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Chapitre 3 – Les traces d’une ferveur religieuse

I. Une cérémonie perpétuelle 1 Le culte civil

2. Le recueillement religieu

Le caractère sacré s’invite au cours de la cérémonie. En effet rare sont les monuments qui ne sont pas bénis par la communauté religieuse. Souvent, la célébration se divise en deux parties : une cérémonie catholique le matin puis la partie civile l’après-midi. L’enclos généralement présent autour du mémorial délimite l’espace sacré, le territoire est dévoué aux morts de la guerre. Le monument aux morts s’affirme donc comme un tombeau symbolique, tout comme la cérémonie est une manifestation funéraire. Comme le souligne Edgar Morin, « la société fonctionne non seulement malgré la mort et contre la mort […], mais elle n’existe en tant qu’organisation que par, avec, et dans la mort. »127. Albert Roze s’inspire ainsi du rôle central

du décès dans notre société pour créer ses œuvres du souvenir.

125 Ibid.

126 PROST 1977, t.3, p.38. 127MORIN 1970, p.12-13.

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Les monuments aux morts de Friville-Escarbotin-Belloy [fig.69] et de la cathédrale d’Amiens [fig.49] illustrent tous les deux un soldat gisant entouré de survivants. Si dans le deuxième les personnages en vie sont plus nombreux, la signification des deux mémoriaux semble la même. Le défunt combattant est entouré des membres de sa famille qui se recueillent une dernière fois auprès de l’être cher. Une lettre pastorale de l’évêque décrivant le projet de la cathédrale renforce cette idée :

« L’image de Marie y occupera la place d’honneur, le soldat mort en occupera le premier plan ; à gauche, le vieux père, la mère vénérable, à qui la sérénité de l’âge rend la résignation plus aisée bien que le deuil soit inconsolable, viennent vers leurs fils mort. À droite, la veuve brisée par la douleur s’avance en se raidissant contre le coup qui la broie, qui l’écrase ; l’enfant avec l’inconscience propre à son âge songe plutôt aux couronnes et aux palmes qu’il vient déposer sur la tombe du vainqueur. »128.

Réutilisant la sculpture de la veuve pleurante, le monument de Friville-Escarbotin- Belloy semble également illustrer l’image d’une famille. Si les deux compositions sont jugées trop conventionnelles par leur symétrie129, cette organisation permet un équilibre nécessaire pour le thème qu’elle figure. En effet, en utilisant l’image du gisant, Albert Roze s’inscrit dans une longue tradition iconographique.

En tant que portrait mortuaire, le gisant se prête parfaitement à l’ornementation d’un monument aux morts. Ce type de représentation funéraire constitue un souvenir de la personne défunte, il s’agit ainsi d’une source importante afin de connaître la manière dont la personne décédée ou ses descendants la percevaient. Le personnage est représenté couché, le visage généralement serein. Il met en scène le défunt avec les attributs qui lui correspondent et souligne ses vertus. La dalle sculptée doit ainsi exprimer au mieux l’exemplarité du mort pour en extraire un enseignement. En cela l’iconographie funèbre se rapproche des nécessités du monument aux morts. Albert Roze figure donc ses gisants en uniforme militaire [fig.69 et 70]. À l’image des hommes d’armes du XIIIe siècle, les deux soldats du sculpteur amiénois représentent par leur accoutrement leur vaillante mort au combat. Celui de Friville-Escarbotin-Belloy porte par ailleurs sur sa poitrine la croix de guerre [fig.71]. En cela il souligne sa conduite exemplaire. De même, la tête du soldat de la cathédrale repose sur sa besace fleurie de feuilles de laurier.

128 Lettre pastorale d’octobre 1920 écrite par l’évêque André du Bois de la Villerabel, cité dans FOUCART 1994,

p.3.

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D’autre part, la maquette130 du mémorial paroissial prévoyait d’inscrire une devise sur le

tombeau symbolique du gisant : « PRO ARIS ET FOCIS – CEDEDIT VICTOR » [fig.46]. Cette dernière qui signifie « il est tombé, le vainqueur, pour ses champs et son foyer » renforce l’hommage aux défunts soldats. Les deux combattants sont couverts du drapeau, ils le tiennent sur leur cœur illustrant en cela leur amour pour la patrie. La leçon du sacrifice est à nouveau illustrée dans ce dernier, avec la présence de l’enfant. Les mains croisées comme en prière, il regarde le soldat couché. Son expression symbolise la compassion, le jeune garçon semble avoir parfaitement compris l’enseignement.

Le monument aux morts peut-il ainsi être un memento mori ? En effet la mort est rarement illustrée dans les mémoriaux. Si les monuments évoquent le décès dans les épitaphes ils montrent la vie dans leurs sculptures. Cette contradiction s’explique par la difficulté d’infliger aux familles en deuil le spectacle macabre. En représentant son soldat couché et les yeux fermés, l’artiste met en scène cette mort pour la rendre plus supportable. Il figure le combattant dans son dernier sommeil, un euphémisme du décès qui semble le rendre plus acceptable. En cela, Albert Roze paraît illustrer l’une des phrases méditatives proposée par l’éditeur Hatier : « L’héroïsme est complet quand il s’accompagne de fierté joyeuse et d’élégance dans la mort. »131.

Les sculptures de l’artiste picard réduisent ainsi l’homme au combattant. Mais, contrairement aux dalles funéraires, le monument aux morts est une construction en souvenir d’un ensemble de défunts. Il doit honorer les morts pour la patrie. La représentation impersonnelle s’impose donc, Albert Roze symbolise dans l’image du soldat gisant la communauté décédée en servant son pays.

À la cathédrale d’Amiens, le gisant est placé de manière à regarder vers l’orient. Il imite ainsi les sculptures de bronze des évêques du XIIIe siècle. Effectivement, les gisants d’Evrard de Fouilloy et de Geoffroy d’Eu [fig.72 et 73] – situés depuis 1897 dans la troisième travée de la nef de la cathédrale – sont orientés vers l’Est, vers le chœur de l’église, le soleil levant mais surtout vers Jérusalem. Ville de la résurrection du Christ, Jérusalem est un lieu important dans

130 Une maquette du monument fût présentée en 1920. Son image se retrouve sur les feuillets diffusés pour

encourager les souscriptions publiques [fig.46].

131 [S.A.], Une histoire de la Grande Guerre par un Français, Paris, Hatier, 1921. Cité dans BECKER 1988/1,

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la croyance catholique. Ainsi cette direction pouvait participer à l’idée de vie éternelle que souhaitaient les deux évêques. En tant que fervent catholique et professeur d’histoire de l’art132, il semble évident qu’Albert Roze connaisse les significations de ces œuvres médiévales. En tournant son soldat couché vers l’orient il évoque la résurrection des vaillants combattants. En outre, plusieurs éléments de comparaison paraissent lier les œuvres du XIIIe siècle et celle du XXe siècle. Tout comme le tombeau d’Evrard de Fouilloy, le mémorial de la paroisse amiénoise figure des éléments architecturaux [fig.48]. Située au-dessus de l’évêque, l’architecture est une allusion à la Jérusalem céleste. Ne peut-on pas ainsi interpréter l’image de la cathédrale, figurée au-dessus du visage du soldat, comme une nouvelle Jérusalem céleste ? Les âmes des défunts sont veillées par la cathédrale qui sera leur dernier lieu de repos.

Les attitudes des trois gisants sont similaires. Ils sont couchés sur un oreiller ou un sac et foulent à leurs pieds des animaux ou un objet. En cela, il est intéressant de noter la différence de composition entre le soldat couché de la cathédrale et celui de Friville-Escarbotin-Belloy. Si ce dernier apparaît casqué, celui de la cathédrale dépose son couvre-chef à ses pieds. L’artiste semble ainsi avoir opté pour cette construction afin de rappeler les œuvres médiévales exposées dans le même lieu. Cependant si la signification des productions médiévales est purement religieuse, celle du monument aux morts rappelle le souvenir militaire. Le combattant couché pose sa tête sur la besace qu’il portait sur lui durant tout le conflit, de même, le casque placé à ses pieds évoque son uniforme. En cela il figure davantage la fin de la guerre.

Les gisants d’Albert Roze exaltent ainsi le sacrifice des combattants. « Pour les chrétiens, les poilus vivaient encore et encore une passion, celle de la patrie, qui devait les rendre immortels, à l’imitation du Christ »133. Tout comme ce personnage biblique, les soldats

de la Grande Guerre s’interprètent tels les sauveurs du peuple, et, à son image, ils sont décédés trop jeune. Ainsi, les deux combattants du sculpteur amiénois ont le visage juvénile. Tout comme les gisants médiévaux, ils sont figurés à l’âge de 33ans, l’âge du christ lors de sa résurrection. Cet âge peut apparaître comme la moyenne d’âge des poilus mais peut aussi renforcer la comparaison avec le messie.

« L’espèce humaine est la seule pour qui la mort est présente au cours de la vie, la seule qui accompagne la mort d’un rituel funéraire, la seule qui croit en la survie ou la renaissance

132 En dirigeant l’École des Beaux-Arts d’Amiens, il assure également des cours d’histoire de l’art. 133 RIVE 1991, p.25.

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des morts. »134. Effectivement, pour faciliter la résurrection du défunt, les fidèles organisent des

chants et des prières. Pour appuyer cette importance, de nombreux tombeaux figurent le cortège funèbre. La composition des deux monuments aux morts picards semble également illustrer une cérémonie qui cependant est davantage intime. Chaque personnage symbolise un membre de la famille. Le groupe de droite, présent à la cathédrale, reprend ainsi l’iconographie de la veuve et de l’orphelin déjà analysée dans quatre autres communes. Toutefois, l’expression qui se dégage est plus forte. Albert Roze accentue l’affliction déjà intense dans le monument de Fontaine-sur-Somme. Si dans ce dernier, la douleur est encore retenue, à Amiens, le sculpteur la théâtralise. Les différentes attitudes représentent les multiples réactions face à la mort. La veuve figure le déchirement, le désespoir, l’enfant symbolise la tristesse encore difficile à imaginer, le père, la peine contenue et la mère, la prière pour le salut de son fils. Cette dernière gestuelle rappelle également les sculptures funéraires de l’époque moderne. Cette représentation du défunt, qu’il est par ailleurs possible de retrouver dans la cathédrale d’Amiens, devait inciter les fidèles à la dévotion. En convoquant à travers cette composition les différentes iconographies funéraires, Albert Roze souligne l’importance de la prière pour les soldats. Ses différentes expressions rythment par ailleurs la composition, le monument d’Amiens convainc ainsi davantage que celui de Friville-Escarbotin-Belloy. Les drapées sont plus souples et plus nombreux apportant une certaine légèreté à l’ensemble.

La figuration de feuille de chêne et de laurier participe à la cérémonie. À Friville- Escarbotin-Belloy, les rameaux sont posés aux pieds de la veuve éplorée comme si elle venait de les déposer. Dans le monument paroissial d’Amiens, les feuilles de lauriers apparaissent sur la besace, au-devant du jeune garçon. L’enfant aurait ainsi fleuri la dépouille du combattant pour le commémorer.

Si les mémoriaux d’Albert Roze illustrent l’idée de la résurrection ils peuvent également dénoncer la guerre. Effectivement la présence de la pleureuse et de l’enfant tend à classer ces compositions dans les types de monuments aux morts pacifistes. Philippe Pauchet explique que « la veuve et l’orphelin veillent sur le corps du disparu dont rien ne semble légitimer la mort »135. D’autre part, en foulant le casque, le gisant de la cathédrale peut évoquer le célèbre slogan d’après-guerre « Plus jamais ça ».

134 MORIN, op.cit., p.17. 135 PAUCHET 2006, p.52.

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Le rôle central de la foi religieuse au cours de la guerre se poursuit dans les années vingt à travers les cérémonies d’inauguration et du 11 novembre. Le nouveau culte civil s’inspire du culte catholique et les monuments aux morts retranscrivent ainsi cet esprit. Le recueillement silencieux de la famille se retrouve dans les œuvres d’Albert Roze qui tente ainsi d’inspirer la sérénité et l’espoir.