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LES MONUMENTS FUNÉRAIRES

Chapitre 2 – La pratique du portrait

I. Un Élysée contemporain

1. Les œuvres initiées par un comité

313 Terme développé par Jean-Didier Urbain dans La société de conservation, étude sémiologique des cimetières

d'Occident, Paris, Payot, 1978.

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La décision de créer le cimetière de l’Est de Paris, aussi appelé le cimetière du Père- Lachaise, va de pair avec celle d’en faire un Élysée, une sorte de second Panthéon. Les nécropoles françaises prennent exemple sur le modèle parisien et honorent leurs illustres personnages en leurs murs. À l’heure de la « statuomanie »315, le monument funéraire apparaît

comme une première forme d’hommage. Il est parfois difficile d’élever une effigie en place publique tandis que construire un monument dans le cimetière est un droit. Il importe de garder le souvenir de la personnalité digne, le portrait devient alors évident.

Dans la Somme, si le cimetière le plus connu est celui de la Madeleine d’Amiens, il est possible de retrouver des tombeaux établis par souscription publique dans divers autres lieux de sépultures. Albert Roze, déjà sollicité pour les monuments en place publique est également amené à produire des tombeaux aux grands hommes de la région.

Bien avant la Grande Guerre, la terre picarde est le théâtre de combats. Alors que le pays déclare l’offensive contre le gouvernement prussien le 19 juillet 1870, quelques mois plus tard, le conflit atteint le département de la Somme. Le 27 novembre de la même année, l’ennemi avance vers la capitale régionale. Le commandant Jean-François Vogel et ses hommes, repliés dans la forteresse militaire de la cité, tentent de résister face à l’assaillant. Deux jours plus tard, après de longues négociations et de rudes combats, la ville d’Amiens capitule.

Décédé le 29 novembre 1870 lors du siège de la Citadelle d’Amiens, le commandant Jean-François Vogel est enterré par l’ennemi dans le lieu militaire. Ce n’est qu’en 1872 que le ministre de la Guerre évoque la nécessité d’exhumer le corps du capitaine afin de le transporter dans le cimetière de la Madeleine316. Le besoin d’honorer les militaires morts aux combats se manifeste très tôt. En effet, le 12 septembre 1870, le maire d’Amiens

« propose d’affecter, au cimetière de la Madeleine, un terrain spécial à la sépulture des militaires blessés qui viendraient à décéder dans [la] ville. Un monument avec inscription pourrait être élevé plus tard à leur mémoire et rappellerait la reconnaissance de la ville d’Amiens pour le dévouement de ces braves, morts au service de la Patrie. »317.

315 Supra., Partie II, chap.1, I, 3.

316 Procès-verbal d’exhumation et d’inhumation du corps du commandant Vogel, 23 octobre 1872. BM Amiens, 2

M 17/21

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Après un concours préalable, le choix de l’architecte du monument aux morts se pose sur Émile Ricquier le 1er juin 1872318. Il se compose, dans un style sobre, d’une pyramide surmontée d’une croix. Le mémorial est donc placé dans le carré militaire de la nécropole amiénoise. Afin de continuer les hommages, quelque temps après, la décision d’élever un buste du commandant Vogel sur sa nouvelle sépulture est ordonnée. Inauguré en 1888, il se place à côté du mémorial aux soldats de la guerre franco-prussienne, à l’extrémité du carré militaire [fig.164].

Avec cette œuvre, Albert Roze réalise son premier monument en l’honneur d’un grand homme. Le buste qui surmonte une grande stèle funéraire [fig.165], est encore très académique. Le commandant est sculpté en uniforme militaire [fig.166]. Il est ainsi possible d’y reconnaître la tunique d’officier, croisée sur la poitrine et fermée par une double rangée de boutons, ainsi que les épaulettes, distinctives du costume d’infanterie sous l’Empire. Trois décorations apparaissent également sur le buste du commandant, dont la médaille de la Légion d’honneur. Cette apparence lui confère une certaine importance. En le représentant en commandant militaire, Albert Roze illustre son statut, celui pour lequel il est célébré.

L’artiste ne représente pas un simple soldat de la guerre franco-prussienne, il individualise son portrait. Effectivement, les médailles participent à caractériser le personnage, les détails physionomiques également. Le statuaire s’applique à sculpter la coupe de cheveux ainsi que la moustache et la barbiche du commandant.

Le monument funéraire avec son buste couronnant une haute stèle, adopte l’apparence d’un monument public. La présence de feuilles de chêne et d’une palme sur le socle architectural accentue cette esthétique et met en avant le message patriotique. Le monument est effectivement « érigé par souscription publique, dans un élan d’admiration pour un acte d’héroïsme »319. La volonté à travers cette œuvre est donc d’élever en héros le commandant qui

défendit jusqu’à sa mort la ville picarde. Le choix d’adopter le bronze comme matériau pour le buste semble par ailleurs défini par la qualité du grand homme. Selon le Grand dictionnaire

universel de Pierre Larousse, cette matière s’accorde parfaitement à la représentation de

318 Extrait du registre des délibérations du Conseil municipal d’Amiens, séance du 1er juin 1872. AD(80) 99 O 277. 319 Lettre de l’adjoint au maire d’Amiens adressée à Mlle Vogel, 24 juin 1909. BM Amiens, 2 M 17/21

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militaires, « sans transparence et sans chaleur […] [il] convient pour traduire ce qui est rude, ce qui est terrible, pour représenter ceux qui agissent et ceux qui luttent. »320.

Placé en hauteur, le buste du commandant semble veiller sur l’ensemble des soldats morts au combat. Son regard est tourné vers le bas, vers les pierres tombales de ses camarades. « Fièrement campé devant l’enclos des soldats de 1870, il semble toujours vouloir les protéger, par des ordres silencieux et une vigilance infinie. »321. Tout comme les poilus qu’Albert Roze sculptera par la suite, il semble veiller sur ses morts. Le carré militaire, une innovation de la guerre franco-prussienne, sert à assurer aux soldats une place définie et leur permet ainsi, comme pour les civils, d’être visité et pleuré. Il remplace le tombeau de famille, l’entourage devient ainsi les frères d’armes. « La famille régimentaire, qui, pour ces humbles serviteurs du pays, a remplacé l’autre, se perpétuera jusqu’au tombeau »322. Le commandant Jean-François

Vogel retrouve ainsi ses hommes, il semble continuer le combat qu’il ne put terminer.

Tout comme celui du commandant, le buste de Léon Curé, au cimetière de Corbie, est rehaussé par une stèle [fig.167]. Ancien conseiller général du canton de Corbie, maire de la ville jusqu’à son décès il est également médecin, « amis des humbles et bienfaiteurs des pauvres »323. Ainsi, à l’image du commandant qui veille sur les militaires, l’homme politique

semble protéger ses citoyens. Il adopte une posture certaine, un regard fixe et bienveillant. Albert Roze lui figure en effet un léger rictus qui lui confère une apparence chaleureuse.

L’honneur ne s’arrête pas à la figuration du buste de l’homme. Albert Roze sculpte effectivement en bas-relief un chêne de chaque côté du socle [fig.168]. De cette manière, la face principale dessine une couronne de feuilles en signe des vertus civiques du bienfaiteur, de sa force, sa sagesse et son hospitalité. L’arbre courant sur toute la hauteur du monument semble s’élancer vers le haut, il est majestueux à la manière du monument en l’honneur du maire. Ce dernier se repère effectivement facilement dans le cimetière. Il s’élève ainsi comme le protecteur de la cité des morts.

Il est à noter une certaine ressemblance avec le monument à Augustin Duburcq [fig.148], réalisé dans les années 1930. Ces hommes honorés pour des raisons analogues sont célébrés dans une esthétique similaire. Si celui de Corbie date de 1908, il est possible qu’Albert

320 Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, in LALOUETTE 2018, p.256. 321 GILLMANN 1988, p.67.

322 Le Nouvelliste, 31 mai 1892.

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Roze se soit inspiré de sa composition simple et dépouillée pour son œuvre de la Ferté-sous- Jouarre.

À l’image des deux précédents, le monument funéraire d’Edouard Gand au cimetière de la Madeleine, se compose d’un buste surmontant une stèle [fig.169]. S’il n’est pas certain que ce dernier ait été produit à l’aide d’une souscription publique, l’inscription sculptée au-devant de la pierre tombale s’en rapproche. « À l’ami et au savant » tend à signifier qu’il s’agit davantage d’une réalisation due à un comité que d’une initiative familiale. De surcroît, la palme qui y est représentée, symbolisant l’honneur, le rapproche du monument au commandant Vogel et donc des différentes œuvres en l’honneur de grands hommes sur une place publique. Toutefois, les deux sépultures sculptées par Albert Roze, transparaissent également le caractère funéraire de l’œuvre. Si les bustes sont placés sur une haute stèle, celle-ci se trouve rattachée à une partie horizontale en forme de sarcophage.

Le portrait est mis en valeur dans les trois œuvres. Si le commandant Vogel et Léon Curé surplombent les pierres tombales de leurs camarades, le portrait d’Édouard Gand est magnifié par l’architecture en arcature qui lui sert d’écrin. Précurseur de l’enseignement technique, Édouard Gand met en place des cours de tissage en 1861 à la Société industrielle d’Amiens. Dans cette ville riche en industrie textile, il semblait nécessaire de lui rendre hommage. Sa concession en bordure d’allée se trouve à proximité de l’entrée du cimetière. Il est important de noter que le quartier Saint-Maurice est à cette époque fortement industrialisé, une teinturerie se situe non loin de la nécropole. Placé ainsi, le buste du technicien semble observer les usines proches.

Peu de temps avant le tombeau d’Édouard Gand, Albert Roze est amené à réaliser le portrait du Frère Balsémis [fig.170], décédé en 1889. Ce dernier, disposé sur la concession collective des frères de l’école chrétienne, est élevé par souscription sur l’initiative de l’association des anciens élèves de la congrégation en souvenir de son dévouement. Placé contre une stèle se terminant par une crucifixion, le portrait de l’enseignant se penche sur ses confrères. Tout comme les bustes du capitaine militaire et du maire de Corbie, celui du Frère Balsémis, situé contre le mur d’enceinte au nord-est du cimetière, semble surveiller, de son regard bienveillant, les habitants de la nécropole.

Tout comme les sépultures précédemment étudiées, celle de Paul Tellier au cimetière Saint-Acheul d’Amiens, se compose d’une haute stèle [fig.171]. Cependant, si Albert Roze

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utilise jusqu’alors la ronde-bosse, il réalise ici le buste en relief. En 1933, l’artiste amiénois effectue un autre portrait en bas-relief pour un politicien local : Charles Mollien [fig.172]. Ce dernier, tout comme Paul Tellier, fut maire de sa commune. Fortement impliqués dans la politique de leur région – le premier est député en 1876 à 1879 tandis que le second est sénateur de la Somme à partir de 1900 jusqu’à son décès – et attachés à une cause sociale, les deux hommes par leur dévouement civique mais également privé méritent l’honneur de leur cité.

Les deux œuvres adoptent une architecture imposante. Si le premier s’élève en hauteur, le deuxième s’évase en largeur. Dans les deux cas, le style est dépouillé, le travail sculpté d’Albert Roze constitue l’unique ornementation. L’écrasante structure des deux monuments participe à la célébration. À l’image des monuments publics ils se repèrent facilement. Les deux portraits sont sévères. Toutefois si celui de Chaulnes est hiératique, l’œuvre d’Amiens semble prendre vie. L’homme est figuré en très haut-relief, de trois-quarts ce qui participe à son animation. La différence entre ces deux sculptures peut s’expliquer par le contexte de réalisation. Effectivement, le monument de Chaulnes est une restitution. Le premier ayant été détruit lors de la Grande Guerre, le Conseil Municipal décide en 1932, soit cinquante-deux ans après l’élaboration du premier monument, de rétablir une œuvre sur la sépulture du défunt maire324. Charles Molliens étant décédé en 1879, il est peu probable que le sculpteur ait côtoyé

l’homme politique. Ainsi, Albert Roze semble s’appuyer sur l’ancienne œuvre ou une photographie pour réaliser son portrait, tandis qu’il connaissait Paul Tellier et put donc rendre compte de sa physionomie et de son expression plus aisément.

Si ces œuvres sont réalisées à l’aide de souscriptions établies par un comité, à l’image d’une sculpture en place publique, il est à noter une différence entre les deux types de monuments. Les monuments funéraires s’inspirent certes de ceux érigés dans la rue, pourtant ils sont davantage modestes. Les moyens financiers, certainement plus faibles, agissent sur la taille et les matériaux de l’œuvre sculptée. Albert Roze est donc encore contraint par la commande.

324 Extrait des registres aux délibérations du Conseil municipal de Chaulnes, séances du 12 septembre et 9

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