• Aucun résultat trouvé

La mobilisation d’acteurs spécifiques en fonction de problèmes circonscrits est un thème désormais classique des travaux consacrés à la construction des problèmes publics (Dewey, 1927 ; Gusfield, 1981). Parmi les contributions les plus récentes à ces travaux, Stève Bernardin montre dans sa thèse108, tout l’intérêt de s’intéresser à la fabrique privée des problèmes publics en se situant au croisement de la sociologie des problèmes publics et de la sociologie des groupes d’intérêts développée en France par Michel Offerlé (Offerlé, 1998). Bernardin met ainsi en évidence une « mobilisation mésestimée des entrepreneurs » (p23) dans le processus de constitution des problèmes publics en montrant notamment les disparités importantes entre acteurs privés dues à la mise en concurrence des dirigeants d’entreprises et de leurs experts dans la définition du problème à traiter. Il montre en particulier qu’il y a une pluralité des positions parmi les acteurs privés lorsqu’il s’agit de (re)définir un problème les concernant. Cette pluralité des positions est d’autant plus visible lorsque l’on envisage non pas un problème public particulier, mais le parcours d’une industrie et d’une technologie générant une multitude de problèmes comme c’est le cas ici. À partir du cas du tissu industriel développé autour de l’automobile, analysé dans la thèse de Bernardin (constructeurs, équipementiers, et assureurs), on imagine aisément des variations dans le positionnement de ces acteurs lorsqu’ils sont confrontés aux problèmes de la sécurité routière, de l’économie de carburant, de l’automatisation ou de la pollution atmosphérique. Aujourd’hui, certains constructeurs vont jusqu’à repenser la place de l’automobile elle-même dans un ensemble de

108 Stève Bernardin, La fabrique privée d’un problème public : la sécurité routière entre industriels et assureurs

aux États-Unis (années 1920-2000), thèse de doctorat en science politique effectuée sous la direction de Michel

106

moyens de transport à combiner en prenant le problème sous l’angle de la mobilité quotidienne.

Dans son analyse de la constitution des problèmes publics, Gusfield aborde la question de la propriété des problèmes en la reliant à la légitimité de certains acteurs à être entendu dans l'espace public et à leur capacité d'action vis-à-vis du problème (Gusfield, 1981). Alors que les industriels ne sont généralement pas considérés de prime abord comme des acteurs légitimes quant à la prise en charge des problèmes qu'ils génèrent, en étant à l’origine des dits problèmes, ils en sont bien souvent les premiers témoins et acteurs. Ils participent donc très tôt à leur définition bien en amont d’une éventuelle publicisation. Ce faisant, leur action consiste principalement, non pas à agir sur la définition du problème dans un espace public, mais plutôt à éviter que le problème en question devienne public. Étudiant la « carrière » de l’amiante comme problème public, Emmanuel Henry met en évidence l’articulation d’espaces confinés et d’espaces publics dans les processus de définition des multiples problèmes posés par cette substance (Henry, 2004 ; Henry, 2007 ; Gilbert & Henry, 2009). Nous le verrons dans le cas des actions menées par les collectifs industriels, le passage d’un problème donné dans l’espace public, sa publicisation, ne représente finalement qu’une partie des multiples problèmes inhérents au développement d’une technologie comme l’aérosol. Par ailleurs, l’analyse de la carrière d’un problème public présuppose déjà en soi la publicisation de ce problème en adoptant un regard rétrospectif.

La thèse que je défends change de perspective. Au lieu de partir d’un problème public déjà identifié et stabilisé qu’il faudrait déconstruire en remontant le temps et en variant les focales, je remets au centre de l’analyse l’action de l’industrie et le développement de la technologie qu’elle produit. Aussi, j’ai pu constater et mettre en évidence une multiplication et une accumulation des problèmes. En ce sens, il n’y a pas un problème public de l’aérosol, mais

107

des problèmes divers. Selon leur spécificité et leur ampleur, ces problèmes ne mobilisent pas les mêmes groupes d’entrepreneurs. Tout comme Lippman (1925) constate dans The Phantom

Public qu’il n’existe pas un public unifié et impliqué sur tous les problèmes publics, mais un

public fractionné en fonction de la nature de ces problèmes, l’industrie des aérosols est analysée dans cette thèse comme un être fractionné dont il faut saisir la dynamique pour comprendre les ressorts de sa pérennité. La description de l’activité de l’industrie des aérosols est donc traversée par ces tensions. Bien que formant un ensemble d’acteurs en interaction, l’industrie est potentiellement constituée comme une entité hétérogène faite de plusieurs collectifs mobilisés sur différents problèmes. Cette hétérogénéité de l’industrie est un élément important à prendre en compte dans l’analyse puisque, comme le précise Gusfield (1981), il existe une relation dynamique à double sens entre la définition d’un problème public et la composition des groupes mobilisés par ce problème.

Dans ces conditions, un tissu industriel peut se stabiliser avec le temps tout en se reconfigurant plus ou moins profondément en fonction des moments critiques qui le traversent. Si la nature de ces moments critiques participe à la définition de la composition du collectif d’entreprises concerné, la constitution de celui-ci dépend aussi de l’objet technique lui-même situé au centre du problème. La dernière partie de ce chapitre entre justement dans le détail de la technicité d’un aérosol afin de saisir les dynamiques qui animent cette industrie des aérosols.