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Chapitre I – La Commémoration des hommes illustres et son environnement

I. Les origines de la « statuomanie »

1. Les grands hommes : une notion novatrice

Sous l’Ancien Régime, la ville est faiblement ornée de statuaire publique. Les allégories sont les plus fréquentes dans l’espace urbain. Le privilège d’être statufié dans la cité est réservé aux dirigeants, aux héros militaires et aux saints.

La Révolution de 1789 marque un changement brutal. Le pays jusqu’alors dirigé par un monarque devient une République. Le peuple souhaite alors illustrer cette nouveauté en effaçant en premier lieu les marques du pouvoir monarchique. Les rares monuments publics tombent, principalement les effigies royales.

De la politique humaniste de la République naissante émane un besoin de perpétuer la mémoire de grands hommes. Cette notion nourrie depuis le XVIIIème siècle, gagne en puissance pour s’épanouir pleinement au siècle suivant. Aux trois catégories de l’Ancien Régime s’ajoutent progressivement le génie littéraire et artistique, le politicien, le savant, l’explorateur, le bienfaiteur de l’humanité… Il faut exalter les mérites de l’individu et non plus la principauté ou l’aristocratie.

« L’idée qu’un homme ordinaire, qui ne participe ni de la sacralité religieuse, ni de la sacralité monarchique, puisse néanmoins être assez grand pour mériter cette espèce d’héroïsation, est par elle-même une idée humaniste […]. »169.

Les grands hommes deviennent alors des symboles, les nouveaux médiateurs à suivre en exemple. Ils sont la preuve d’une réussite et l’espoir d’un redressement.

Le 4 avril 1791 l’église Sainte-Geneviève de Paris est renommée Panthéon afin de servir de nécropole nationale. Mirabeau, Voltaire et Rousseau sont les premiers à y être inhumés. À cette occasion, le député Michel Régnaud réclame l’élévation « aux frais de la nation [d’] une

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statue à Voltaire »170. Pourtant cette idée de temple laïque dédié aux hommes illustres sera, à

de nombreuses reprises, abandonnée pour rendre au lieu sa fonction religieuse. Ce n’est qu’en 1885, à l’occasion des funérailles de Victor Hugo que le monument acquiert définitivement son rôle de nécropole des grands hommes.

2. Les causes de ce développement excessif

Le XIXème siècle est marqué par diverses transformations influentes sur le développement de la statuaire publique. La destruction des remparts implique la création des boulevards et une aération des cités. La modernisation des transports nécessite également des modifications du tissu urbain en élargissant les rues. De nouvelles places, jardins et parcs ponctuent l’espace. L’apparition de nouveaux bâtiments : les gares, les musées, les écoles, les mairies… modifient encore l’urbanisme. Enfin, une augmentation considérable de la population citadine incite la création de nouveaux quartiers et l’extension des villes. L’Etat ainsi que le peuple français détiennent assez de richesse pour investir dans d’importantes commandes. Toutes ces raisons amènent à la profusion d’un nouveau décor, d’abord des fontaines, des obélisques et des colonnes, puis des monuments sculptés.

Le XIXème siècle est une période mouvementée, les différents régimes se succèdent sans réellement s’installer. Les gouvernements n’ont ainsi pas le temps d’ériger des monuments. Ce n’est véritablement que sous la Monarchie de Juillet que se développe la commémoration en place publique. À partir des années 1830 le réalisme sculptural devient conventionnel. Les monuments illustrent les grands hommes en pied et la ressemblance est primordiale.

La sculpture permet une visibilité politique et sociale. Chaque gouvernement se dote de nouveaux symboles pour affirmer son histoire et sa mémoire vis-à-vis des précédents. Le paysage urbain devient idéologique. Le monument public apparaît comme un outil propagandiste, il développe des idées. La commémoration tente de rassembler le peuple français pour former à nouveau une unité nationale.

3. 1870-1914 : la « statuomanie »

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Au sortir de la guerre de 1870-1871 et suite à l’échec de la Commune, la Troisième République s’impose tout en restant fragile. Il faut attendre les élections de 1876-1877 pour que le gouvernement républicain soit véritablement démocratique et parlementaire. Afin de se consolider et de trouver une réelle stabilité, le régime cherche dans le passé une justification de son présent. En cela, il tente de démontrer la continuité temporelle et sa pérennité. Il est de son devoir d’enraciner une nouvelle identité nationale. Le pays en défaite s’inspire alors de son rival. L’Allemagne a vaincu grâce à sa science et son institution, la France souhaite ainsi développer l’érudition et le souvenir à travers la scolarité.

Ce nouveau régime use d’une logique propagandiste et d’une « stratégie de la mémoire »171. L’avènement d’un gouvernement républicain, laïc et bourgeois permet en effet l’apogée d’un art commémoratif. L’espace est ainsi envahi de sculptures. La capitale est ornée d’environ 150 statues entre 1870 et 1914 contre 26 entre 1815 et 1870, ce qui représente 85 % de la statuaire publique du XIXème siècle à Paris172. En province, le phénomène est analogue.

Une politique artistique se met rapidement en place sous la surveillance du Conseil Supérieur des Beaux-Arts. Des subventions sont notamment attribuées dans le but de favoriser l’éducation artistique et l’embellissement des villes par la création de monuments publics. L’hommage d’un grand homme dans la cité reste tout de même fortement contrôlé. Il nécessite en premier lieu l’approbation royale173 puis celle du ministère de l’Intérieur depuis la loi

municipale de 1884. Trois ans plus tard, la notion d’utilité publique s’étend aux travaux d’aménagements de la voierie, à l’hygiène publique, à la restauration et à la conservation des monuments historiques et des sites naturels mais surtout à l’embellissement urbain. L’art et l’histoire sont désormais dotés d’un intérêt national. L’horreur du vide des salons bourgeois se propage aussi dans l’urbanisme, une commémoration de masse intitulée « statuomanie »174 se

développe.

171 NORA 1997, p. 17. 172 LANFRANCHI 2004, p.32

173 L’Ordonnance du 10 juillet 1816 cite qu’aucune reconnaissance publique ne peut être décernée sans

l’autorisation royale.

174 Il est souvent noté que cette dénomination est due à Maurice Agulhon, toutefois celle-ci se trouve déjà employée

par les contemporains du phénomène. Dans son article « La Statuomanie et l’histoire », il cite deux exemples d’emploi de ce terme : Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle, article « Statues », T. XVII, 2nd supplément (v. 1880-1890) et Gustave Pessard, Statuomanie parisienne, étude critique sur l’abus des

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« La « statuomanie », ce fut, évidemment, la multiplication des statues ; or, pour que les statues fussent si nombreuses, il fallait bien que la statuaire publique ait été étendue à des êtres qui ne soient pas sacrés comme l’étaient les saints ou les rois ; à des êtres dont le mérite était personnel (non hérité) et laïc (non canonisé) ; il y a bien là une éthique de l’homme, et l’amorce d’une pédagogie par le grand homme. Bref, l’idéologie implicite de la statuomanie, c’est l’humanisme libéral, dont plus tard la démocratie sera l’extension naturelle. »175

Le culte des grands hommes se perçoit au centre de l’urbanisme, mais également dans tous les foyers français. Le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse propose une sélection de ces figures en y incluant leur biographie, les Manuels Lavisse ainsi que les livres scolaires suivent le même modèle. Il est également possible de trouver cette pédagogie à travers la carte postale ou même le timbre. Pourtant la commémoration dans l’espace public reste longtemps considérée comme l’hommage optimal, vu de tous, il est perçu comme le meilleur moyen de perpétuer et pérenniser le souvenir. Le peuple de statues176 propage l’espoir du progrès de l’humanité, les « hommes illustres peuvent éveiller dans les âmes nobles le désir de les imiter »177. À travers leur effigie la rue glorifie la République, le patriotisme, le progrès

scientifique et social ainsi que l’institution républicaine. Ils deviennent des « lieux de mémoire »178.

Ce phénomène de masse aurait pu faire appel à l’art industriel afin de répondre plus rapidement aux multiples demandes. Toutefois, la production en série est faiblement utilisée pour l’honneur des grands hommes. Peu de personnalités ont le privilège d’avoir plusieurs monuments à leur effigie et lorsque le cas se présente, les villes souhaitent détenir une composition originale. Il est aisé d’imaginer que pour le comité d’initiative, la copie n’honore pas convenablement l’homme illustre. Cependant, il ne faut pas non plus oublier que le monument sert de vitrine à la ville, qu’il doit l’embellir et la représenter.