• Aucun résultat trouvé

Incertitudes Scientifiques et dynamique du collectif CFC

Les producteurs de CFC sont omniprésents dans le monde de l’aérosol. Situés au cœur du problème CFC/ozone, ils forment un collectif spécifique depuis l’article publié par Rowland et Molina dans Nature en 1974192. Détenteurs d’une grande expertise en chimie, les producteurs de CFC publient très régulièrement dans la revue Aerosol Report des bilans de la situation en proposant notamment des interprétations des rapports scientifiques nationaux et internationaux et constituent en ce sens des contributeurs importants de la réflexivité industrielle du moment critique CFC/ozone.Hans Kübler, rédacteur en chef de la revue, laisse donc une place significative aux publications de Hoechst, Kalie Chemie, Imperial Chemicals Industries (ICI), ou encore Dupont de Nemours. Il publie par ailleurs lui-même des bilans qui recoupent en grande partie les conclusions des producteurs de CFC. Sur cette période une constante traverse l’ensemble des contributions des producteurs de CFC dans la revue. Tous les articles mettent à l’épreuve la thèse de Rowland et Molina sur la réduction de l’ozone par les CFC d’une manière ou d’une autre. Certains contestent les mesures de concentration de ces gaz dans l’atmosphère, d’autres critiquent la cohérence et la pertinence des modèles utilisés pour vérifier la théorie des deux chercheurs américains, d’autres encore proposent des interprétations alternatives du phénomène de dégradation des CFC pour infirmer leur prétendue action sur l’ozone elle-même. Une sélection de six articles permet de synthétiser la dynamique des acteurs du collectif CFC entre 1976 à 1984.

Le Dr. J. Massonne travaille pour un producteur de CFC installé à Hanovre : Kali Chemie. Dans un article de septembre 1976, il exprime des doutes vis-à-vis de l’hypothèse formulée 192 M.J. Molina and F.S. Rowland, "Stratospheric sink for chlorofluoromethanes: chlorine atom-catalysed

174

par Rowland et Molina, qui ne portent pas tant sur la véracité intrinsèque de la proposition théorique que sur la temporalité de l’action de vérification elle-même.

“L’un des arguments les plus sérieux en l’occurrence fut et demeure celui qui évoque le retard dans le temps qui se produit selon cette théorie entre l’émission dans l’atmosphère (de CFC) et l’action de ces substances sur la couche d’ozone”193

Ce rapport au temps se construit en référence à la fonction prédictive des modèles utilisés pour décrire l’action des CFC sur l’ozone à long terme. C’est l’intégration progressive de ces données dans les modèles de chimie atmosphérique qui permet de confirmer ou d’infirmer la fiabilité des prédictions qu’ils produisent. L’auteur met alors en scène des décalages et des incohérences entre les modèles et les mesures effectuées. Ce qui l’amène à conclure qu’il « convient de poursuivre encore le développement des calculs sur modèle étant donné que présentement, ils ne sont capables de refléter qu’imparfaitement les phénomènes réels dans la stratosphère et ce moyennant un degré d’incertitude très important »194. En abordant le

problème CFC/ozone par les modèles et les mesures de concentration, J. Massonne met en avant une temporalité de la démarche scientifique qu’il rapporte ensuite au degré d’urgence de la recherche d’alternatives techniques aux CFC. Il ne faut rien précipiter et « s’attendre à ce que les résultats expérimentaux (…) permettent de porter un jugement scientifiquement acceptable sur la théorie concernant l’ozone dans environ trois ans. »195 J. Massonne et à

travers lui, l’entreprise Kalie-Chemie, défend en 1976 une position attentiste vis-à-vis des savoirs scientifiques qui se traduit par une posture conservatrice. Mais il n’est pas suivi dans cette voie par l’ensemble des producteurs de CFC. Le premier rapport de la NAS, publié peu

193 Dr. J. Massonne (Kalie-Chemie), « les hydrocarbures fluorés sont-ils une menace pour la couche d’ozone ?

Etat actuel de la théorie sur l’ozone », Aerosol Report, Vol 15, 9/76, p239.

194 Ibid., p250. 195 Ibid., p252.

175

de temps après, fait réagir le collectif des producteurs de CFC. En 1977, deux articles mentionnent des programmes de recherche en lien avec le problème CFC/ozone.

En janvier 1977, l’entreprise Hoechst, publie sous la forme d’un encart publicitaire, un bilan de la situation des recherches sur l’ozone dans lequel on peut lire :

‘The possible consequences of the ozone hypothesis have spurred the entire aerosol industry into an intensive search for replacement products. It is generally

recognized that as yet there are no comparable

alternatives to the chlorofluorocarbon (CFC) propellants in current applications.”196

Hoechst présente de manière assurée ce que J. Massonne présentait encore comme un questionnement. Faut-il agir vite par rapport au problème CFC/ozone ou peut-on attendre ? Les entreprises de CFC sont-elles capables de produire des substituts viables ? Malgré la fragilité des connaissances scientifiques, les conséquences des premières découvertes du rapport de la NAS sont déjà visibles dans cet extrait. Certains producteurs de CFC réagissent déjà en recherchant des solutions techniques et en lançant des programmes de recherche et de développement. Ceci met en évidence les effets rétroactifs de la production réflexives des bilans sur le collectif CFC et les modes d’action qu’il met en œuvre.

Dans le numéro du mois suivant, R.J. Hodson (Imperial Chemical Industries), présente un point de vue différent. S’il va dans le même sens que la publicité de Hoechst concernant les projets de recherche de substituts aux CFC, R.J. Hodson va plus loin dans ses recommandations.

196 Entreprise Hoechst, “Hoechst on the situation in the aerosol-industry: NAS-Report and the CFC”, Aerosol

Report, Vol 15, 2/77, p.50. Cette citation est en anglais car elle s’adresse à l’ensemble des lecteurs européens de

176

“(…) il ne faut pas s’abandonner à l’illusion que la question de l’ozone pourrait-être la seule offensive conduite contre les aérosols (…) Si nous entendons nous autres de l’industrie des aérosols, réussir avec nos mesures contre ces autres critiques, il faut que nous assumions la garantie de ne commercialiser que des produits irréprochables.”197

Le problème de l’ozone n’est pas la seule critique formulée à l’égard des aérosols, mais seulement celle qui domine en 1977. Ce constat rejoint les remarques de Montford A. Johnsen en 1975 concernant la multiplication des critiques à l’égard de la technologie aérosol. Cependant R.J. Hodson s’oppose frontalement à la proposition de ce dernier et précise que passer « trop hâtivement à d’autres propulseurs susceptibles de nuire à la bonne réputation de notre branche »198 constitue le principal risque de la controverse sur l’ozone. Pour penser la fabrication des substituts évoqués par Hoechst, il faut « étudier chaque propulseur de remplacement pour déterminer sa toxicité et son action sur l’environnement »199. La

substitution des CFC est ici présentée comme l’occasion de gérer un ensemble de critiques faites au principe technologique aérosol. En se projetant plus loin, R.J. Hodson prend en compte davantage d’objections que ses homologues pour mener sa réflexion. Cette attitude d’anticipation se traduit dans une version du principe technologique aérosol capable selon lui d’endurer davantage de critiques et donc de préserver la réputation de cette technologie sur le long terme.

Dupont de Nemours s’exprime pour la première fois quelques années plus tard en 1981. Entre temps deux nouveaux rapports scientifiques ont été publiés, respectivement par la NAS et le

197 R.J. Hodson, « Les hydrocarbures fluorés et leurs applications du point de vue de l'industrie des aérosols et

d'autres industries », Aerosol Report, Vol 16, 3/77, p111.

198 Ibid., p111. 199 Ibid., p111.

177

DOE. Dans cet article, l’entreprise présente sa « brochure pratique »200 destinée aux

consommateurs d’aérosols ainsi que la théorie de la réduction de la couche d’ozone en précisant que

« … sur la base de cette hypothèse qui n’a jamais pu être prouvée à ce jour, les aérosols contenant des CFC ont été interdits dans plusieurs pays (USA, Norvège, Suède, la CEE a imposé des réductions d’utilisation…) »201.

Dupont de Nemours déplore la fragmentation prématurée de des espaces réglementaires américains et européens, et défend la préservation du principe technologique aérosol tel qu’il est. L’entreprise appelle notamment à plus de cohérence dans les postures des défenseurs du principe technologique. Une posture conservatrice n’est tenable que si le collectif industriel reste uni en faisant bloc dans ces actions.

En décembre 1982, Dr G. Pfleiderer (Hoechst) fait le même constat que Dupont de Nemours concernant la fragmentation des espaces réglementaires liés à la technologie aérosol202. Cette entreprise décide alors de se repositionner. Il ne s’agit plus de se contenter de lancer des programmes de recherche, mais de réaffirmer les avantages intrinsèques des gaz CFC par rapport à la concurrence. L’année suivante, le Dr Elmar Heiskel (Hoechst, Frankfort) publie coup sur coup trois articles203 à charge concernant les propulseurs de remplacement envisagés.

Ces critiques constituent une forme de défense visant à contrer la montée en puissance des propositions alternatives des concurrents du collectif CFC que je détaillerai dans la partie suivante. Elmar Heiskel émet de fortes critiques contre les autres gaz propulseurs comme le

200 Dupont de Nemours, « Action des chlorofluorocarbones (CFC) dans l’atmosphère », Aerosol Report, Vol 21,

10/81, p327.

201 Ibid., p327.

202 Dr G. Pfleiderer, « La controverse sur l'ozone : compte rendu de la situation actuelle », Aerosol Report, Vol

21, 12/82

203 Dr Elmar Heiskel, « Hydrocarbure fluorés - indispensables à la technologie de l'aérosol », Aerosol Report,

178

dyméthyléther ou les mélanges butane/propane en insistant sur leurs caractéristiques d’inflammabilité, d’explosion et/ou de toxicité. Le porte-parole de Hoechst produit à cet égard une histoire des CFC et du choix de ces gaz en tant que « propulseurs de sécurité »204. En

garantissant une sécurité d’emploi pour les consommateurs ainsi qu’une sécurité industrielle pour les producteurs, l’ensemble de l’argumentaire vise à justifier « l’indispensabilité des CFC » 205 auprès des fabricants comme des gouvernements. Le Dr Elmar Heiskel propose ainsi une version du principe technologique aérosol dans laquelle les propulseurs CFC sont considérés comme indispensables à son existence. Cette version suppose en creux la solidarité de l’ensemble de l’industrie des aérosols avec le collectif CFC.

Pourtant situé au cœur des critiques, le collectif des producteurs de CFC n’est pas uni dans la revue. Bien que partageant un scepticisme fort à l’égard l’hypothèse de Rowland et Molina, cette position commune sert d’appui pour chacune des entreprises qui, en s’adressant à ses clients et/ou à ses concurrents, développe des arguments spécifiques et prend position de manière contrastée. Les membres du collectif sont ainsi partagés entre la volonté de faire bloc206 et l’envie de tirer son épingle du jeu en affirmant la possibilité d’une série

d’alternatives et/ou en tenant des positions de plus en plus conservatrices vis-à-vis du principe technologique. La période entre 1975 et 1984 constitue un moment d’instabilité au sein du collectif CFC en raison de la concaténation de plusieurs phénomènes : la fragmentation des espaces réglementaires se manifestant par une série de mesures aux États-Unis et en Europe, la multiplication des rapports scientifiques nationaux et internationaux, la pression grandissante de l’opinion publique américaine et européenne perceptible dans les listes de critiques, et les congrès professionnels. Les divergences observées au sein des producteurs de

204 Ibid., p403. 205 Ibid., p 403.

206 La volonté de faire bloc traduit une modalité réflexive conservatrice visant à maintenir la version du principe

technologique telle qu’elle existe. Nous verrons dans les chapitres 4 et 5, les conséquences à court et long termes de l’adoption d’une telle posture de résistance faces aux critiques.

179

CFC sont aussi dues à des tensions à une échelle plus large, celle de l’industrie des aérosols. En effet, d’autres collectifs prennent les devants et proposent différentes versions du principe technologique aérosol dans lesquels les CFC sont remplacés par d’autres gaz propulseurs.