et de monument aux morts.

La destination de ces mémoriaux est de rendre hommage aux soldats trépassés, mais également de consoler les familles. Il est ainsi possible de comparer les deux motifs d’érection. À Bournezeau, l’hommage est effectivement initié par la veuve d’Henry Esgonnière du Thibeuf. De surcroit, elle demande l’autorisation de l’élever dans l’enceinte de l’église de la cité vendéenne. Ainsi, une chapelle y est consacrée à la Grande Guerre et ses martyrs [fig.111].

210 Écouen (1920) [fig.81], Revelles (1922) [fig.82], Airaines (1922) [fig.86], Cysoing (1924) [fig.44] et Albert

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Par cette décision, Germaine Esgonnière du Thibeuf, semble vouloir favoriser l’accès à l’éternité de son défunt mari.

L’unique consolation des familles catholiques est de prier pour le salut de leur proche. Par conséquent une série de monuments aux morts s’inspirant du thème iconographique de la pietà apparaît. Albert Roze s’en inspire notamment pour six de ses œuvres du souvenir211. Celles

destinées aux églises d’Écouen et de Revelles en font partie. Il est à noter que ces deux monuments aux morts adoptent une composition conforme à celle de Bournezeau. Ainsi, Albert Roze retranscrit dans son œuvre la déploration de la veuve. La figure féminine tient délicatement le corps tombant de l’homme et approche sa tête vers le capitaine, créant ainsi une certaine proximité entre les deux protagonistes. Pourtant, tout comme pour le monument du Val-d’Oise, celui de Vendée illustre une sainte auréolée. Ce détail semble accentuer le caractère religieux de la scène. Parce qu’ « il est mort en héros pour son dieu »212 la Vierge Marie le

pleure.

Malgré une composition analogue, certains détails permettent d’affirmer que le mémorial de Bournezeau commémore davantage le capitaine que tous les autres soldats défunts. Tandis que les cinq œuvres postérieures, reprenant cette composition, illustrent un jeune poilu imberbe, pour Bournezeau, Albert Roze tente de portraiturer le capitaine Henry Esgonnière du Thibeuf. Une moustache est figurée sur le visage du combattant et l’ensemble militaire diffère. Alors qu’il sculpte l’uniforme du capitaine de régiment d’infanterie, il adapte l’accoutrement par la suite pour correspondre aux effigies de poilus. L’épée du capitaine est donc remplacée par un fusil et un casque Adrian apparaît dans la composition. Par la représentation réaliste du chef de guerre, Albert Roze tente d’immortaliser son souvenir.

Un autre monument adopte la double fonction de monument au grand homme et de monument aux morts. Le 18 juillet 1909 une sculpture en l’honneur du canonnier Jean Delpas est inaugurée dans la ville de Péronne par le Souvenir Français. Le monument commémore le militaire, mais sert également de mémorial aux combattants de la guerre franco-prussienne. Il est par ailleurs quelquefois nommé en tant que monument à la défense de Péronne de 1870213.

211 Supra., Partie I, chap.3, II, 1, p.55-62.

212 Il s’agit de l’épitaphe présente à la base de la sculpture.

213 Le site « A nos grands Hommes » l’intitule ainsi. https://anosgrandshommes.musee-

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Cependant la Grande Guerre ne l’épargne pas, les Allemands emportent la statue en bronze pour la fondre. Durant l’entre-deux-guerres, un projet pour rétablir la sculpture est donc mis en place. Albert Roze est contacté par la municipalité en 1932, l’année suivante le nouveau monument est inauguré [fig.112].

Le fusilier marin Jean Delpas est tué lors du siège de Péronne le 29 décembre 1870. Alors qu’il protège son canon, il est touché en plein cœur. Albert Roze retranscrit ainsi l’épisode dans la pierre. Appuyé sur son canon où est posée nonchalamment une longue veste à boutons, le militaire se retient de tomber. Il vient d’être touché au cœur, l’emplacement de sa main gauche l’indique. L’homme est vêtu de son tricot laissant apparaître une marinière, d’un pantalon terminé par des guêtres et est coiffé d’un béret à houppette.

Dans les années trente, le statuaire picard a déjà réalisé de nombreux monuments aux morts, il n’est pas donc pas étonnant de retrouver cette esthétique dans un mémorial en l’honneur d’un militaire. Sa forte implication dans l’œuvre du souvenir agit ainsi sur ses codes plastiques qui se normalisent. Albert Roze a par ailleurs déjà eu l’occasion de traiter le thème du fusilier marin. En cela, il est possible d’établir des parallèles avec le monument de Saint- Valery-sur-Somme [fig.27].

La position du fantassin est effectivement similaire à celle du marin Jean Delpas. Si le combattant de 14-18 est soutenu par son camarade de la marine et tient de sa main droite son fusil, les deux attitudes se ressemblent. Ils tombent en arrière en se retenant sur leur canon. Même si la position est inversée, les deux effigies ont une jambe pliée en arrière tandis que l’autre est tendue en avant pour signifier le déséquilibre. La main du marin sur la poitrine de son voisin peut également être comparée à la posture du canonnier de Péronne. Malgré une signification différente, Albert Roze semble donc réutiliser cette composition antérieure pour l’adapter à l’évènement de 1870. Si le monument de Saint-Valery-sur-Somme symbolise l’alliance entre les deux armées, celui de Péronne évoque un fait historique daté.

La main posée sur le cœur se retrouve également dans d’autres mémoriaux de la Grande Guerre, le plus connu étant la figure du soldat agonisant composée par Jules Déchin [fig.113]. Cette sculpture, célèbre par sa diffusion massive214, est notamment utilisée pour le monument aux morts de Chaulnes, une ville voisine de Péronne. Si le soldat est à terre, la symbolique est similaire. L’homme est mortellement touché, il trépasse. Toutefois, le combattant de Jules

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Déchin adopte une posture stéréotypée tandis qu’Albert Roze réussit à rendre compte d’une attitude naturelle.

Enfin, le statuaire picard semble s’inspirer du monument en l’honneur du général Chanzy [fig.114] installé dans la commune du Mans en 1885. La partie inférieure de ce dernier, due au ciseau d’Aristide Croisy, sert par ailleurs de modèle à de nombreux mémoriaux. Composé de quatorze soldats, illustrant les différents corps de l’armée, l’ensemble est dynamique et représente l’émulation militaire. De cette réalisation, certaines effigies sont par la suite produites en série. C’est ainsi que la première statue du Marin Jean Delpas est conçue. Effectivement, la statue du jeune marin tenant son chassepot est utilisée à trois reprises215. La ville de Péronne profite de cette œuvre en série pour l’adapter au portrait du héros de la ville. Pourtant, Albert Roze ne réutilise pas le même modèle et semble davantage se tourner vers une autre figure du monument sarthois : le cavalier blessé [fig.115]. Ce dernier est avachi sur son canon en se tenant la poitrine. Albert Roze semble donc s’en inspirer tout en adaptant une position plus droite. En relevant son marin, il lui donne davantage de prestige. Jean Delpas est un héros martyr de l’oppression allemande, il ne peut donc pas adopter une posture nonchalante. L’œuvre de Péronne applique un langage de monument aux morts tout en conservant une esthétique louant le grand homme.

Avec ses deux exemples, Albert Roze honore des militaires morts pour leur patrie. Bien qu’ils ne soient pas anonymes, ceux-ci adoptent la même fonction que les multiples combattants trépassés prématurément. Son expérience de la guerre en tant que civil mais également son travail d’artiste du souvenir transparaissent ainsi dans ses compositions honorant les illustres guerriers. En représentant la mort, le statuaire picard s’inscrit dans une tradition de « monuments funéraire-patriotique »216 qui glorifient le sacrifice.