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Malgré l’absence de travaux universitaires en histoire des techniques concernant les aérosols, plusieurs récits historiques de cette technologie produits exclusivement par les industriels de ce secteur sont disponibles. Sur la base de ce matériau je montre que plusieurs versions historiques de la technologie aérosol coexistent et que chacune s’attache à un collectif d’industriels différent en fonction des pays (France, Royaume-Uni, Allemagne) ou des zones géographiques (Europe). Ces différentes versions historiques proposent des origines contrastées de la technologie aérosol et des conditions de son invention ; elles mettent donc en évidence les rapports qu’entretiennent les industriels de chaque pays avec la technologie qu’ils produisent.

Sur le site web de la FEA, la version du récit historique de l’aérosol présentée débute avant la Seconde Guerre Mondiale. Le brevet d’Erik Rotheim est désigné comme le point de départ de l’industrie mondiale des aérosols109. Dès 1927, date de la publication d’un premier brevet,

Erik Rotheim propose une description très aboutie. Le titre équivoque de ce brevet traduit la volonté de garder la technologie aérosol ouverte à une multiplicité d’usages potentiels :

“Methods and means for the atomizing or distribution of liquids or semi-liquid material. (…)It will be understood that the method can be used in connection with any substance (of any state of aggregation) which can be brought into sprayable condition by means of dimethyl ether or other readily condensable gas.”110

Cet extrait de la traduction américaine du brevet norvégien d’Erik Rotheim met en avant le fait que la technologie aérosol est, dès ses origines, pensée non pas comme un objet technique

109 Rotheim E, “Methods and means for the atomizing or distribution of liquids or semi-liquid material”, U.S.

Patent N°1800156, document disponible en annexe (Annexe N°8).

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figé, mais comme une « méthode » inventée afin de diffuser n’importe quelle substance via l’action d’un gaz propulseur. L’inventeur propose nommément l’usage du diméthyle éther car ce gaz à un pouvoir solvant très utile pour la mise au point des premières versions imaginées d’un aérosol : une bombe de peinture et un spray de wax (cire) pour farter des skis. Dans la suite de ce brevet, Erik Rotheim décrit les deux autres composants principaux de son invention que sont le boitier contenant le liquide et le gaz propulseur, ainsi que la valve permettant au mélange sous pression d’être diffusé par « atomisation » en fines particules. On retrouve ces différents éléments dans le schéma inscrit dans le brevet (figure 6 ci-dessous).

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Figure 6 : Extrait du brevet de Erik Rotheim déposé en 1928 et accepté en 1933

Le système de valve est dessiné en coupe détaillée avec la « fig.2 » située en haut de la figure 6, la « fig. 3 » désigne le boitier surmonté de la valve, dans cette même figure la lettre « i » désigne le tube plongeur permettant le prélèvement de la formule sous pression. Le premier brevet de l’aérosol contient ainsi déjà en soi le principe technologique et les éléments qui le composent. Si à cette époque la « méthode aérosol » se concrétise dans des premières versions

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comme la bombe de peinture et un produit pour ski, ces versions ne sont pas produites à une échelle industrielle comme ce sera le cas par la suite.

La suite du récit des origines de la FEA met en scène le travail de deux chercheurs de l’United State Department of Agriculture (USDA), Lyle Godhue et William Sullivan qui, en 1943, s’appuient sur l’invention d’Erik Rotheim pour fabriquer un aérosol d’insecticide destiné à un usage militaire par les troupes américaines dans les îles du Pacifique. En juin 1942, les États- Unis s’engagent dans la bataille des îles Midways contre le Japon. Durant cette bataille comprise dans la suite d’événements de la guerre Pacifique, l’état-major américain constate des pertes considérables dans ses effectifs au sol dues à la propagation de maladie par des insectes volants (moustiques, mouches…). Ce constat amène le ministère de la guerre à collaborer avec le ministère de l’agriculture (USDA) pour développer des moyens de lutte efficace. D’importants budgets sont alloués à la recherche sur les insecticides. Les deux chercheurs américains, Lyle Godhue et William Sullivan, font partie d’un des programmes de recherche liés à cette politique de guerre. L’aérosol de guerre conçu par les deux chercheurs, à partir d’un réservoir de réfrigérateur de la marque Westinghouse d’une épaisseur de 1,1mm et d’une valve à visse, fut produit entre 1943 et 1945 à plus de quarante millions d’exemplaires. C’est la première fois qu’un aérosol est produit à une échelle industrielle.

En France, le Comité Français des Aérosols propose une histoire différente de la FEA en débutant le récit bien avant le XXème siècle, à l’antiquité, avec un principe de diffusion des parfums mis au point en Grèce111. Le récit français mentionne aussi le travail accompli par

l’industrie des boissons gazeuses et la contribution de l’inventeur du Schwepps M. Perpigna qui, en 1837, mit au point le premier syphon à soda équipé d’une valve et capable de contenir un liquide et un gaz sous pression. Cette version historique de l’aérosol français mettant en 111 Site web du CFA, « L’aérosol de l’antiquité à nos jours » : http://cfa-aerosol.org/fr/histoire.php (dernière

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avant des origines gréco-latines de l’aérosol est présente aussi bien sur le site web que sur les dépliants de communication du CFA.

En Allemagne, l’histoire de l’aérosol écrite par l’IGA débute directement avec le brevet norvégien, puis raconte une histoire collective faisant intervenir différents corps de métier sur le principe aérosol pour participer à son perfectionnement. Ainsi l’aérosol allemand « doit ses origines à l'impulsion créatrice des cinq chercheurs indépendants suivants, qui ont tous eu une idée similaire »112. Parmi ces chercheurs on retrouve Erik Rotheim détenteur du premier brevet, et les deux chercheurs américains, le chimiste Lyle Godhue, et l’entomologiste William N. Sullivan.

S’il conserve la même structure narrative que les récits de la FEA, du CFA et de l’IGA, le récit présenté sur le site de l’association du Royaume-Uni (BAMA) est plus évasif que celui de ses homologues européens concernant le rôle des inventeurs. La technologie aérosol a ainsi été « inventée en Norvège », puis industrialisée pendant la guerre pour un usage militaire. La version américaine présente sur le site de la National Aerosol Association113, ne fait aucune mention de l’inventeur norvégien et se limite à une vague référence à un brevet déposé dans les années 1920. Dans ce récit le conditionnement aérosol est né aux États-Unis avec la « bug bomb » fabriquée pendant la Seconde Guerre mondiale.

André Kleniewski, le fondateur du laboratoire d’essai LEREM, membre de longue date du CFA et de la FEA, a produit récemment une version qui détaille davantage la période de 1945 à 1960. Il résume cette histoire dans un article publié en 2004 dans la revue Technique de

112 Site web de l’IGA, « Geschichte der Spraydose » : http://www.aerosolverband.de/spraydose/geschichte-der-

spraydose.html (dernière consultation le 5/03/2018).

113 La National Aerosol Association est une association américaine née il y a vingt ans. Si cette association est

une concurrente de la Housold and Commercial Product Association (HCPA), elle reste néanmoins moins influente que cette dernière qui demeure le représentant historique des intérêts de l’industrie américaine des aérosols. La HCPA existe depuis le début du XXème siècle et a étendu son activité à l’ensemble des produits de la

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l’Ingénieur. Selon ce récit, la fin de la guerre en 1946 marque un point de basculement dans la

production d’aérosol lorsqu’une équipe d’ingénieurs dirigée par Harry E. Peterson et Earl Graham, adapte cet « aérosol encombrant, lourd et surtout rechargeable »114 aux exigences

d’un marché de masse en produisant un aérosol comportant un boitier plus léger inspiré des canettes de bière. Sa légèreté, son obsolescence programmée (le temps de vidanger la totalité du produit contenu) et son fond plat lui permettant d’être disposé sur des étagères font de ce nouveau modèle d’aérosol un objet adapté à la société de consommation d’après-guerre. L’année suivante, Continental Can Corporation et Bridgeport Brass Corporation se lancent dans une production à grande échelle d’aérosols non rechargeables. Crown développe encore davantage la technologie aérosol en mettant au point une valve « 1 pouce »115 fixée par

dudgeonnage116 comme sur le schéma situé ci-dessous.

114 Kleniewski A., Générateurs d’aérosols, Techniques de l’ingénieur, N° A9882 V1, Octobre 1996 ; Kleniewski

A., Générateur aérosol, Techniques de l’ingénieur, N° AG6720 V1, Octobre 2004.

115 La valve « un pouce » (soit une valve munie d’une coupelle d’environ 2,5cm de diamètre) devient par la suite

un standard de l’industrie des aérosols au niveau mondial, y compris en Europe. Ce standard dimensionnel perdure jusqu’à aujourd’hui.

116 D’une certaine manière, c’est l’action inverse du sertissage. Au lieu de plier le matériau à l’extérieur du col

du boitier réceptionnant l’opercule, l’action de dudgeonnage écarte la coupelle de la valve à l’intérieur du col. Seul une petite partie de la coupelle de la valve vient se replier sur le dessus du col pour assurer l’étanchéité de l’ensemble.

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Figure 7 : schéma en trois phases du processus de dudgeonnage.

La « fig.4 » (figure 7 ci-dessus) représente le col du boitier situé à son sommet. La « fig.6 » montre comment la coupelle de valve (élément n°5) se replie sur le col (élément n°6) écrasant ainsi le joint de coupelle (élément n°4) faisant l’étanchéité de l’aérosol. Malgré ces avancées techniques, les aérosols restent des produits encore relativement chers. Avant la publication du brevet de Robert Abplanalp en 1949117 marquant la mise au point de nouvelles valves, ces dernières comportaient des pièces en laiton très couteuses. La fabrication de plastiques rigides et résistants a ensuite permis la modification de cet élément de l’aérosol faisant ainsi baisser son prix de revient de manière significative. À la fin des années 1940, les consommateurs américains commençaient à s’intéresser de plus en plus à ce nouveau mode d’emballage comme en témoignent les premières statistiques de production mentionnées en première partie de chapitre.

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L’énumération de ces différentes versions des origines de la technologie aérosol met en évidence la capacité de l’industrie à produire elle-même son histoire et à la rendre publique

via différents supports professionnels (sites web et dépliants de communication. Cette

pratique commune aux collectifs industriels mentionnés (CFA, IGA, BAMA, FEA, NAA), consistant à porter un regard rétrospectif sur son propre parcours historique en racontant l’histoire de la technologie aérosol, est spécifique à certains moments critiques qui seront abordés dans les chapitres suivants. Chacune des versions est le fruit d’une action collective promue par les industriels d’un pays ou d’une région, et au cours de ce processus les associations professionnelles jouent un rôle essentiel. Ainsi les origines de l’aérosol américain diffèrent légèrement de celles de l’aérosol européen, plus attachées à l’inventeur norvégien du principe aérosol. Au sein même de l’Europe, les industriels français produisent une chronologie longue alors que les industriels allemands insistent sur la dimension collective de l’émergence de la technologie aérosol telle que nous la connaissons. Néanmoins, tous ces récits convergent vers un événement fondateur commun qui reprend immanquablement la phase de production industrielle de l’aérosol avec la « bug bomb » de l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Un autre point commun à tous les récits réside dans la production d’une histoire de l’aérosol à partir des brevets techniques déposés. Ici l’histoire de l’industrie rejoint celle de la technique qu’elle développe. Par ailleurs, toutes les associations proposent la même histoire linéaire à partir des années 1950 mettant en scène, à travers une diversification croissante des applications de l’aérosol sans heurt. C’est donc une vision du progrès technique lisse qui contraste avec d’autres versions historiques énoncées dans d’autres lieux notamment lors des formations (cf. introduction générale et chapitre 2). La série de moments critiques analysés dans cette thèse contraste fortement elle aussi ce récit progressiste du développement de la technologie aérosol.

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