• Aucun résultat trouvé

Chapitre I – La Commémoration des hommes illustres et son environnement

Chapitre 2 – La Guerre et l’héroïsme

II. Se reconstruire après le drame

1. L’idée de sacrifice héroïque

Alors que la majorité des sculptures élevées sous la Troisième République honorent des grands hommes du passé pour légitimer le présent, certaines se distinguent en commémorant des évènements récents. Ces dernières sont pour la plupart du temps érigées afin de souligner un sacrifice héroïque. Avec le culte des grands hommes, celui des héros ayant donné leur vie pour une noble cause se crée. Certains observent à travers l’acte de sacrifice, la notion de patriotisme. Les monuments élevés en l’honneur de ces nouveaux héros servent ainsi à la pédagogie civique.

Peu de monuments sont construits suite à la guerre franco-prussienne. Le bilan reste amer, il est compliqué d’honorer des hommes sans évoquer l’échec. Il faut attendre une vingtaine d’années pour que la commémoration débute réellement. Les généraux sont donc félicités pour leur bravoure à travers le bronze tandis que d’autres personnalités plus obscures sont honorées pour leur sacrifice.

87

Le personnage de Jean Delpas fait écho à la défaite de 1870, un conflit qui entraîne par ailleurs celui de 1914-1918. Tué par l’ennemi en défendant la ville de Péronne, il exprime le patriotisme. La localisation du monument est par ailleurs symbolique. Élevé à l’emplacement d’anciennes fortifications de la cité, il correspond à l’endroit où le marin est tombé. Ainsi, le mémorial cherche à rendre compte de l’évènement tel un documentaire. La sculpture représentant le canonnier blessé mortellement est notamment entourée d’une imposante architecture [fig.112]. Il est ainsi possible d’y percevoir une image du marin tombant devant les remparts de la ville.

« Péronne a été une des plus intéressantes victimes de la guerre de 1870, la résistance de cette petite place pendant treize jours étonne l’esprit et il est difficile de concevoir qu’elle ait pu, dominée de toutes parts, écrasée de tous côtés, tenir aussi longtemps : le siège de Péronne fut pour les Allemands l’œuvre laborieuse de la conquête, celle qui leur coûta le plus d’efforts et, puisque dans cette guerre fatale, il ne devait rester que l’honneur d’une vaillante résistance, Péronne peut en revendiquer sa part. »217.

Dès le jour de sa mort, Jean Delpas est érigé en symbole. Ses camarades n’attendent pas pour l’enterrer au pied des remparts de la ville. Cet acte révèle ainsi son importance dans la défense de la cité. Il devient la personnification de la résistance péronnaise. À l’arrière de la première statue apparaissait d’ailleurs les mots « DEFENSE PERONNE 1870-1871 » [fig.116].

Tandis que le bronze de 1909 représente le marin debout, surveillant les alentours, et tenant de ses deux mains son chassepot, la ronde-bosse d’Albert Roze change de registre. Si la première sculpture évoque la défense tenace du héros militaire, dans la seconde transparaît davantage l’acte de sacrifice. Le marin d’Aristide Croisy n’est pas encore blessé. Il condamne l’image de la mort et en cela souhaite effacer le souvenir de la défaite. En accentuant l’idée de résistance, la ville a pour volonté d’atténuer la dure réalité. Cependant, la Grande Guerre bouleverse les comportements. Il ne s’agit plus d’effacer l’échec mais d’honorer les nombreux Français morts au champ d’honneur. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un monument commémorant les évènements de la Première Guerre mondiale, Albert Roze, en réalisant cette œuvre en 1933, s’inspire du climat contemporain. Le marin Jean Delpas est donc sculpté dans une attitude d’épuisement, à l’image des poilus dans les tranchées, il agonise. L’expression de la sculpture peut également symboliser le sentiment de la ville, Péronne, meurtrie à deux reprises est ruinée.

88

Si le sacrifice est souvent associé aux militaires, il peut également être célébré à travers d’autres corps de métier. Ainsi, à la Faloise, un monument en l’honneur de deux ouvriers symbolise leur dévouement pour la survie d’un de leur camarade [fig.117].

Le 20 septembre 1910, la commune de la Faloise est le théâtre d’un acte d’héroïsme et de philanthropie, mais également d’un drame. Alors qu’une équipe de cheminots pose des feutres218 sur la voie ferrée, un train arrivant à toute vitesse n’a pas le temps de freiner. Les quatre hommes présents sur les voies tentent rapidement de s’en écarter. Cependant, dans la précipitation, Jean Hein, le chef d’équipe, se coince la main gauche. Adolphe Cras et son collègue Alcide Foy accourent pour lui venir en aide. Tandis que l’un tente désespérément d’avertir la locomotive, l’autre attrape son camarade en essayant de le dégager à temps. Leur initiative échoue, les trois hommes meurent sur le coup. Ce triste évènement fait ainsi le tour des journaux du pays219.

La presse insiste alors sur le drame épouvantable mais surtout sur la conduite héroïque et l’ « exemple sublime de solidarité »220 des deux hommes. Trois jours après l’évènement, Le Figaro évoque notamment le souhait de voir s’ériger un monument :

« L’héroïsme militaire a été célébré chez nous, depuis des siècles, aussi splendidement qu’il mérite de l’être. Á l’héroïsme du savant, des missionnaires, du sauveteur, de tous ceux qui ont sacrifié leur vie à une belle œuvre ou à une noble idée sont décernées avec éclat des récompenses publiques ; l’héroïsme sportif lui-même a déjà ses monuments. Pourquoi l’héroïsme ouvrier n’aurait-il pas le sien ? Cras et Foy n’attendaient de leur courage ni profit ni gloire ; et l’on ne peut rien concevoir de plus pathétique, de plus purement admirable que le geste de ces deux hommes qui, ayant échappé à la mort, reviennent sur leurs pas pour mourir, parce qu’un camarade en danger les appelle. […] Il nous semble qu’il serait encore plus noblement, plus complètement rempli, si, à la place même ou près de l’endroit où Cras et Foy sont tombés – à la gare de la Faloise par exemple – un monument commémorait demain leur sacrifice. Et quelle objection pourrait-on faire à la réalisation d’une idée si simple ? Ce serait une bonne action, et un exemple. »221.

218 L’action consiste à glisser des planches de bois sous les rails en soulevant le métal à l’aide d’un cric. 219 Le quotidien La Charente relate les faits le 12 octobre 1910.

220 Journal de la ville de Saint-Quentin et de l’arrondissement, 22 septembre 1910. 221 Le Figaro, 23 septembre 1910.

89

Le 12 octobre de la même année un autre journal compare les deux actes de sacrifice : celui du militaire et celui des cantonniers picards. Il en conclut que le premier est « une œuvre de destruction et de mort tandis que [l’autre est une] œuvre de conservation et de vie. »222.

L’œuvre d’Albert Roze met en lumière cette interprétation. L’artiste représente dans la pierre l’évènement décrit. Les trois hommes sont ainsi sculptés en haut-relief dans les attitudes qu’ils adoptaient avant le drame. À gauche Adolphe Cras attrape son collègue, il le tire vers lui de toutes ses forces pour tenter de le dégager, à droite Alcide Foy s’avance sur les rails, face à la locomotive, en levant largement les bras. Il n’illustre pas le moment même du décès, mais celui qui le précède. Effectivement, les deux ouvriers ont droit aux honneurs pour avoir tenté de sauver leur camarade bien plus que pour être mort.

L’artiste picard n’omet aucun détail. Lorsque le drame se produit, les hommes sont positionnés au kilomètre 102 de la ligne, caractérisé par son virage très prononcé. Le train ne peut donc être perçu qu’une centaine de mètres avant l’emplacement des ouvriers, leur laissant donc peu de temps pour s’écarter. La voie ferrée est ainsi sculptée en virage, laissant découvrir derrière un arbre la locomotive qui s’avance.

Dans la sculpture du XIXème siècle l’ouvrier est naturellement associé au labeur. Bien qu’Albert Roze ne représente pas ici les cantonniers dans l’acte du travail, il est possible de retrouver la même intensité. Les nerfs tendus et les veines gonflées sont visibles dans la pierre. Les expressions faciales traduisent également l’effort et l’angoisse. Enfin, l’ample chemise semble se coller au corps par la transpiration. Par ses choix plastiques il met en avant l’homme. En effet, les figures humaines se détachent du support. La stèle en pierre sert uniquement à la représentation du décor. Elle structure l’ensemble et permet la compréhension de l’œuvre. Sans le paysage ferroviaire, le spectateur ne pourrait deviner l’histoire. Toutefois l’attention se porte essentiellement sur les trois hommes en haut-relief. Ils semblent sortir du cadre sculptural. Deux espaces se distinguent alors : la représentation correspond au drame tandis que le hors-champ symbolise le lieu de sûreté. Alcide Foy qui semble sauvé, rentre à nouveau dans le champ, tandis que les deux autres protagonistes bien installés dans la composition sculpturale mettent tout en œuvre pour en sortir. Le dynamisme de l’ensemble accentue le réalisme de la scène.

90

Le monument de la Faloise commandé par le Conseil général de la Somme est inauguré le 9 juin 1912 en présence de Monsieur Klotz, ministre des Finances et Député de Montdidier et de Raymond Poincaré, Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères [fig.118]. Ce dernier conseille notamment à

« tous ceux qui doutent [du] pays ou qui le calomnient [de venir] méditer au pied de ce monument. Ils comprendront quel inépuisable réservoir d’énergie et de vertus est la démocratie française. »223.

L’œuvre d’Albert Roze participe donc à l’élévation en héros des cantonniers qui servent désormais d’exemple à la valeur sociale.

Si le Souvenir Français honore le fusilier marin à Péronne, le Conseil général offre à la Compagnie du Nord un monument honorant « la nature humaine et [le] monde ouvrier »224. Avec des hommes ordinaires devenus soudainement illustres, le gouvernement cherche à élever le genre humain. Les œuvres d’Albert Roze contribuent à la reprise d’espoir et de « confiance dans l’avenir »225.