• Aucun résultat trouvé

L’industrie des aérosols à l’épreuve de la « crise L’industrie des aérosols à l’épreuve de la « crise

Conclusion : retour sur la problématique

Chapitre 2 L’industrie des aérosols à l’épreuve de la « crise L’industrie des aérosols à l’épreuve de la « crise

de l’ozone »

Introduction

L’utilisation de gaz Chlorofluorocarbones (CFC) dans différents biens de consommation (systèmes de réfrigération, climatiseurs, sprays aérosols, mousses expansées) a engendré d’importants débats au cours des années 1970-1980. En 1974, deux chimistes américains, Frank Sherwood Rowland et Mario Molina, publient un article dans la revue Nature147. Ils émettent alors l’hypothèse que la dégradation des gaz CFC en altitude conduit à une réduction de la concentration d’ozone dans la stratosphère. Or la couche d’ozone protège l’ensemble des formes de vie terrestre en filtrant les rayons U.V. soupçonnés d’être des agents cancérigènes. Sa disparition est alors perçue comme un risque environnemental majeur à l’échelle planétaire remettant en question à moyen terme l’existence de la vie sur terre. L’industrie des aérosols devient alors la cible de toutes les critiques. Entre 1974 et 1987, date de la signature des accords de Montréal, les rapports scientifiques émis par des instances nationales et internationales se succèdent pour alimenter les débats et les décisions des différents gouvernements. L’épisode rappelé ici est bien connu du grand public et il constitue au même titre que le climat (Aykut et Dahan, 2015) ou la production mondiale d’amiante (Mc McCulloch & Tweedale, 2008), ce qui a été identifié comme étant le revers de la globalisation des activités industrielles productrices de risques sanitaires et environnementaux (Sellers et Melling, 2011 ; Pestre, 2014 ; Boudia & Henry, 2015).

147 M.J. Molina and F.S. Rowland, "Stratospheric sink for chlorofluoromethanes: chlorine atom-catalysed

142

C’est d’ailleurs aussi un cas bien documenté par de nombreux travaux dans différents domaines. Les débats sur l’ozone et les CFC deviennent avec le temps un objet travaillé, disséqué, reformulé, problématisé et mobilisé par un grand nombre d’auteurs. Une des particularités de cette littérature réside dans son orientation très opérationnelle : le cas est mobilisé par les acteurs pour agir. Dès la mise en route du protocole, le diplomate leader de la délégation américaine analyse à chaud les négociations qui ont abouti aux accords de Montréal (Benedick, 1989). Ces derniers constituent selon lui un véritable « succès diplomatique » dont il faut tirer les leçons pour relever le nouveau défi de la diplomatie mondiale que représente le réchauffement climatique. La même année, une journaliste américaine propose un récit chronologique, intitulé Ozone Crisis (Roan, 1989), qui décrit le combat de S. Rowland et M. Molina pour convaincre scientifiques, gouvernements, citoyens et industriels de la nécessité d’une action publique de grande ampleur. En 1992, Peter Haas, professeur de sciences politiques, présente le problème de la couche d’ozone comme un terrain idéal de mise à l’épreuve de sa notion de « communauté épistémique », élaborée quelques années auparavant (Haas, 1989 ; Haas, 1992). Edward Parson, spécialiste en droit de l’environnement, explore quant à lui la technicité réglementaire du protocole de Montréal (Parson, 1993), soulignant sa capacité d’adaptation aux progrès scientifiques et techniques. De son côté, la National Aeronautics and Space Administration (NASA) édite en 1995 une monographie historique qui fait de la réduction de l’ozone un phénomène fondateur pour ériger leurs satellites en instruments privilégiés de compréhension des changements globaux qui affectent la planète Terre (Lambright, 1995). Dans les années 2000, Maureen Christie, philosophe et historienne des sciences, mobilise la controverse de l’ozone comme un cas pertinent pour documenter les liens entre conceptions philosophiques de la preuve et façons contemporaines de penser la science (Christie, 2001). La même année, Reiner Gründmann, professeur de Science and Technology Studies (STS), compare la politique de l’ozone en

143

Allemagne et aux USA, et considère les accords de Montréal comme un « succès inattendu » (Gründmann, 2002). La littérature très abondante sur le sujet a fait de la situation CFC/Ozone un cas emblématique de ce que Soraya Boudia a appelé le tournant environnemental des années 1970 (Boudia, 2015 dans Boudia et Henry (dir.), 2015) et ce chapitre contribue à la caractérisation de ce tournant en explorant les dynamiques des industriels engagés dans le processus.

La sélection de travaux ci-dessus donne à voir la diversité des approches de ce phénomène depuis une vingtaine d’années. Il n’existe pas un problème solidifié et unifié des CFC et/ou de l’ozone, mais plutôt toute une gamme de versions contrastées. Pour autant, elles présentent un point commun : l’issue du protocole de Montréal est qualifiée comme un véritable succès. Bien que certains auteurs insistent plus que d’autres sur les épreuves et les moments de doute, l’ensemble de ces travaux traduit une forme d’optimisme méthodologique, épistémologique, politique, scientifique et moral. Véritable cas d’école, le problème CFC/ozone148 est devenu

l’exemple type d’une résolution d’un problème environnemental sur le mode du « gagnant- gagnant ».

Mais, aspect beaucoup moins connu, le problème CFC/ozone est aussi un cas d’école pour l’industrie. Parmi les épreuves identifiées dans le récit de la Formation aux Métiers de l’Aérosol (FMA, cf. introduction générale), la « grande crise de l’ozone » tient une place importante149. Selon le secrétaire général du Comité Français des Aérosols (CFA) durant cette formation, elle fait partie des « obstacles potentiellement mortels pour une industrie ». Par ailleurs le CFA mobilise le problème CFC/ozone dans différents supports de communication et produit ainsi dans ses brochures une déclinaison de trois variantes du problème CFC/ozone. Dans un premier document, intitulé « Il était une fois les aérosols », édité en 2002, 148 Afin de tenir compte des qualifications différentes d’un auteur à l’autre, sans en privilégier aucune, j’adopte

l’expression « problème CFC/ozone » dans l’ensemble du chapitre.

144

l’association française s’adresse aux jeunes enfants. La brochure présente une forme graphique inspirée de la bande-dessinée avec des pages composées de vignettes. Le problème CFC/ozone est mis en scène de manière concise. Le CFA souhaite couper court à toute confusion chez les jeunes lecteurs de la brochure, futurs consommateurs potentiels, en précisant que les aérosols ne contiennent désormais que des gaz qui ne nuisent pas à la couche d’ozone. Un second document, intitulé « Mieux connaitre les aérosols », s’adresse au « grand public ». Dans cette brochure, le CFA précise notamment que les fabricants aérosols n’ont pas seulement « abandonnés les CFC depuis 1990 » mais également qu’ils ont été « les premiers » à faire ce travail de transformation industrielle. En précisant ce rôle de précurseur le CFA tient à montrer que cette industrie est capable de relever les défis environnementaux et de mobiliser ses ressources technologiques plus rapidement que d’autres. Enfin, il existe également une variante intermédiaire du problème CFC/ozone destinée aux jeunes adultes. Ce dernier document, intitulé « A la découverte des aérosols », reprend le récit des CFC en l’articulant à un discours scientifique sur la chimie atmosphérique. Comparée à la version « enfant » cette version « jeune adulte » ne se contente pas d’affirmer la non-nocivité des nouveaux gaz propulseurs mais s’attache à reconstruire le raisonnement scientifique ayant conduit à la décision d’interdiction. Avec cette dernière brochure, la volonté du CFA est d’intervenir sur « une confusion générale concernant les CFC » identifiée « lors d’un focus groupe de jeunes »150. Ces trois brochures indiquent que le CFA est un organisme de réflexion central qui formule différentes versions du problème CFC/ozone au nom de tous les acteurs de l’industrie.

Le problème CFC/ozone constitue le moment critique le plus connu de l’industrie des aérosols et ce chapitre est l’occasion de l’explorer pour mettre à l’épreuve la notion de réflexivité industrielle afin d’en dégager les premières formes. « L’impossibilité d’être non-réflexif » 150 Entretien avec le secrétaire général du CFA effectué en 2016, code : SCFA2016.

145

nous amène à concevoir la réflexivité comme une compétence propre à chaque acteur que ce dernier déploie lorsqu’il est confronté à une difficulté, et non comme une vertu académique en soi uniquement liée aux pratiques scientifiques (Lynch, 2000). Ceci nous invite à plonger dans le passé de l’industrie des aérosols afin de prolonger la proposition de Lynch consistant à mener une « étude sur l’ordre local des actions réflexives »151. Sans mobiliser le dispositif d’enquête « diplomatique » proposé par Thoreau et Despret, j’enquête néanmoins sur les pratiques réflexives d’une industrie pour éventuellement ajouter de nouveaux modes de réflexivité à la liste ouverte dressée en fin d’article (Thoreau & Despret, 2014). Après avoir identifié dans quels lieux il est possible de saisir ces pratiques réflexives, nous nous interrogerons sur ce qu’elles produisent hier comme aujourd’hui. L’existence en 2016 des brochures et du récit historique de la FMA témoigne de la capacité de l’industrie des aérosols à revisiter de son passé. En revenant sur ses propres « épisodes marquants » (Dodier, 2003), l’industrie des aérosols constitue le problème CFC/ozone comme une expérience collective, une véritable « épreuve endogène » qui s’impose à nous dans les brochures. Une épreuve endogène mobilisée lors de la FMA et formulée par le secrétaire général lui-même comme un « événement marquant » essentiel pour comprendre ce qu’est devenue l’industrie des aérosols aujourd’hui. Mais aussi un épisode marquant pour toute l’industrie qui laisse des traces sur certains aérosols avec le logotype « protection de la couche d’ozone » représentant une main au-dessus d’une planète. Nous faisons l’hypothèse d’une industrie des aérosols conçue comme un être collectif et réflexif capable de le remobiliser le problème CFC/ozone en en faisant un moment critique. Ceci nous amène à nous poser deux types de question. D’une part, quelle forme prend le problème CFC/ozone aujourd’hui en tant que moment critique passé pour l’industrie ? A quoi sert-il ? Que produit-il en retour sur cet être collectif ? Et d’autre part, de quoi ce moment critique passé est-il constitué ? Qui sont les acteurs qui composent 151 Lynch M (2000), Against reflexivity as an Academic Virtue and Source of Privilege Knowledge, Theory,

146

l’être collectif en question avant/pendant/après le moment critique ? Comment s’opère le passage d’une épreuve collective à la constitution d’un des « événements marquants » de l’industrie des aérosols ?

Malgré la multiplication des travaux prenant pour objet le problème CFC/ozone, aucun des récits précédents ne fait une analyse détaillée de la dynamique de l’industrie pendant la période de 1974 à 2014. Or comme l’ont souligné de nombreux travaux en histoire de sciences et des techniques, les recherches portant sur le « siècle des technosciences » ne peuvent ignorer les relations étroites qu’entretiennent les acteurs industriels avec la production des connaissances scientifiques (Gaudillière, 2003 ; Pestre, 2003 ; Pestre, 2014 ; M. Armatte, C. Bigg, C. Bonneuil, S. Boudia, C. Cao, A. Dahan, D. Edgerton, P.N. Edwards, S. Franklin, D. Gardey, J.-P. Gaudillière, N. Jas, C. Lécuyer, J.-M. Lévy-Leblond, V. Lipphardt, Y. Mahrane, T. Mitchell, L. Nash, D. Pestre (éd.), A. Rasmussen, J. Revel, S. Schweber, S. Shapin, T. Shenk, S. Visvanathan, 2015). Jean Paul Gaudillière montre notamment le rôle prépondérant de l’industrie pharmaceutique allemande dans « la fabrique moléculaire du genre » dans les années 1930 (Gaudillière, 2003, p58). Ce chapitre propose de contribuer à ces recherches en ne cherchant pas tant à mettre en évidence comment les industriels influencent les diverses productions de connaissances scientifiques sur le problème CFC/Ozone que l’inverse. Quelles sont les postures successives de l’industrie des aérosols face à l’évolution politique et scientifique du problème CFC/Ozone ?

Quelles que soient les versions du problème CFC/Ozone, l’intérêt de l’industrie est considéré comme étant quelque chose d’unifié et de stable. Ainsi les auteurs qui se sont intéressés au problème CFC/Ozone parlent « à la place de l’industrie » au lieu de rendre compte d’un mode d’intervention spécifique de cet acteur. Dans l’analyse de Richard Benedick l’industrie n’est qu’un élément parmi d’autres qu’il a fallu prendre en considération pour parvenir au « succès

147

diplomatique » des accords de Montréal. La journaliste Sharon Roan réifie l’image d’une industrie aveuglée par le profit ne souhaitant pas changer ses installations productives. Peter Haas propose une version du problème CFC/ozone dans laquelle l’industrie disparait au profit d’un processus de formation « d’une communauté épistémique » pensée comme étant la clé des négociations internationales. Edward Parson perçoit l’importance de cet acteur mais seulement au travers des lunettes du juriste en droit international de l’environnement qui insiste sur l’importance du TEAP152. Pour Maureen Christie l’industrie n’est qu’un des

éléments de contexte pour son étude de cas en philosophie des sciences. Certains analystes précisent effectivement davantage la dynamique du secteur de la chimie en se focalisant sur le rôle de Du Pont de Nemours, considéré comme représentatif d’une réalité plus large (Oye & Maxwell, 1994). La thèse soutenue par Oye et Maxwell propose une version mono causale du problème CFC/ozone autour du revirement d’un unique acteur industriel qui est par ailleurs fortement critiquée par Gründmann. Ce dernier considère cette version comme étant limitée dans sa portée car jugée trop déterministe et réductionniste. Sans problématiser spécifiquement le rôle de l’industrie, Gründmann invite à aller plus loin sur cette voie et ouvre une piste de recherche en admettant « qu’il doit y voir d’autres facteurs » (Gründmann, 2002, p191).

Avec ce chapitre il ne s’agit pas de mieux expliquer le problème CFC/ozone en détaillant le rôle joué par l’un des « facteurs » identifiés par Gründmann que serait l’acteur industriel, mais bien d’adopter une démarche d’enquête originale qui vise à décrire les modes d’action et de réflexion de l’industrie des aérosols et de l’industrie chimique confrontées à un moment critique.

152 Technology and Economic Assessment Panel. Ce groupe d’expert, créée en 1990, est chargé de formuler et de

partager des informations sur les alternatives technologiques possibles aux CFC entre tous les acteurs concernés par le problème CFC/ozone.

148

L’objet de ce chapitre est ainsi de saisir une première configuration problématique pour montrer qu’il n’y a pas « une industrie » qui « traverse des crises », l’industrie des aérosols de 1987 n’est pas identique à celle de 1974. La « crise de l’ozone » n’est pas seulement une crise, c’est un « épisode marquant » (Dodier, 2003) qui a profondément modifié l’ensemble de l’industrie des aérosols. Comprendre les dynamiques collectives propres à une entité jusqu’ici présentée comme un bloc défendant le même intérêt met en évidence ses capacités organisationnelles lorsqu’il s’agit de maintenir le principe technologique de l’aérosol. Entre une ethnométhodologie du phénomène comme celle proposée par Lynch et le dispositif diplomatique développé par Thoreau et Despret, je propose ici une troisième voie qui tire parti de la distance temporelle du phénomène en articulant les traces relevées dans l’étude de documents avec des indices relevés sur différents sites d’enquête contemporains afin de mettre au jour la constitution et l’articulation de moments critiques par les industriels. L’analyse du chapitre est élaborée à partir d’un matériau inédit recueilli auprès de l’association des industriels de l’aérosol : le Comité Français des Aérosols (CFA). Au cours de l’enquête j’ai accédé à une documentation, jusque-là non exploitée, composée des dépliants d’information du CFA et des archives de la revue professionnelle Aerosol Report que j’ai dépouillée entièrement entre 1975 et 1987. Ce dépouillement a ensuite donné lieu à un classement chronologique et thématique des articles sélectionnés effectué sous Excel. Bien qu’elle comporte de nombreux renseignements sur la situation critique CFC/ozone à l’échelle mondiale et sur l’industrie américaine, cette revue s’adresse malgré tout à un public européen. Cette limite explique que l’analyse, sans pour autant ignorer les entreprises américaines, se concentre davantage sur la dynamique des collectifs industriels européens. Cette nécessaire orientation induite par le matériau est néanmoins cohérente avec le fait que, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, les gaz CFC sont utilisés dans 80% des aérosols européens

149

contre seulement 30% aux États-Unis (cf Chapitre 1, partie 1). La situation est donc davantage critique pour l’industrie européenne que pour l’industrie américaine.

Si la distance temporelle permet la mise en évidence des prolongements contemporains de la configuration problématique CFC/ozone et représente en ce sens une force de l’analyse, elle constitue aussi une limite à notre enquête puisqu’il devient aujourd’hui difficile de retrouver des membres de l’industrie des aérosols en poste à cette époque, ce qui m’a contraint à me concentrer pour la période 1974-1987 sur les matériaux écrits dont je disposais. J’ai néanmoins complété l’enquête documentaire par des entretiens avec d’anciens employés de l’industrie des aérosols153, par des entretiens informels lors du salon professionnel « Aerosol

Dispensing Forum 2014 », ainsi que par une observation participante de la formation FMA154.