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Les congrès aérosols sont des sommets européens itinérants organisés par les associations nationales comme le CFA. Rassemblant une grande partie des professionnels de l’aérosol tous les deux ans, ce sont des moments importants pour le collectif industriel puisqu’ils constituent

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des lieux appropriés pour des échanges approfondis sur les problèmes rencontrés par chacun. A cette occasion les partenaires commerciaux se rencontrent et les concurrents se jaugent. Des conférences sont organisées par thématiques et les interventions sont données par des cadres des entreprises participantes. Ces lieux d’échange sont aussi des lieux de prise de conscience. Le congrès aérosol de Londres organisé en 1975 est un moment agité pour tous les professionnels.

« C'était "l'automne" dans l'industrie des aérosols. Le temps du développement florissant, de la récolte opulente est passé. »169

Les participants, en témoignant ainsi dans la revue, laissent percevoir au lecteur une ambiance morose. Certains s’indignent des conditions de l’accueil réservé aux congressistes en faisant un lien direct entre la baisse de la qualité des prestations du salon et la crise généralisée du monde de l’aérosol.

Parmi la multitude de bilans de ce congrès dans le volume Aerosol Report de 1975, celui de K.H. Ziegler170 propose un résumé des interventions sur les CFC. L’auteur produit une métaphore de l’industrie des aérosols perçue comme un équipage de bateau qui voit poindre à l’horizon « des nuages gris » apportant « le vent violent des attaques des défenseurs des consommateurs » avec les interventions répétées de Ralph Nader, avocat et tête de file des protestations que nous décrirons au chapitre 4. Il fait aussi référence à une « hystérie de l’ozone » qui se mêle au « vent violent » pour former une « une véritable tempête qui secoue les fondements de notre existence et dont la fin n’est pas encore prévisible » 171. Le problème

169 K.H. Ziegler, « Congrès aérosol à Londres, un automne avec des airs de printemps », Aerosol Report, Vol 14,

10/75, p345.

170 K.H. Ziegler est le prédécesseur de H.K. Kübler présenté plus haut.

171 K.H. Ziegler, « Londres, Ohé! 10eme congrès international des aérosols », Aerosol Report, Vol 14, 9/75,

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CFC/ozone est certes identifié comme un problème d’une certaine ampleur, mais il est encore pris dans un ensemble critique confus au côté d’autres problèmes sanitaires et consuméristes. Au-delà du moment fédérateur du congrès lui-même, ce dernier a ensuite donné naissance à une série de comptes-rendus, de bilans, de témoignages et d’analyses. Le travail collectif d’inscription dans la revue et de mise en circulation des problèmes participe à une opération de requalification progressive des événements en « crise ». Cette année de prise de conscience collective entraine rapidement une série de premières réponses concrètes. Les deux mouvements qui agitent le collectif industriel sont bien illustrés par deux articles, celui de Monford A. Johnsen et celui de Gerald Kollrack. Chacun résume dans le détail l’une des deux principales directions envisagées au sein du collectif industriel pour affronter la « tempête ». Pour comprendre pleinement la première direction envisagée par Monford A. Johnsen, nous garderons en tête que ce dernier est un ingénieur américain travaillant pour le conditionneur à façon Peterson/Puritan Inc. Les conditionneurs à façon ne produisent aucun gaz, et ne sont donc pas directement dépendant de la production de gaz CFC. Ces entreprises conçoivent, assemblent et produisent des aérosols pour des clients. Il défend un modèle de l’intégration rapide des critiques anti CFC. En revanche, dans son article, Gerhard Kollrack, travaillant pour Hoechst, une grande firme chimique allemande productrice de CFC, s’inquiète de la situation et l’exprime publiquement dans les pages de la revue avec un titre alarmiste « Les aérosols en crise de confiance ? »172. Ce dernier défend un modèle de la résistance et prône ainsi une posture solidaire pour l’ensemble de l’industrie des aérosols.

Montford A. Johnsen (Peterson/Puritan Inc.) adopte au mois d’aout 1974 une position ouverte : « Formulation de produits aérosols et stratégie commerciale pour l’avenir »173. Il

commence avec un bilan scientifique qui présage un retournement possible de la situation 172 Gerhard Kollrack, « Les aérosols en crise de confiance ? », Aerosol Report, Vol 14, 10/75.

173Montfort Johnsen (Peterson/Puritan Inc.), « Formulation de produits aérosols et stratégie commerciale pour

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avec la publication du premier rapport de la NAS qui « constituera le rapport le plus critique et le plus déterminant n’ayant jamais été publié jusqu’à présent sur le problème des hydrocarbures fluorés (CFC) et leur action sur l’ozone »174. Les systèmes de production

pourraient être amenés à changer très vite selon lui. Il appuie son argument en donnant des exemples de changements de production rapides observés aux États-Unis :

“Les vendeurs d’aérosols, singulièrement de ceux de l’hygiène corporelle, débattent, fort plausiblement, avec préoccupation de la question des hydrocarbures fluorés (CFC) et de l’ozone. Leurs ventes ont été durement affectées et leur avenir est incertain. Nombre de ces firmes ont sorti leurs produits sous une forme non- aérosol, des pulvérisateurs aux systèmes de pompe ou poire, des bâtons ou ‘stick’ d’antiperspirants. D’autres ont lancé des formules sans hydrocarbures fluorés…”175

Avec cet article, Montford A. Johnsen s’adresse aux entrepreneurs européens en articulant un bilan de la situation aux États-Unis, le premier rapport de la NAS et la position prise par son entreprise Peterson Puritan Inc. Il précise notamment qu’il faut « sans cesse se réorganiser, modifier ses modes de pensée et réviser ses plans pour demeurer aussi efficaces et méritants… »176. Selon lui, il faut proposer sans tarder des alternatives aux gaz CFC177 afin de

palier une alternative technologique plus radicale qui conduirait à une perte durable pour l’ensemble des acteurs de l’aérosol. Montford A. Johnsen propose alors une solution

174 Ibid., p428. 175 Ibid., p438. 176 Ibid., p438.

177 Il faut ici entendre par « alternatives », des versions alternatives aux aérosols avec CFC, et donc des projets de

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opérationnelle : un tableau des « reproches faits aux aérosols »178. Les différentes formes de critiques y sont listées et mises en regard de « suggestions pour y remédier »179.

La position des producteurs de CFC est sensiblement différente. Gerhard Kollrack (Hoechst) s’interroge sur la nature des critiques formulées à l’encontre des aérosols180, en précisant à

chaque fois leur raison d’être et leurs effets potentiels sur l’industrie. Il se plaint notamment de certains acteurs de l’industrie des aérosols qui se seraient repositionnés sans plus attendre en « proclamant l’abandon de l’utilisation des propulseurs CFC »181. La critique des conditionneurs à façon comme Peterson/Puritan est à peine masquée. La qualification de ce problème interne au collectif est une première menace clairement identifiée par le producteur de CFC et reprise à plusieurs moments de l’article. Ce sont les réactions vives de certains industriels face à la multiplication des critiques, dont celles anti CFC, qui risquent de mettre en péril l’industrie dans son ensemble. Le raisonnement développé par Gerald Kollrack porte sur les effets de la critique sur les collectifs industriels, notamment composés « de producteurs spécialisés dans d’autres domaines (les producteurs de CFC) qui se voient discriminés. Et finalement l’industrie des aérosols se retrouve divisée en factions rivales et n’en sort pas précisément renforcée. »182 L’auteur change ensuite de point de vue en prenant la position du consommateur. Il questionne ainsi la piste des versions alternatives ouverte par Montford A. Johnsen en produisant une comparaison des risques encourus par le client lui-même.

“(le client) donnera-t-il la préférence à des sprays que l’on prétend inoffensifs sur le plan stratosphérique, mais qui sont indubitablement plus dangereux pour l’atmosphère

178 Montford A. Johnsen (Peterson/puritan Inc.), « Formulation de produits aérosols et stratégies pour l'avenir

part. I », Aerosol Report, Vol 14, 11/75, p399.

179 Ibid.

180 Gerhard Kollrack, « Les aérosols en crise de confiance ? », Aerosol Report, Vol 14, 10/75, p351. 181 Ibid., p356.

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immédiate de la vie et du travail de l’utilisateur (…) ?”183

L’auteur convoque ici un client rationnel qui calcule les risques relatifs à son choix lors de l’achat d’un aérosol. La lointaine stratosphère est mise en balance avec la proximité de l’atmosphère domestique. Gerald Kollrack brandit en dernier lieu la menace suprême qui pèse selon lui sur toute l’industrie des aérosols en se demandant si le consommateur n’irait pas …

“(…) tout bonnement tourner le dos aux conditionnements aérosols mis en cause dans leur principe par leurs détracteurs pour ne plus servir que des solutions autres apportées à ce genre de problème, systèmes pulvérisateurs mécaniques ou totalement désuets?”184.

Selon l’employé de Hoechst, la crise est bien plus grave que ne le pensent certains et en ce sens il rejoint l’analyse de Montfort A. Johnsen (Peterson/Puritan) : c’est le « principe » aérosol qui est mis en cause avec le problème CFC/ozone. Les deux protagonistes sont certes divisés sur les solutions techniques à apporter et leurs plans d’action divergent en fonction de leurs activités productives. Mais ils restent néanmoins intimement convaincus que la nécessité technologique des aérosols est menacée et qu’elle peut à tout moment être remplacée par une technologie alternative. Le principe aérosol est et reste un emballage, une méthode de diffusion d’une substance, ce qui signifie que les clients (entreprises et consommateurs) peuvent s’en détourner et choisir d’autres modes de distribution de leurs produits. Un ingénieur fabricant de valves à cette époque confirme ce mouvement de détournement vers d’autres options techniques :

“Au moment des CFC, dans les années 1980. Mon entreprise a basculé une grande partie de sa production des valves pour

183 Ibid., p356.

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aérosol vers les systèmes de pompe. D’ailleurs si vous regardez c’est le moment ou tous les parfums passent d’un format aérosol à un format pompe et on travaillait beaucoup avec ce type de clientèle.”185

Les producteurs de CFC, menacés de disparaitre, tentent de s’attacher fermement le reste de l’industrie en démontrant que si le principe technologique de l’aérosol est mis en cause avec le problème CFC/ozone, c’est l’ensemble de la production d’aérosol qui se trouve concerné par le problème.

Ces tensions précoces perçues dans la revue mettent en évidence que la réflexivité industrielle engagée par l’industrie américaine et européenne des aérosols, confrontée à un moment critique naissant, contribue à l’émergence de deux embryons de collectifs industriels opposés. Ces premières divergences trouvent un début de réponse collective lors du congrès aérosol de Bruxelles, la 11ème édition internationale de ce regroupement : « Le congrès de l’expectative »186. Son organisation et le thème choisi sont des indices des effets de la prise de

conscience collective ayant eu lieu deux ans plus tôt à Londres. C’est l’occasion d’un bilan sur la géopolitique mondiale de l’aérosol. Les participants échangent des informations sur les situations réglementaires respectives des différents pays suite à la publication des premiers rapports scientifiques187 : aux États-Unis le projet d’élimination des CFC est maintenu, aux

Pays-Bas une demande d’étiquetage informatif similaire à celui en vigueur aux États-Unis est prévue pour l’année suivante, en Suède un projet de loi prévoit une interdiction des CFC dès 1979188. La revue relaie la position attentiste de la CEE qui fait savoir qu’elle ne se prononcera pas avant la publication du second rapport scientifique de la NAS189. Face à ce

185 Entretien avec un ingénieur valve et pompe en février 2014 (code : « Valve 1 »). 186 H. Kübler, « Quelle sera la suite ? », Aerosol Report, Vol 16, 12/77, p429. 187 Les rapports respectifs de la NAS et du DOE datés tous les deux de 1976. 188 H. Kübler, « Quelle sera la suite ? », Aerosol Report, Vol 16, 12/77, p429. 189 Ibid., p429.

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bilan, l’industrie européenne scrute les intentions des pouvoirs publics et certaines associations nationales engagent les premières actions.

Les congrès sont, comme la revue, des lieux où les entreprises exposent des bilans annuels des problématiques communes à l’industrie des aérosols et recherchent dans le même temps des premières pistes de solution à y apporter. Ces rassemblements sont l’occasion d’interactions au cours desquelles chacun capte et formule des retours sur l’actualité le concernant. Les conférences donnent lieu à des débats et les diners sont l’occasion de discuter de manière informelle des problèmes que l’on a en commun190. C’est ainsi que l’on retrouve dans les

salons une réflexivité industrielle similaire à celle identifiée dans les bilans de la revue. Les discussions tenues lors du congrès sont alimentées par les débats tenus dans la revue, et inversement les débats tenus lors du congrès sont retranscrits dans la revue faisant de ces deux lieux des espaces de réflexion collective intimement liés.

La réflexivité industrielle développée lors du congrès de Bruxelles est mise en acte, les objections même incertaines sont prises en compte. Sur le plan national, la British Aerosol Manfacturer Association (BAMA), la plus importante association aérosol nationale en Europe (Cf. Chapitre 1), publie lors de ce congrès son programme d’action pour 1977. La BAMA met en place un dispositif de vigilance toxicologique concernant l’ensemble des substances utilisées par les entreprises membres de l’association britannique et notamment les substances utilisées comme propulseurs. Concrètement un groupe d’experts recrutés parmi les membres de l’association est chargé d’identifier et d’analyser « toute la littérature relative à la toxicité des aérosols »191.

Pendant ces trois premières années, le problème CFC/ozone est progressivement requalifié comme une crise de grande ampleur. Le vent de panique perceptible au congrès de Londres 190 Notes de terrain (Carnet « Salons aérosol de Paris » 2013-2016).

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laisse place à une volonté d’agir lors du congrès de Bruxelles. Les homologues américains mettent en garde les acteurs de l’industrie européenne et un appel à la coordination et à la cohésion commence à se faire entendre. Malgré tout, les premiers acteurs de l’industrie à se saisir du problème adoptent déjà des positions divergentes. Certains (comme Montford A. Johnsen) prônent une dynamique de changement et d’adaptation rapide. S’obstiner dans une position conservatrice est alors conçu comme un risque réel pour le collectif industriel tout entier puisque les critiques provenant de toutes parts s’ajoutent les unes aux autres et font progressivement douter des capacités de durabilité du principe technologique lui-même. D’autres (comme Gerhard Kollrack) adoptent une position défensive pour préserver le marché des CFC. En regard du tableau « critiques/suggestions » de Montfort, Kollrack associe les critiques à leurs effets délétères sur l’industrie amenant les collectifs industriels à s’opposer les uns aux autres. Le problème CFC/ozone est présenté comme une mise à l’épreuve des capacités de l’industrie des aérosols à rester uni dans l’adversité.

Ces premières tensions montrent que l’industrie ne représente pas un seul bloc avec un intérêt unique et prédéfini. Le problème CFC/ozone est certes perçu collectivement comme un moment critique, mais qui n’engage vraisemblablement pas les mêmes réflexions selon les acteurs. Les divergences ne doivent cependant pas masquer la volonté collective, des producteurs de CFC comme des conditionneurs à façon, de préserver le principe technologique aérosol. Ce qui varie ce sont les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Le porte-parole du producteur de CFC défend un modèle de la résistance solidaire face aux critiques, alors que le porte-parole du conditionneur à façon défend un modèle d’intégration rapide de la critique anti CFC. Avec cette mise à l’épreuve, l’industrie devient un espace peuplé d’acteurs réflexifs qui échangent et s’affrontent. Leurs positionnements respectifs par rapport à la crise se nuancent par collectifs en fonction de la place qu’ils occupent dans la chaine de production. Les conditionneurs à façon, plus proches des clients et plus agiles en

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termes de production, apparaissent comme plus sensibles à la critique. Par ailleurs, le fait de ne pas être spécifiquement attaché à un propulseur particulier les incite à ouvrir l’horizon des alternatives techniques. Dans ce qui suit ce problème des alternatives techniques devient un enjeu central de débats entre acteurs de l’industrie.

Incertitudes et substitutions (1977-1983) : une industrie et des