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I. Fraternité au front 1 Unis comme au front

3. Ils veillent sur nos morts

Le lien à la mort de l’autre est indéniablement présent dans ces mémoriaux dont le nom évoque déjà leur caractère funéraire. Cependant, si la séparation est distincte, l’union évoquée n’est pas impactée. Ainsi, à Amiens [fig.32], les soldats des différentes escouades militaires veillent encore sur leurs camarades dont il ne reste plus que les noms. Le monument de Montdidier [fig.20] évoque cette même protection avec ses deux fantassins d’âges différents encadrant la plaque gravée. Mais d’autres mémoriaux s’inscrivent davantage dans ce rapport à la mort en prenant place à proximité ou à l’intérieur d’un cimetière.

Placé à l’entrée de la nécropole, celui de Cayeux-sur-Mer [fig.26] s’inspire fortement de la symbolique funéraire. Les deux combattants situés aux extrémités de l’hémicycle entourent comme à Montdidier, les noms dactylographiés. Reposés sur leurs fusils, ils se tiennent tels les gardiens du lieu. Hiératiques et calmes ils semblent veiller à la paix et à la quiétude du sanctuaire. L’emplacement du monument accentue ce caractère pacifiste, puisqu’il est érigé devant les vestiges de la vieille église. Tandis que la place était ornée d’un monument en l’honneur du bienfaiteur de la cité, Léon Parmentier, le conseil municipal décide de le déplacer

88 Lettre de Roze adressée au Maire datant du 9 décembre 1930. (AM Amiens, 1M20/13).

89 « Immobile dans l’enceinte officielle, les yeux mouillés de larme, M. Roze, l’auteur du chef-d’œuvre voyait

avec émotion l’admiration populaire lui décerner une muette […] récompense. ». Le Journal d’Amiens, 15 avril 1929, n.p.

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pour dédier le lieu au monument aux morts. L’emplacement, proche du cimetière et à l’intérieur de l’ancien quartier des pêcheurs, correspondait certainement mieux au mémorial de la Grande Guerre sculpté par Albert Roze. Le projet initial prévoyait l’illustration d’une Victoire en couronnement de la partie centrale mais il fut réévalué au profit d’une torchère sculptée. Ce changement dû à un manque de financement, est finalement bénéfique à l’harmonie de la construction. La flamme allumée s’accorde davantage au caractère funéraire de l’ensemble. Incessamment « brûlante », elle symbolise le devoir des survivants, celui de se souvenir éternellement de ceux qui se sont sacrifiés.

À Buigny-lès-Gamaches [fig.4], le poilu au repos, situé au centre du cimetière semble encore interpréter le rôle du gardien. Placé sur un piédestal il surplombe les sépultures et établit ainsi un contraste avec l’horizontale des pierres tombales. Il s’agit de la seule sculpture de l’artiste qui soit peinte. Cette coloration, conforme aux uniformes français de la Grande Guerre, semble raviver l’éclat du lieu. Le bleu horizon apporte ainsi une teinte de gaieté à cette majorité de gris.

Le monument de Grandvilliers [fig.13] s’assimile à ce dernier par son emplacement. Cependant, si à Buigny-lès-Gamaches le soldat se reposait sur son fusil, celui de l’Oise appuie son bras sur une stèle tandis que l’autre tient son arme. Cette iconographie se trouve également dans quatre autres villes, sur des places publiques90. L’artiste réutilise donc ce motif civil dans un contexte funéraire. Positionné ainsi, le poilu semble se recueillir tout en continuant à protéger ses camarades. La stèle n’est-elle pas, par ailleurs, l’image des sépultures militaires de la Grande Guerre ? Si la majorité de ces inhumations sont marquées d’une croix, celles destinées aux soldats athées sont identifiables par la présence d’une simple dalle verticale. En cela Albert Roze rappelle le lien entre ce lieu funéraire et le monument. Toutefois, le motif du combattant montrant une stèle s’aperçoit aussi à Davenescourt [fig.16], devant la mairie. Le soldat hiératique tient devant lui la dalle ornée des noms des hommes « morts pour la Patrie ». Placé derrière la stèle et tenant de ses deux mains cette dernière il semble vouloir se mettre au second plan pour honorer davantage les victimes. Avec cette sculpture Albert Roze modifie ses habitudes de représentations militaires. Alors qu’auparavant il ciselait majoritairement de jeunes soldats, sans la moustache91, pour ce monument l’artiste figure un homme plus âgé, d’environ la trentaine. Le mémorial étant inauguré en 1928, Albert Roze aurait-il voulu illustrer

90 Il s’agit d’Allery [fig.11], Valines [fig.12], Quend [fig.14] et Ribemont-sur-l’Ancre [fig.15].

91 Ce détail diffère des poilus généralement représenté en France. Albert Roze n’utilise la moustache que pour

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le temps écoulé depuis la signature de l’armistice ? L’accoutrement de l’homme sculpté paraît justifier cette hypothèse. Sans armes et dépourvu de tous les attributs du poilu, excepté son casque et son uniforme, il semble être détaché du conflit. En outre, il porte son casque au bras, comme pour signifier la fin de la guerre. Ainsi le sculpteur semble représenter un ancien combattant honorant ses défunts camarades lors d’une cérémonie.

La commune de Vignacourt comporte deux mémoriaux dus au ciseau d’Albert Roze. Placés tous deux dans un cimetière différent, ils s’adaptent au caractère funéraire. Le monument situé dans la nécropole militaire britannique de la ville illustre encore une fois le motif du soldat au repos appuyé sur son arme [fig.10]. Si son iconographie ne surprend guère c’est dans son lien avec son emplacement que ce monument étonne [fig.41]. Effectivement, pourquoi représenter un soldat français dans un cimetière britannique ? Il s’agit certainement d’illustrer l’alliance entre les deux nations. Les soldats du Commonwealth ayant combattu sur les terres picardes et ayant défendu ce territoire aux côtés d’une minorité de Français, il semble nécessaire de leur rendre hommage. Commencé durant le conflit, le cimetière peut ainsi être considéré comme terminé lors de l’inauguration du monument le 7 août 1921. Il reçoit ce jour les plus grandes admirations. Le chef de la Commission impériale des sépultures britanniques de France, s’exprime effectivement ainsi :

« C'est le Poilu français que j'ai connu et admiré en Macédoine, à Gallipoli, en Serbie et dans les Flandres ... c'est le Poilu qu'aiment tous les Tommies ... c'est lui qui se dresse dans notre cimetière et qui dit aux six cents morts qui y reposent : "Frères d'armes de l'armée britannique, tombés au champ d'honneur, dormez en paix, nous veillons sur vous" » 92.

Le poilu français se dresse donc en reconnaissance du sacrifice des soldats britanniques.

Dans certains cas, le mémorial illustre la mort d’un combattant évoquant ainsi son propre rôle, celui d’honorer les défunts soldats. À Saint-Valery-sur-Somme, le monument est situé sur un terre-plein et surplombe le cimetière communal [fig.42]. En cela, les deux combattants sculptés regardent ce lieu de sépulture. Albert Roze représente un fantassin blessé soutenu par son camarade de la marine française [fig.27]. Sur la partie inférieure de la construction, il est également possible d’observer une figure féminine tenant un bouquet de fleurs et pleurant

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[fig.30]. Cette dernière est une allégorie de la ville de Saint-Valery en deuil, comme le définit le sculpteur dans son devis93. La douleur féminine face à la mort du proche est ainsi évoquée. Le monument d’Albert Roze illustre donc le décès et ses conséquences au regard du lieu d’accueil : le cimetière.

Dans la nécropole de Cysoing [fig.43], il est possible de retrouver cette même signification. Albert Roze y représente un soldat couché au milieu des barbelés [fig.44]. Le combattant qui semble blessé a enlevé son casque pour le poser sur son fusil, à côté de lui. Sentant son heure arriver, il renonce à se battre. À sa gauche, un bas-relief est sculpté sur le mur architecturé [fig.45]. On y aperçoit ainsi des arbres effeuillés, des croix de bois de même que des barbelés. Le sculpteur figure les champs de bataille détruisant la vie. La végétation et les hommes sont anéantis. L’une des croix de bois est surmontée d’un casque Adrian, au pied de ce champ funèbre se trouvent également un fusil, une besace et un second casque. Durant le conflit, les hommes n’oublient pas leur devoir de souvenir et enterrent leurs morts à proximité du front. Les tombes, même collectives, sont signalées d’une croix de bois. Cependant, au fil du temps, la guerre fait de plus en plus de ravage et s’occuper des défunts devient impossible. Les attributs du soldat abonnés, sculptés par Albert Roze évoquent peut-être ce manque de dignité. Cependant, le sculpteur illustre également le soleil s’élevant sur les champs de bataille. La lueur de la lumière retranscrit ainsi le relèvement du pays. Le combattant couché montre de sa main le cimetière comme pour signifier qu’à présent « Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie ont droit qu’à leur tombeau la foule vienne et prie »94.

L’union entre les combattants perdure après la guerre. En 1917, déjà les soldats souhaitent maintenir la cohésion forgée au front, c’est ainsi que quelques jours après la signature de l’armistice, le Père Daniel Brottier et Georges Clemenceau fondent l’Union Nationale des Combattants (UNC). Ses objectifs sont multiples : l’association à l’intention de réunir les anciens combattants ainsi que les veuves et orphelins de guerre et souhaite conserver la camaraderie entre ceux qui se sont battus pour le pays. Mais elle défend aussi le droit à la

93 « Ce groupe surmontera un piédestal sur la face duquel sera sculptée en haut-relief une figure symbolique : "la

ville de Saint-Valery en deuil" ». Devis pour le monument commémoratif datant du 25 août 1922. (AD (80) : 99R 334037).

94 Les vers de Victor Hugo écrits en 1831 pour les victimes des Journées Révolutionnaires de 1830 se retrouvent

sur de nombreux monuments aux morts de la Grande Guerre. Le mémorial de Cysoing réutilise également cet hymne. Victor Hugo, « Hymne », Les Chants du Crépuscule, 1835 [1831 pour le poème].

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reconnaissance de leurs actes de bravoure, au devoir de mémoire ainsi que celui du souvenir des hommes « morts pour la France ». Ainsi, Albert Roze reprend toutes ses convictions et les illustre à travers ses sculptures de monuments aux morts.