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LES MONUMENTS FUNÉRAIRES

Chapitre 2 – La pratique du portrait

I. Un Élysée contemporain

2. Représenter la fonction du défunt

S’il est important de pérenniser les traits du défunt, il est aussi primordial de se souvenir des qualités de ce dernier. Le cimetière doit être un lieu d’apprentissage, l’homme s’y instruit de valeurs civiques et vient nourrir sa sensibilité. Ainsi, Albert Roze réalise des œuvres rendant hommage à la fonction de l’être perdu.

Dans l’enclos de la famille Duthoit, une grande lignée d’artistes picards, le sculpteur amiénois réalise trois œuvres : une pour la sépulture d’Edmond Duthoit, analysée postérieurement, et deux autres pour les fils de l’architecte. Si le bas-relief sur le tombeau de Louis Duthoit ne figure pas les traits de l’homme, celui qui lui fait face, sur la pierre tombale de son frère Adrien Duthoit, portraiture le personnage [fig.173]. Jusqu’alors les œuvres rencontrées se contentaient de figurer les défunts, Albert Roze adopte ici un autre parti pris. Le bas-relief lui permet en effet d’étendre la représentation et d’illustrer autour de la figure humaine un environnement. Ainsi, il représente la fonction de l’homme décédé. Adrien Duthoit étant peintre, il le figure, une palette et un pinceau à la main, devant son chevalet. Contrairement aux autres portraits étudiés, il habille son modèle de sa blouse de travail. Ainsi, l’homme n’est pas représenté en tant que notable, bien habillé, mais en tant qu’artiste. À l’arrière-plan, trois femmes apparaissent. L’une tient un té et une pochette à dessin, celle du milieu porte une palette et des pinceaux, et celle de gauche, à l’arrière du chevalet, montre une statuette féminine. Si pour les deux premières figures il est évident d’en déduire qu’il s’agit des allégories de la peinture et du dessin, la dernière est plus énigmatique. Cachée en partie derrière le tableau qu’Adrien Duthoit est en train de peindre, elle pourrait être son modèle. Pourtant, le sujet de l’œuvre picturale est un paysage. Ainsi, il semblerait qu’Albert Roze figure une personnification de la Victoire. Effectivement la figurine que cette dernière présente porte des ailes dans son dos, à l’image d’une Niké. Le sculpteur effectue ainsi un portrait narratif qui honore son confrère.

Dans le même enclos, le tombeau de Louis Duthoit, frère d’Adrien, est également sculpté par Albert Roze. Les deux bas-reliefs adoptent la même forme et sont de taille similaire, ils se placent face à face, comme un pendant. Toutefois, le sculpteur utilise un autre procédé

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que le portrait pour orner la tombe de Louis Duthoit. Si les deux hommes se connaissent, le statuaire ne souhaite pas représenter les traits de son collaborateur.

À la suite de la Grande Guerre, la Basilique Notre-Dame de Brebrière d’Albert construite par Edmond Duthoit, est dévastée. Toutefois, une initiative est rapidement prise pour la relever. C’est alors son fils, Louis Duthoit, qui a l’honneur de superviser le projet. Albert Roze, sculpteur de la Vierge Dorée qui surmonte le clocher de l’église est également l’auteur de diverses sculptures à l’intérieur du lieu de culte. L’architecte décède en 1931, la même année que la bénédiction de la Basilique d’Albert. L’artiste amiénois utilise alors le motif du clocher de l’église pour orner le tombeau de l’architecte [fig.174]. Placé au centre de la composition, le monument religieux est l’unique image sculptée, le reste du bas-relief est rempli de lettres stylisées. Les mots « RESURREXIT SICUT DIXIT ALLELUIA » entourent alors le clocher. Tout comme pour le monument aux morts qu’Albert Roze sculpte pour la basilique d’Albert [fig.55], l’inscription prend un double sens325. En effet dans l’œuvre des années 1920, l’artiste représente

un soldat agonisant au pied de la basilique avec l’inscription « CECIDI SED SURGAM ». La phrase latine qui se traduit par « Je suis tombé, mais je me relève », s’assimile à celle du tombeau du cimetière de la Madeleine. L’épitaphe de la sépulture provient d’une antienne326

mariale, le Regina Cæli, chanté durant le temps pascal. Il fait ainsi référence à la résurrection du Christ, en tant que fils de la Vierge. La phrase prélevée, qui sert d’ornementation à la tombe de Louis Duthoit, peut se traduire ainsi : « il se releva comme prédit ». L’épitaphe peut donc faire référence à la basilique reconstruite, à la statue de la Vierge tenant son enfant, mais également à Louis Duthoit. Albert Roze en tant que fervent chrétien loue le seigneur pour la reconstruction de l’église, mais assure également la résurrection de son ami.

Au cimetière de la Madeleine se trouve une troisième œuvre évoquant les hauts faits des défunts. Il s’agit, contrairement aux deux autres, d’une sépulture élevée par souscription publique. Le 19 juin 1893, un incendie se déclare dans l’usine d’huile de l’entreprise Chivot, rue Guyenne (aujourd’hui rue Grenier et Bernard). Eugène Grenier un habitant du quartier, se rend alors sur les lieux où se trouve un sapeur-pompier, Emile Bernard. Ce dernier lui demande de l’aide ce que l’homme accepte. Malheureusement, sous la pression des flammes, un mur s’écroule à l’endroit où les deux courageux se trouvent, ils périssent sur le coup. L’incendie marque profondément la population amiénoise. Pourtant ce n’est qu’en 1923 que la ville octroie

325 Supra, Partie I, chap.2, II, 1, p.39. 326 Il s’agit d’une prière chantée.

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gratuitement une concession au cimetière de la Madeleine, pour les deux hommes327. La partie

sculptée semble donc datée des mêmes années.

Cette œuvre se démarque des habitudes du sculpteur. Placée sur une double concession non délimitée, une stèle s’élève devant deux blocs de pierre en forme de sarcophage. Albert Roze élabore donc l’ornement de la stèle architecturale [fig.175]. Sur celle-ci, il sculpte l’ensemble des symboles de l’honneur civique : la palme, les branches de chêne et le drapeau. La structure se termine par une frise décorative s’inspirant des chapiteaux corinthiens. Sur le drapeau est inscrit : « SAPEUR-POMPIER VOLONTAIRE D’AMIENS / RF ». La volonté est donc de mettre en avant l’acte d’héroïsme des deux hommes. L’œuvre adopte un aspect simple et conventionnel, il est tout de même intéressant de noter que l’artiste s’applique à sculpter les éléments. Albert Roze représente en effet un drapeau plié, demandant ainsi davantage d’attention de la part du visiteur pour lire l’inscription apposée dessus. De plus, le relief qu’il apporte ajoute un dynamisme à la composition figée. En réalisant cette œuvre dans les années 1920, il semble s’inspirer de l’atmosphère d’après-guerre et des multiples monuments aux morts.

Albert Roze utilise ainsi la sculpture comme un substitut à l’épigraphie. Le visiteur n’a plus besoin de lire les inscriptions sur les tombeaux pour comprendre les bienfaits ou la fonction des hommes qui s’y trouvent.