• Aucun résultat trouvé

Des deux versants du monde

MONDE ET HUMANITÉ LA SENSIBILITÉ FONDAMENTALE

2.3. Des deux versants du monde

Dans son grand ouvrage Du Principe, Breton distingue deux versants du monde. Le premier se comprend comme « l’articulation de l’être autre du tout » et se déploie en une triple puissance-fonction ou triple puissance d’altéritéέ Le second, qui comporte de multiples modes de connexion, se comprend comme « l’articulation de l’être ensemble du tout ».

Nous répondons du monde et nous répondons au monde sur fond d’irresponsabilité du toutέ

Le monde serait ainsi l’aménagement du tout en maison de l’homme, en chez soi où il se trouve et où il se perdέ Mais se perdre et se retrouver sont affectés d’une précession, c’est-

à-dire d’un quelque chose qui n’a pas à répondre et qui ne répond de rienέ Le tout, en ce

sens, c’est l’inhumain de tout humain ν le monde, c’est l’humain de cet inhumainέ445

C’est à partir d’un tel préalable et afin de signifier le passage du tout au monde, que Breton présente les deux versants du mondeέ S’interrogeant sur le monde en tant qu’articulation de « l’être autre » du tout, il identifie un triple aspect du monde : un prévenir, un survenir, et un advenir.

On a affaire à trois puissances ou fonctions. « Le monde, écrit-il, c’est le tout en tant qu’il nous prévient, en tant qu’il ne nous survient, en tant qu’il nous advientέ »446 Pour mieux saisir le sens du monde à partir de cette triple puissance que dégage Breton, il convient de suivre pas à pas l’explication que lui-même en donne.

Le monde en tant que prévenirέ Cette première puissance n’est pas sans rappeler ce qu’on vient de voir à propos de la foi préalable au mondeέ Avant même toute pensée du monde,

444 La théorie bretonienne du monde ne se limite pas à la caractérisation du monde par les deux versants exposés

ici. Elle est contenue dans ce qui précède et dans les points suivants. Autres caractéristiques existent qui ne sont pris en compte dans cette présentation. (Cf. par exemple Être, Monde, Imaginaire ; « Monde et nature », in : Collectif, Idée de monde et philosophie de la nature, Paris, Desclée, 1966, p.9-92).

445DP, p. 51. 446 DP, p. 52.

170

quelque chose est là ; il y a quelque choseέ Ce quelque chose c’est, selon Breton, le tout qui se fait monde, « le tout en son être autre en tant qu’il est toujours là lorsque nous sommes et nous agissons. »447C'est dire que nous sommes insérés dans un préalableέ Le prévenir s’entend dans le sens de précession, préséance ou même de prévenanceέ « Naître, écrit Breton, c’est venir en un monde qui nous a déjà prévenus »448έ Cette prévenance s’inscrit dans notre histoire μ elle prend en compte passé présent et futur.

Mais qu’en est-il alors du monde comme survenir ? « Ce qui nous prévient est aussi bien ce qui peut toujours nous survenir. »449 En tant que ce qui nous survient, le monde se caractérise doublement par la soudaineté et l’extérioritéέ La soudaineté c’est le survenir comme instant où instance qui toujours nous surprend, déjouant toutes sortes de prévisions ou de calculs, faisant irruption, ne pouvant être apprivoisé. En ce sens, écrit Breton « le monde et l’imprévisible de toutes nos prévisions. »450 Cette irruption dans une sorte de « fulguration », Breton la rapproche de l’idée d’une rupture, l’idée d’un du monde comme accident, comme incertitude fondamentaleέ A cela s’ajoute l’extériorité du monde, une extériorité qu’on ne saurait confondre avec celle des objets. Extériorité du monde est comprise comme « son inépuisable unité qui nous reporte toujours plus loin », comme « un pouvoir de fuite ».

La troisième puissance est l’advenirέ Que suggère l’idée du monde comme advenir ? Selon Breton, elle « suggère une prolifération d’événements dont la multiplicité, en tant que multiplicité, frappe par son irréductible diversité. »451 Mais la multiplicité dont il est question n’est pas pure dispersion ou disséminationέ Le monde se présente plutôt comme un lieu vide ou neutre, lieu de l’apparaître de toutes choses, mais sa condition de neutre donne son unité à tout ce qui arriveέ En effet, comme l’explique Breton

L’événement rationalise déjà l’existenceέ Ce qui arrive vient de quelque choseέ La pure

dispersion qui dissémine et se dissémine nous renvoie invinciblement à un lieu de dispersion. Ce lieu, qui serait un milieu de libre advenir, scène vide sur laquelle se profile tout ce qui apparaît, est simultanément ce en quoi et par quoi ce qui arrive arrive. Le monde,

447 DP, p. 52. 448 DP, p. 52. 449 DP, p. 53. 450DP, p. 53. 451 DP, p. 56.

171

comme lieu et matière d’événements, se rapproche d’un générateur, sans forme ni visage,

qui unifie la rhapsodie sauvage.452

Le premier versant du monde comporte donc ces trois dimensions qui, d’une certaine manière, sont loin de dépendre de nous et, comme le dit Breton, si le monde n’était que cela, « nous serions voués, depuis longtemps, à la disparition »453 Pour Breton, qu’il s’agit d’une triple attitude qui permet à l’homme de ne point manquer le moment où sa relation au monde se vit comme un événementέ Ce qui prévient survient ou advient, c’est-à-dire l’événement du monde est aussi événement de l’être au mondeέ Dans une certaine mesure, on peut lire dans l’explication de Breton, cet aphorisme de Wittgenstein μ « le monde est tout ce qui a lieu »454, (ou « le monde est tout ce qui est le cas ») et que Breton reformule de la manière suivante : « le monde est tout ce qui arrive ou qui vous tombe dessus. »455

A la différence du premier, le second versant du monde est fondé sur une certaine « complicité active »456entre le monde est celui qui doit l’habiterέ Aussi Breton pense-t-il que « l’être ensemble du tout, dans l’altérité du monde, doit devenir ce monde que nous n’avons jamais fini de refaire à notre image. »457 Cela est en lien avec l’idée que le monde, même s’il déjà là, est aussi à-venir ; idée sur laquelle nous aurons à revenir. Le deuxième versant est donc complémentaire du premier en ce qu’il donne à l’humain de faire face à ce qui arrive, à l’imprévisible, de s’ouvrir à l’événement du monde tout en œuvrant à son avènementέ

Si la langue n’était si rebelle, écrit Breton, nous opposerions volontiers au substantif ‘‘monde’’ le verbe ‘‘mondifier’’ qui accentue, face à ce qui ne dépend pas de nous, la prétention inouïe de le traiter comme notre œuvreέ Rien de plus étonnant que cette prétention où s’affirme la puissance de l’espritέ458

452 DP, p. 56. 453DP. p. 58.

454 WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, 1. 455 LC, p. 128.

456DP. p. 58. 457DP. p. 58. 458DP. p. 58.

172 3. DE LA CORRELATION HOMME-MONDE

La demeure de l’humanité c’est le monde qu’elle se donneέ Et elle se la donne, pour ainsi dire, de manière perpétuelleέ Penser le monde c’est donc penser ce ‘‘là’’ dans lequel et vers lequel est l’humainέ « Le monde est aussi nécessaire à l’humain que l’humain au mondeέ »459 Ce sont là autant d’éléments qui, chez Breton, manifestent une nécessaire corrélation entre le monde et l’humainέ