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Des alternatives aux gaz CFC ont toujours existé comme en témoigne le brevet d’Erik Rotheim qui prône l’usage du Dyméthylether ou le panel de gaz propulseurs proposés par les entreprises de chimie et l’industrie pétrolière. Comme cela a été mis en évidence dans le chapitre précédent, cet éventail de gaz propulseurs a contribué au développement de versions différenciées de l’aérosol en Europe et aux États-Unis montrant la part de contingence dans le processus d’élaboration de ces deux marchés de l’aérosol. Le marché européen privilégie des aérosols haut de gamme en aluminium et à base de CFC, alors que les producteurs américains se positionnent sur un marché à bas prix avec des aérosols combinant des boitiers trois pièces en acier et des propulseurs à base d’hydrocarbures.

Malgré ces différences observées d’un continent à l’autre, les propriétés chimiques exceptionnelles (inodore, incolore, ininflammable, non-toxique) des gaz CFC leurs ont permis de rapidement s’imposer, plus particulièrement en Europe207, comme des candidats idéaux

pour la formulation des aérosols destinés à l’espace domestique (cosmétiques, insecticides, produits ménagers). Dans la bouche des ingénieurs de l’époque que nous avons rencontrés, les gaz CFC sont encore synonymes d’un « âge d’or de l’industrie aérosol »208.

Le chapitre précédent a également montré que le changement d’un élément d’un aérosol nécessite des mois, voire des années, de mise au point et de travail collectif mettant ainsi en 207 Pour rappel en Europe, 70% des aérosols produits dans les années 1970 sont élaborés à base de gaz CFC

contre 30% aux États-Unis. Cf : Carnet « Salons aérosols de Paris » 2013-2016 ; Entretien avec un ingénieur de valves et de pompes en février 2014, « code Valve 1 ».

208 Entretien avec le secrétaire général du CFA en mai 2014, code : « SCFA 2014 » ; Entretien avec un ingénieur

de valves et de pompes en février 2014, code : « Valve 1 » ; Entretien avec un ingénieur matériaux et chimiste en mars 2014, code : « Expert CFA FEA entretien n°1 ».

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évidence l’existence d’un gap important à franchir entre l’existence d’un gaz propulseur alternatif et le basculement effectif de toute une production industrielle vers cette version alternative.

Parmi les versions concurrentes émergeant avec le problème CFC/ozone, deux options de substitution sont envisagées : le Dyméthylether (DME) et les mélanges hydrocarbures butane/propane. Dans ce qui suit je laisse de côté la première209 pour privilégier les mélanges butane/propane. Ces derniers sont davantage mis en avant dans la revue, les arguments développés sont diversifiés et formulés par de nombreux d’acteurs. Quels projets techniques sont envisagés autour de l’option butane/propane pour parvenir à maintenir le principe technologique aérosol ? Comment ces options sont-elles formulées et justifiées ? Qui sont les acteurs qui initient ces dynamiques concurrentes et simultanées aux dynamiques du collectif CFC ?

Une première possibilité de produire des aérosols de laque capillaire sans CFC est émise en 1978 dans un article publié par deux employés, E.J.Murphy & A.H.Bronnsack, travaillant pour un « metteur en marché »210 international de produits cosmétiques, GAF Corp.

“Since FHC-aerosol-market drastically had been affected by the ‘ozone crisis’, the question now actually is how this

209 L’alternative DME fait l’objet d’un affrontement d’experts en chimie autour de quatre articles : L.J.M.

Bohnenn (Aerofako), « Ether de Diméthyl : une alternative prometteuse pour un propulseur dans la crise des hydrocarbures fluorés. », Aerosol Report, Vol 16, 10/77 ; Dr. Hans Braütigam (Kalie-Chemie), « Le diméthyléther, est-il un propulseur de rechange pour les aérosols ? », Aerosol Report, Vol 18, 1-2/78 ; Dipl.Ing. Bernd Hoffman (Hoechst), « Le diméthyléther est-il réellement prometteur ? », Aerosol Report, Vol 17, 3/78 ; L.J.M. Bohnenn (Aerofako), « DME une alternative prometteuse pour un propulseur dans la crise des hydrocarbures fluorés ? Part 2 », Aerosol Report, Vol 18, 3/79. Bohnnen travaille pour un fabricant de gaz, Aerofako. Il défend l’alternative DME contre deux experts du collectif CFC, Braütigam (Kalie-Chemie) et Hoffman (Hoechst). Cependant il faut noter qu’aujourd’hui les deux options (DME et Butane/Propane) coexistent dans l’industrie des aérosols.

210 Terminologie utilisée par les professionnels de l’aérosol pour désigner l’acteur situé au bout de la chaine de

production. Le « metteur en marché » est le dernier intermédiaire de production et c’est donc lui qui réalise l’acte de commercialisation d’un aérosol. Cette place implique notamment un certain nombre de responsabilités légales concernant l’étiquetage, le transport et la sureté des produits sortant de l’usine. Etre un « metteur en marché » implique aussi une mise en visibilité du nom de l’entreprise associé au produit vendu, pour le meilleur comme pour le pire.

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important market can be kept up without the use of CFC- propellant”211

Situées en première ligne des critiques publiques depuis quelques années déjà (cf. Chapitre 4), les marques de cosmétique sont aussi les plus sensibles aux évolutions de la crise. Cette position les pousse à anticiper davantage les problèmes puisque le changement d’un seul composant demande de revoir tout le produit fini et donc d’ajuster l’ensemble des fournisseurs à la nouvelle production. Cette réactivité aux critiques est donc intimement liée à la complexité des problèmes techniques que doivent par la suite gérer les ingénieurs packaging chargés de mener les tests de compatibilité contenant/contenu. Certains de ces tests sont notamment pratiqués en chambre chaude afin d’accélérer les réactions chimiques. Menés sur plusieurs mois pour évaluer la résistance de l’emballage aérosol dans son ensemble, ils imposent des délais importants à inclure dans l’élaboration d’un produit destiné à la vente212. L’entreprise GAF Corp. est située à la fois sur le sol allemand et aux États-Unis. Le mois suivant la publication de l’article, l’interdiction des gaz CFC pour des usages aérosols devient effective sur le territoire américain. Ce qui signifie qu’à la date de publication de l’article, la firme est déjà en prise directe avec les problèmes techniques de reformulation de sa gamme de produits cosmétiques, dont les sprays capillaires. Les deux auteurs mentionnent entre autres « le mauvais pouvoir solvant des gaz hydrocarbures »213 comparés aux gaz CFC. Avec ce témoignage, E.J.Murphy & A.H.Bronnsack importent le problème de la substitution en cours aux États-Unis, notamment certaines propriétés problématiques des gaz hydrocarbures, dans l’espace de réflexion européen de la revue Aerosol Report.

211 E.J.Murphy & A.H.Bronnsack, GAF Corp. USA & GAF Deutschland, « Non-Flurocarbon Hairsprays –

Trend from the view of the US Cosmetic Market », Aerosol Report, Vol 17, 6/78, p171. Cette communication d’entreprise publiée comme un encart publicitaire n’est traduite qu’en anglais et en allemand dans la revue.

212 Le chapitre 1 détaille davantage ces processus de test. J’aborderai plus en détail le processus d’élaboration

conjointe d’une batterie de tests et d’un espace marchand dans le chapitre 3.

213 E.J.Murphy & A.H.Bronnsack, GAF Corp. USA & GAF Deutschland, « Non-Flurocarbon Hairsprays –

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Cette option défendue par GAF Corp ne fait pas l’unanimité chez les autres producteurs de cosmétique.

« Je venais d’arriver chez L’Oréal à l’époque et je me souviens très bien d’un discours du président directeur général disant ‘de mon vivant on ne remplacera pas un risque potentiel par un risque réel’. Il faisait référence au fait que le risque de destruction de la couche d’ozone n’était pas démontré tandis que le risque d’utiliser des gaz inflammables dans des produits domestiques est bien réel. »214

Dans cet entretien avec le secrétaire général du CFA (2004-2016), on retrouve la position de L’Oréal, un concurrent de GAF Corp à cette époque. Pour cette entreprise, il apparait impensable, à ce moment-là, d’engager un basculement de production des aérosols cosmétiques vers une version sans CFC. Contrairement à GAF Corp qui se positionne du même côté que le conditionneur Puritan en prônant un changement rapide de propulseur pour éviter une remise en question radicale du principe aérosol, L’Oréal se range à cette époque du côté des producteurs de CFC en défendant la dimension sécuritaire des gaz CFC face à l’hypothétique destruction de la couche d’ozone.

Progressivement d’autres acteurs s’intéressent à cette possibilité de basculement d’une grande partie de la production aérosol vers des propulseurs hydrocarbures. En premier lieu les producteurs de gaz hydrocarbures européens comme l’entreprise Shell. En 1980, P. Mulvany, technicien sénior dans le service recherche et développement de la multinationale Shell, explique dans le détail comment bien adapter ses formules aux gaz hydrocarbures et donne des exemples de pays dans lesquels le changement s’est opéré « sans problème »215. En guise

214 Entretien avec le secrétaire général du CFA en mai 2014, code : SCFA2014.

215 P. Mulvany, « A review of hydrocarbons propellants in aerosol formulations », Aerosol Report, Vol 19, 9/80,

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de conclusion, Mulvany propose aux lecteurs un bilan des avantages et des inconvénients : les gaz hydrocarbures permettraient de réduire fortement le coût de revient du propulseur, de produire des formules aqueuses moins chères, et de réduire les problèmes de corrosion des boitiers aérosols en acier. Insistant sur la critique principale et récurrente faite à ces propulseurs, l’inflammabilité, il mentionne aussitôt que ce « danger peut être réduit par un travail de formulation et la sélection d’une valve appropriée » 216. Ainsi les risques pointés du doigt par certains producteurs de CFC peuvent être gérés par un savoir-faire technique, notamment en adaptant d’autres parties de l’aérosol. Dans l’argument développé ici germe déjà un projet de prolongement du principe technologique aérosol qui engage d’autres acteurs comme les producteurs de valve. On perçoit avec ces projets alternatifs aux CFC que les hydrocarbures présentent certaines propriétés physiques différentes à prendre en compte dans la réflexion pour ajuster conjointement le principe technologique et l’appareil productif qui le génère. Les propriétés physiques des matériaux sont des paramètres qui peuvent avoir une influence non négligeable sur le cours des choses. Le spécialiste en sciences politiques du Moyen-Orient, Timothy Mitchel en donne un bon exemple avec l’histoire politique contemporaine des matières fossiles (Mitchel, 2009). Sans proposer un modèle totalement déterministe, il met en évidence le fait que les propriétés physiques du charbon et du pétrole ont pleinement participé à la formation de marchés différenciés plus ou moins globalisés, à la transformation de rapports de production, à la genèse des démocraties occidentales ainsi qu’à la mise en forme des relations diplomatiques entre l’Occident et le Moyen-Orient. Cette approche nous invite à reconsidérer les propriétés physiques des gaz de propulsion. Les gaz CFC à l’origine de la controverse à l’échelle mondiale de l’ozone sur un plan environnemental et progressivement mises au cœur des débats entre les industriels sur un plan

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sécuritaire et technique participent avec les gaz butane/propane à un ré-ordonnancement général des collectifs de l’industrie des aérosols.

A commencer par les associations professionnelles, comme le CFA ou la Fédération Européenne de Aérosols (FEA), toujours très attentives aux dynamiques internes des collectifs industriels producteurs d’aérosols. Etant donné que les associations constituent, tout comme la revue, des centres d’information et de débats, les entreprises les sollicitent régulièrement pour obtenir des informations précises concernant les projets réglementaires et les changements technologiques en cours. Cette activité collective s’intensifie lors d’un moment critique. A l’écoute de cette industrie et des dynamiques collectives qui l’animent, certaines associations décident d’accompagner leurs adhérents dans l’accomplissement des ajustements techniques et juridiques nécessaires à l’adoption des hydrocarbures. C’est ainsi que l’on trouve dans le numéro d’avril 1980 une annonce de la FEA qui propose un premier séminaire « Safety in Aerosol filling, with particular respect to problems caused by changing propellant types »217. Le séminaire, programmé le 24 juin 1980, au Sofitel de Bruxelles, a pour sous-titre : « Don’t solve a problem by creating another ». Avec ce séminaire, la FEA se donne comme objectif de réunir les professionnels qui envisagent ce type de changements technologiques et les modifications de la ligne de production qu’ils supposent afin de mieux les encadrer. Un accident d’usine nuirait gravement à l’ensemble de la production d’aérosols218.

“(…) the handling of this materials (hydrocarbons) in a factory requires special skills and techniques to avoid serious problem.”219

217 Fédération Européenne des Aérosols, « FEA Seminar 'Safety in Aerosol Filling' with particular respect to

problems caused by chaging propellant types. », Aerosol Report, Vol 1, 4/80, p116.

218 Carnet « CFA » N°2 2016-2017.

219 Fédération Européenne des Aérosols, « FEA Seminar 'Safety in Aerosol Filling' with particular respect to

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Passer aux hydrocarbures nécessite en premier lieu d’engager des personnes compétentes ou de former les personnels en place. Les usines doivent être adaptées à ces gaz explosifs, notamment les circuits d’alimentation électrique. Certaines entreprises changent l’organisation physique de l’usine et optent pour une sortie des lignes de production du bâtiment principal vers des bunkers où sont disposés les machines de remplissage. Avec cette intervention de la FEA, nous saisissons mieux le rôle d’accompagnateur joué par les associations dans les ajustements du principe technologique. Sans y paraitre la posture à tenir est néanmoins très délicate. Il est en effet formellement interdit de favoriser une partie de l’industrie au détriment d’une autre. Dans ce contexte, défendre au mieux l’intérêt général de l’ensemble de l‘industrie passe par un accompagnement discret des changements puisqu’officiellement la FEA défend les intérêts de toute l’industrie et donc nécessairement ceux des fournisseurs et des utilisateurs de gaz CFC. Au-delà de cette position d’équilibriste, nous relevons ici un retour du mode d’action par la formation des associations professionnelles dans le but de préserver la réputation du principe technologique en minimisant les risques d’accidents. Comme la FMA proposée par le CFA en 2014, cette formation autour de la sécurité du remplissage d’aérosol de la FEA vise à orienter le comportement de certaines entreprises pour le bien de l’industrie des aérosols dans son ensemble. La FEA, comme le CFA, n’a pas de moyens coercitifs à sa disposition pour imposer à ses membres de suivre cette formation. Cependant ils peuvent argumenter pour faire venir leurs adhérents. Ici la FEA utilise la revue Aerosol Report et met en garde les lecteurs contre la dangerosité effective des gaz propulseurs inflammables dans les usines. A.Kleniewski publie l’année suivante un compte rendu de ce séminaire de formation tenu à Bruxelles. Il met en scène un nouvel acteur qui souhaite s’associer au changement en cours : le Laboratoire d’études et de Recherches des Emballages Métalliques (LEREM) dont il est lui-même le directeur. Toujours en fonction aujourd’hui, ce laboratoire privé détient un

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agrément du ministère des transports concernant les matières dangereuses. Parmi ses différentes activités, le laboratoire teste des aérosols avant leur mise sur le marché220. Le conseil technique et les essais constituent sa principale activité. Ces opérations permettent la classification, l’inscription dans une catégorie légale et l’étiquetage conforme de chaque aérosol. Ce travail de catégorisation conditionne ensuite les règles de stockage, de distribution, de vente et d’usage pour le consommateur. A.Kleniewski décortique toutes les méthodes de classification des produits inflammables, les règles de sécurité pour le stockage et les normes d’essai. Tous ces thèmes techniques ont été abordés pendant la formation FEA. Il présente l’intervention comme un « examen critique des implications du changement de propulseur »221. Il établit la liste des avantages et des inconvénients des hydrocarbures, qui

sont « stables, économiques et n’ont pas d’action sur la couche d’ozone »222, mais dégagent parfois « une odeur désagréable qui nécessiterait l’usage d’un tamis moléculaire pour les purifier »223 et « inflammables », ce qui suppose des ajustements sur l’aérosol lui-même. Le propos est dense et le LEREM fait ainsi la démonstration de son expertise dans le domaine. Dans le compte rendu détaillé de cette formation, la transition vers des propulseurs hydrocarbures s’accompagne obligatoirement d’une adaptation de l’ensemble des sites de production aux nouveau risques industriels. Le basculement semble de ce point de vue très couteux. Les ajustements techniques pour produire un aérosol sans CFC sont en effet nombreux. A.Kleniewski avance un dernier argument en faveur du changement à la fin de son compte rendu : le prix. Avec les mélanges butane/propane, il faut s’attendre à « un certain abaissement du prix de revient du produit contenu » et ceci « devrait servir à financer un

220 Entretien contemporain avec le directeur actuel du LEREM.

221 A.Kleniewski, « Changement de propulseur pour générateurs d’aérosol et implications au niveau du

consommateur », Aerosol Report, Vol 20, 1/81, p8.

222 Ibid., p9. 223 Ibid., p9.

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contrôle accru et des investissements plus lourds en installation de conditionnement »224. Nous avons retrouvé cet argument du prix lors d’un entretien avec un ancien ingénieur de cette époque.

« Les CFC c’était une controverse scientifique mondiale. Il y avait beaucoup de confusion à l’époque sur ce qui se passait. Mais c’était surtout pour certains acteurs un super coup, il y en a qui s’en sont mis plein les poches. Par exemple si l’on prend le prix du gaz CFC par rapport au Butane/Propane, il est deux fois moins cher et il en faut trois fois moins en volume pour propulser une formule. C’est un rapport de 1 à 6, c’est énorme. »225

Si pour certains, le problème CFC/ozone est une crise importante, pour d’autre c’est un « super coup », une transition certes périlleuse et complexe mais qui peut s’avérer être une opération rentable.

Avec le remplacement des CFC par des gaz inflammables dans une grande partie des aérosols, le thème du contrôle et de la sécurité prend une ampleur sans précédent dans la revue ainsi que dans les projets réglementaires nationaux et européens (amendement de la directive aérosol européenne, révisions des standards FEA, réglementation SEVESO pour les usines). Les méthodes de tests deviennent une pratique centrale de l’industrie pour garantir la sureté de l’ensemble des aérosols et les laboratoires d’essai participent activement à ce processus.