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LES MONUMENTS FUNÉRAIRES

Chapitre 3 – Un art religieu

I. Une iconographie biblique

2. Prier pour son salut

Depuis l’ordonnance royale de 1776, l’inhumation à l’intérieur des lieux de culte est régulée. Elle devient, par la suite, interdite avec le décret du 23 prairial an XII. Pourtant, quelques entorses à la règle sont autorisées par le ministre de l’Instruction Publique, des Cultes et des Beaux-arts lorsque le statut du défunt est lié à l’église. Ainsi, aux XIXème et XXème siècles, divers mémoriaux sont érigés dans les lieux de culte afin de marquer l’emplacement du corps d’un ecclésiastique. Au cours de sa carrière, Albert Roze, proche du monde catholique, a l’occasion de rendre hommage à différents hommes religieux. Il célèbre ainsi huit clercs dans les églises samariennes378. Il réalise sept portraits sous différentes formes (médaillons, statues en pied et bustes), et un bas-relief représentant la façade occidentale de l’église Sainte-Anne d’Amiens. Si la plupart de ces œuvres sont de simples portraits, trois d’entre elles adoptent une symbolique chrétienne.

Les effigies de Gaétan Thomas de Guillebon [fig.221], de Monseigneur Eugène Godin [fig.222] et du chanoine Anatole Gosset [fig.223] adoptent une attitude similaire. Les deux œuvres de la basilique d’Albert conçues en bas-relief représentent Monseigneur Eugène Godin et le chanoine Anatole Gosset à mi-corps, de trois quarts, les mains jointes en signe de prière. La ronde-bosse de l’église Saint-Rémi d’Amiens, antérieure aux deux autres, figure le curé bâtisseur Gaétan Thomas de Guillebon agenouillé sur un coussin, en priant. Les trois hommes ont le regard droit, le corps tourné vers l’Orient, ils communiquent avec Dieu. Leurs visages

377 LE NORMAND-ROMAIN 1995, p.176. 378 Voir Annexe

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laissent paraître une expression sereine, un léger rictus se dessine contribuant à leur conférer un souvenir chaleureux.

L’artiste s’applique à réaliser les détails précis des vêtements. Sans doute était-il fasciné par les broderies fines des habits liturgiques. En effet en 1904, en l’honneur de Charles Saint, donateur pour la construction de l’église de Beauval, une statue à l’effigie de saint Charles Borromée [fig.224], archevêque de Milan au XVIème siècle, est érigée à proximité du lieu de culte379. Sur cette œuvre pourtant sujette à la corrosion, il est encore possible d’observer la broderie de pierre qu’Albert Roze s’est attaché à représenter. Sur les trois œuvres funéraires, l’artiste picard cisèle finement le matériau pour rendre compte des orfrois. Il est également possible de remarquer une différence dans l’accoutrement des trois ecclésiastiques. Gaétan Thomas de Guillebon et Anatole Gosset arborent tous deux une mosette ainsi qu’une étole tandis qu’Eugène Godin est vêtu plus simplement. Il est habillé d’une sorte de soutane se fermant par le col et laissant apparaître un vêtement brodé, il porte également autour du cou une croix. Il s’agit certainement d’une manière de différencier les divers statuts des trois hommes. Albert Roze représente ainsi les clercs dans leur fonction religieuse. Ils ont droit à l’inhumation à l’intérieur de l’église parce qu’ils ont contribué à leur élévation. Ainsi, l’artiste exécute ces trois sculptures comme des mémoriaux.

À l’image des monuments en l’honneur de grands hommes, il fige leurs traits pour honorer leur acte et leur dévotion. Placée à l’intérieur des bâtisses où ils ont œuvré, leur sépulture retranscrit ainsi leur honneur. Ils ont consacré leur vie et leur effort pour Dieu et pour l’élévation de sanctuaire en son nom, il est ainsi évident de leur permettent de se reposer éternellement au sein de leur bâtiment. Les œuvres du sculpteur picard s’inscrivent alors dans la tradition des représentations de donateurs.

Vers la fin du Moyen Âge, le portrait de bienfaiteur se développe et prend petit à petit la forme d’un priant. Il est habituellement figuré agenouillé, de trois quarts, et s’insère dans une composition plus vaste. Si Albert Roze isole ses protagonistes, la symbolique semble la même. Les trois personnages sont tournés vers le chœur de l’église, en priant, et s’intègrent dans l’architecture qu’ils ont contribué à ériger. Ainsi ils semblent offrir à Dieu leur bâtiment. Il est en cela possible d’établir un parallèle entre le monument de l’église Saint-Rémi d’Amiens et celui élaboré par son maître Jean-Marie Bonnassieux pour l’évêque du Puy-en-Velay [fig.225].

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Le sculpteur érige une statue monumentale de Notre-Dame de France sous l’impulsion de l’évêque Auguste de Morlhon. À la mort de ce dernier, en signe de remerciement, il ajoute au- devant de son œuvre antérieure, une effigie en priant de l’ecclésiastique bienfaiteur.

L’attitude de Gaétan Thomas de Guillebon reprend celle des priants, une image funéraire fortement répandue durant la Renaissance. Professeur d’histoire de l’art mais également visiteur fidèle de la cathédrale d’Amiens, Albert Roze connaît cette tradition iconographique. Il est représenté in atto, en pleine action de ferveur. Il semble ainsi encore vivant. Selon Erwin Panofsky cette gestuelle constitue une image de « permanence terrestre de la dignité supra-individuelle »380. C’est ainsi davantage le souvenir du bienfaiteur qui s’affirme que le portrait réel.

« […] le priant, même s’il est encore vivant, n’est pas un homme de la terre. Il est une figure d’éternité […]. Son attitude exprime l’anticipation du salut, comme celle du gisant exprimait la jouissance du repos éternel. Éternité ici et là, mais ici l’accent est mis sur le dynamisme du salut, et là sur la passivité du repos. »381.

L’œuvre d’Albert Roze adopte ainsi une double interprétation. Il peut s’agir de l’image du donateur figée pour perpétuer son souvenir à l’intérieur de son œuvre, mais la statuaire peut aussi être une figuration de l’attente de la résurrection. L’image sculptée participe donc au salut de l’ecclésiastique. En le représentant en priant, il encourage aussi les prières en son nom pour favoriser son accession à la Jérusalem Céleste. Tourné vers le chœur, il est orienté vers le lieu espéré. Il semble donc prier pour son âme à l’image des œuvres modernes.

Cette iconographie funéraire reste profondément attachée à la symbolique chrétienne et l’espérance eschatologique. Ainsi, il n’est pas étonnant de la retrouver exclusivement à l’intérieur des lieux de culte. S’il a été possible d’observer des figures dans des positions similaires382, elles sont généralement présentes pour signifier la douleur et implorer le salut de l’être décédé. Les trois œuvres d’Albert Roze affichent au contraire une confiance en l’avenir. Les trois hommes semblent ainsi certains de leur salut prochain.

380 PANOFSKY 1995, p.76-77. 381 ARIES 1977, p.250-251.

382 La sainte femme présente au pied du lit du Christ dans le relief de La Mise au tombeau sur la concession des

familles Cocquel-Crété et Braut-Cocquel au cimetière de la Madeleine ainsi qu’une des figures féminines du monument aux morts de la Cathédrale d’Amiens présentent la même attitude.

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CONCLUSION

Albert Roze œuvre tout au long de sa carrière pour l’élévation de monuments du souvenir. Il débute ainsi son travail par des œuvres funéraires et clôture vraisemblablement sa production avec une ronde-bosse intitulée Résistance à la suite de la Seconde Guerre mondiale.

Le cimetière est le premier lieu répondant au besoin de mémoire, il est aussi l’espace qui accueille la majorité des œuvres du sculpteur. Il est ainsi possible de retrouver quarante- neuf statuaires funéraires dans les nécropoles picardes, ainsi que trois œuvres ornant une concession en Seine-et-Marne et une autre dans un cimetière de Milan. S’y ajoutent également les monuments aux morts placés à l’intérieur de ces lieux de repos.

À travers ses œuvres funéraires, le statuaire évoque les différentes réactions des survivants face à la perte de l’être cher. La glorification, la douleur et la foi sont les principales expressions qui en ressortent. Malgré le caractère privé de l’art mortuaire, les tombeaux décorés par Albert Roze retranscrivent des sentiments présents également dans l’espace public. Certains adoptent l’aspect de monuments aux grands hommes mettant ainsi l’accent sur la célébration et l’honneur, d’autres illustrent la fidélité au catholicisme.

L’espérance eschatologique persiste au-delà de la laïcisation des cimetières. La concession étant un enclos appartenant à un particulier, il est de son droit d’y élever des signes de piété. Albert Roze en tant que fervent catholique réalise ainsi treize sculptures à caractère religieux. Toutefois, cette iconographie chrétienne ne s’arrête pas au cadre privé du tombeau. Il réutilise en effet les thèmes de la mise au tombeau et de la résurrection dans certains monuments aux morts. Il est également intéressant de noter que ces mémoriaux, contrairement aux œuvres ornant les sépultures, empruntent l’iconographie funéraire du gisant. L’artiste convoque également les thèmes de la vierge de pitié et de la désolation du Christ, des épisodes bibliques qu’il écarte de sa production funéraire. Il illustre donc le chagrin face à la séparation. Il exprime le recueillement et la tristesse au sein de ses sculptures d’après-guerre. En cela il met l’accent sur le caractère mortuaire de l’œuvre commémorative.

Les familles visitent les disparus au-devant du cénotaphe à la manière des proches qui se rendent régulièrement au cimetière. Les œuvres d’Aumale et de Vignacourt semblent donc représenter le culte des tombeaux. De même, le poilu, se reposant sur une stèle ou situé à proximité ou à l’intérieur d’un cimetière, semble veiller sur les morts. Ils sont ensemble à

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perpétuité, la famille régimentaire se substitue à la famille héréditaire. Ainsi cette symbolique de la réunion que l’artiste utilise dans les œuvres funéraires – le tombeau symbolisant les nouvelles demeures – se retrouvent dans les monuments aux morts pour signifier la cohésion des soldats. Si les sculptures du cimetière évoquent l’amour familial et conjugal, celles des places publiques illustrent la fraternité au front et au-delà.

Le monument aux morts adopte un double caractère en tant que lieu de mémoire. Il convoque à la fois la mémoire collective et nationale mais également la mémoire individuelle et privée des familles de victimes. Puisqu’il commémore le sacrifice, il s’inscrit dans une double tradition : celle des monuments aux grands hommes et celle des monuments funéraires. Pourtant son emplacement en place publique l’associe forcément à une esthétique monumentale contrairement à celle des tombeaux privés. Toutefois, la tombe du commandant Jean-François Vogel au cimetière de la Madeleine semble être un point de confluence entre les trois types de monuments du souvenir. Elle emprunte son esthétique et sa symbolique aux monuments aux grands hommes et aux mémoriaux de la guerre383, tout en conservant son statut de tombeau.

S’il s’agit de sa première œuvre en l’honneur d’un homme illustre, le statuaire a l’occasion par la suite de rendre hommage à d’autres personnalités connues, dans les cimetières picards. Ainsi les œuvres commandées par un comité adoptent souvent une allure monumentale et mettent en avant la figure de l’homme afin de l’honorer tandis que celles initiées par les proches mettent davantage l’accent sur le souvenir intime.

Les tombeaux de Jules Verne et d’Augustin Duburcq se différencient de leur équivalent en place publique. L’un met l’accent sur la condition mortelle du grand homme, l’autre illustre la réunion éternelle de la famille fertoise tandis que les œuvres dans la ville élèvent les deux bustes en hauteur honorant ainsi les hommes en leur attribuant leur reconnaissance.

Si l’emplacement et le caractère public du monument au grand homme le différencient souvent des monuments funéraires, a contrario, ils le rapprochent des monuments aux morts. Deux œuvres publiques s’identifient par ailleurs à ces derniers par leur lien avec la Grande Guerre. Le calvaire Foch à Doullens et le mémorial au capitaine Esgonnière du Thibeuf à Bournezeau glorifient en effet deux chefs de guerre ayant contribué à la victoire.

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Si la Première Guerre mondiale marque un déclin progressif de la « statuomanie » parisienne384, il semble ne pas s’étendre au-delà de la capitale. Albert Roze, en province, réalise ainsi dix monuments aux grands hommes après la guerre contre six avant 1914385. À la suite du conflit, la région est en ruine, l’artiste picard doit ainsi relever ses œuvres simplement touchées ou entièrement anéanties. La Vierge Dorée de la Basilique Notre-Dame de Brebière d’Albert, devenue icône de la guerre, sert ainsi de motif pour deux de ses monuments aux morts et se retrouve également à deux reprises dans les cimetières de la métropole amiénoise.

Le statuaire a également l’occasion de reconstituer des œuvres détruites par le conflit. La comparaison avec les monuments antérieurs amène à penser que la Grande Guerre eut un impact profond sur les mentalités de la société mais aussi sur le travail de l’artiste. Ainsi, l’esthétique qu’il développe pour ses monuments aux morts se décline dans certaines sculptures aux grands hommes. Le marin Jean Delpas adopte l’attitude du soldat mourant de Saint-Valery- sur-Somme tandis que le relief célébrant le capitaine Henry Esgonnière du Thibeuf développe le motif du poilu agonisant. De même, le geste de la petite fille sur le monument à Alphonse Fiquet rappelle étrangement ceux des enfants présents sur les mémoriaux de la guerre 1914- 1918.

Si la guerre semble impacter l’esthétique de l’artiste, il est possible d’observer à travers ce corpus d’œuvre important une évolution de son art depuis les années 1880 jusqu’aux années 1930. Le sujet choisi délimitant cinquante ans de sa carrière, couvre donc l’essentiel de son travail. Les débuts de son art commémoratif retranscrivent ainsi encore des hésitations. Les monuments à Jean-François Vogel et à Frédéric Petit adoptent une allure conventionnelle et académique. Par la suite, lorsque le budget et les attentes du comité d’érection lui permettent, il privilégie les œuvres narratives. Le socle sert de plus en plus de support à des morceaux de sculpture évoquant le travail de l’homme ou son souvenir perpétuel. Enfin, les années 1930 marquent une progression vers davantage de simplicité. Le monument à Augustin Duburcq se composant d’un simple buste sur une stèle dépouillée d’ornement semble symboliser une ultime évolution dans son style.

À travers ses différents monuments du souvenir Albert Roze retranscrit l’Histoire mais aussi la mémoire. Il est fidèle à la réalité et s’appuie pour la réalisation de ses œuvres sur des

384 D’après June Hargrove seulement soixante inaugurations de statues ont lieu à Paris entre les deux guerres. June

Hargrove, « Les statues de Paris », in NORA 1997, t.3 p.271

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lectures et des photographies. Les portraits qu’il effectue se doivent effectivement d’être ressemblants afin d’être reconnus. De même il s’attache à la conformité des vêtements - civiques, militaires ou religieux – et des attributs relatifs à la fonction des hommes célébrés. Toutefois cette vérité historique est souvent associée au souvenir fantasmé de la mémoire. Les monuments illustrent alors le ressenti personnel de l’auteur mais aussi celui de la société. Ainsi les monuments aux morts signifient le sentiment du « plus jamais ça » d’après-guerre. Ils ne glorifient pas la victoire, ni le conflit, mais les combattants morts pour la France. Albert Roze représente l’atmosphère ambiguë des années 1920 mêlant à la douleur l’expression de la fierté. Cette ambivalence se retrouve dans le statut même du monument aux morts, il se doit de glorifier le sacrifice et donc d’honorer et célébrer les hommes à la manière des monuments publics tout en les pleurant à l’image des tombeaux. S’il fixe les sentiments de la société dans ses œuvres du souvenir, il fige également une image de sa population. Il est ainsi possible d’observer dans ses sculptures la jeunesse française, la famille et divers corps de métiers. Selon Pierre et Jacques Foucart, « le réalisme populaire [d’Albert Roze] n’est pas séparable d’une certaine conception à la Victor Hugo d’un artiste érigé en Penseur social »386.

Les différentes œuvres analysées permettent enfin de comprendre davantage la personnalité du sculpteur. Professeur d’histoire de l’art à l’École des Beaux-Arts d’Amiens, il se sert de ses connaissances pour élaborer ses monuments. Il est ainsi possible de retrouver une copie de la Pièta due au ciseau de Michel-Ange. Il s’inspire aussi d’œuvres de son maître, Jean- Marie Bonnassieux, et de sculptures locales. Les iconographies du gisant, du priant ou encore de l’orant font partie de ses références. La réutilisation à quatre reprises de l’image de sa Vierge

Dorée tend à démontrer une certaine fierté de son travail. Le journal intime de sa femme affirme

sa consécration au travail387. Fervent chrétien, il réalise de nombreuses œuvres en corrélation avec ses convictions, pourtant il est amené à célébrer des hommes politiques défendant la laïcité. Ces politiciens, dont il semble proche, partagent tout de même des valeurs en commun avec l’artiste. La charité, l’instruction populaire mais aussi la devise de la république semblent correspondre aux opinions du statuaire. Le corpus d’œuvres reflète ainsi la complexité du personnage : à la fois artiste, professeur, directeur, conservateur, il est également catholique et républicain à l’heure où l’Église et l’État se divisent.

386 FOUCART 1996, p.6.

387 Chaque jour, elle relate le travail effectué à l’atelier, ses cours du soir et ses diverses visites pour le travail.

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Si ses œuvres commémoratives constituent une part importante et essentielle de son travail, Albert Roze réalise aussi de nombreuses sculptures religieuses. Certains monuments aux morts ainsi que quelques statuaires funéraires s’inspirent de ces thèmes bibliques. Si les mémoriaux développent un vocabulaire funèbre à partir de ces sujets catholiques, ils peuvent aussi évoquer l’espoir. Toutefois, ils sont toujours utilisés pour servir un second sens. Albert Roze connaissant parfaitement ces thèmes et leur iconographie, il serait intéressant d’analyser son rapport avec cette longue tradition de sculpture votive.

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BIBLIOGRAPHIE