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Parmi les articles qui composent chaque numéro, une forme de récit revient sans cesse sur la période 1975-1987 : les bilans. Les lecteurs de la revue trouvent ainsi régulièrement des bilans de la « situation », comme des nouvelles que l’on recevrait d’un front. Souvent transversaux, ces bilans dépeignent les avancées scientifiques du problème CFC/ozone en en présentant de manière détaillée les arguments, les méthodes, les équations chimiques et les modèles, ainsi que les prises de position politiques des différents pays de la Communauté Economique Européenne (CEE), des agences gouvernementales américaines, et des associations de consommateurs. Pour produire ces bilans à la fois scientifiques, politiques, et règlementaires, les auteurs convoquent un grand nombre de sources allant de l’article scientifique au rapport de plusieurs milliers de pages écrit par une instance scientifique étrangère (National Academy of Sciences) ou internationale (United Nation for Environment Programme UNEP, Inadvertent Modification of the Stratospheric Ozone IMOS167).

166 La sélection des articles a été faite manuellement en prenant comme mots clés « CFC » ou « Ozone » dans le

titre et/ou le corps des textes. J’ai ainsi obtenu un échantillon de 214 articles au total pour la période de 1975 à 1987.

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Certains de ces bilans sont factuels et d’autres sont plus critiques. Les auteurs de bilans prennent une position souvent liée à l’activité dans laquelle ils évoluent. Un auteur différent des autres s’exprime dans ces pages et formule lui aussi de nombreux bilans, il s’agit du Dr. Hans Kübler devenu rédacteur en chef de Aerosol Report peu de temps après le début du problème CFC/ozone168. Sa position désormais détachée d’une entreprise en particulier fait de lui un personnage central qui tente l’exercice compliqué de se placer à mi-chemin de tous les intérêts du secteur.

Kübler opère avec ces bilans généraux une opération de synthèse combinant les avancées scientifiques sur le problème CFC/ozone avec un volet critique. Il peut s’agir de critiques environnementales ou sanitaires formulées à l’égard des industriels par les consommateurs et citoyens vigilants. Ces derniers sont présents dans les pages de Aerosol Report via des revues de la presse grand public produites par les associations nationales. Mais il peut aussi s’agir de commentaires et de remarques formulées par les entreprises concurrentes prêtes à s’emparer d’un nouveau marché. Les bilans donnent des éléments précis aux lecteurs leur permettant de décider eux-mêmes des actions à envisager. Dans ce travail de synthèse, Kübler thématise à la fois une « industrie des aérosols » et les problèmes auxquels elle se confronte. Pour autant, peut-on considérer les bilans de Kübler comme une opération réflexive ? Si oui, comment qualifier ce second mode de réflexivité industriel auquel Kübler participe ?

Nous considérons Kübler comme un bon indicateur des soubresauts de la controverse qui se joue entre 1974 et 1987, un indice dynamique de la succession des prises de positions dominantes, un centre de gravité qui se déplace et peut témoigner des basculements opérés par le collectif industriel. Le fait que Kübler opère une sélection réfléchie pour rendre compte des positions les plus saillantes nous interdit cependant de penser ces bilans comme de fidèles 168 Vous trouverez en annexe, une bibliographie Dr. Hans Kübler paru dans Aerosol Report (Who’s who, Aerosol

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miroirs d’une réalité du collectif industriel. Les bilans de Kübler, circulant au sein du collectif industriel, constituent néanmoins des « feedbacks » que l’on peut apparenter à ce que Lynch désigne comme une « réflexivité mécanique » construite sur un mode interactionnel entre lui, ses lecteurs et la situation de l’industrie (Lynch, 2000). Malgré tout, contrairement à une boucle cybernétique ou à un thermostat, les lecteurs ne sont pas de simples récepteurs d’information réagissant par automatisme. Nous verrons que certains sont également des auteurs formulant des bilans sensiblement différents de ceux de Kübler au nom de leurs entreprises, d’autres prennent position publiquement en proposant des modes d’actions, enfin, beaucoup lisent Aerosol Report, sans pour autant y écrire, et alimentent ainsi les réflexions stratégiques se tenant dans leurs entreprises respectives en temps de crise. Le fait que les réflexions soient collectivement partagées, s’alimentent mutuellement et prennent en compte l’évolution des positions adoptées par d’autres acteurs externes au collectif industriel (scientifiques, consommateurs, gouvernements) nous amène à considérer qu’il s’agit aussi d’une forme de « réflexivité distribuée », telle qu’elle est identifiée à propos des scientifiques par Thoreau et Despret, cet ensemble de « gestes qui font exister, littéralement pour en prendre acte, des objections » (Thoreau & Despret, 2014, p415). Nous entendons ici « distribuée » dans le sens d’un processus collectif et intégratif. Il s’agit donc d’une forme hybride articulant réflexivité mécanique, distribuée et intégrative, dans le sens où le processus est à la fois récursif sur l’ensemble de la période, collectivement mis en œuvre et qu’il intègre à ses réflexions les réflexions d’autres entités. Pour désigner ce second mode réflexivité nous parlerons de réflexivité intégrative. Cette réflexivité intégrative participe à produire des collectifs industriels différentiés tout en élaborant les prises critiques qui les équipent leur permettent d’argumenter leurs justifications publiques d’une manière cohérente et techniquement solide. L’ensemble des membres des collectifs industriels émergents peut ainsi prendre position dans des débats très complexes et changeants. En ce sens les bilans jouent un

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rôle dans la formation de collectifs crédibles et cohérents vue de l’extérieur. Malgré tout, la réflexivité intégrative ne garantit pas une mise en acte uniforme des solutions. C’est ainsi que l’on observe un affrontement des possibles envisagés en fonction d’un scénario règlementaire incertain en cours de définition. L’horizon d’une interdiction des CFC demande à penser leurs substitutions. En ce sens nous allons voir que ce second mode, à la différence de actes réflexifs décrits par Lynch, Thoreau et Desprets, est susceptible d’avoir un effet important sur la composition même de l’industrie.

La suite du chapitre s’organise autour de la description des dynamiques des collectifs industriels face au problème CFC/ozone selon trois principales périodes. La première, de 1975 à 1977, s’apparente à un mouvement réflexe en réaction à un choc qui mêle à la fois la panique, la défiance et les appels au sang-froid. Les membres de l’industrie des aérosols prennent conscience de la situation et proposent les premières pistes de réflexion visant à qualifier un moment critique. La deuxième période, de 1977 à 1983 inclus, est une période de doute et d’incertitudes pendant laquelle des divergences plus marquées émergent entre certains acteurs de la production d’aérosol et l’industrie chimique productrice de CFC. Enfin la dernière période, de 1984 à 1987, peut se lire comme une période d’apaisement pendant laquelle la Fédération Européenne des Aérosols (FEA), qui rassemble les associations nationales comme le CFA ainsi que de nombreuses entreprises européennes, s’efforce de reconstruire l’unité perdue afin de parler d’une même voix au nom de l’industrie européenne lors des négociations préliminaires aux accords de Montréal de 1987.