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Monde, corps, sensibilité

MONDE ET HUMANITÉ LA SENSIBILITÉ FONDAMENTALE

4.2. Monde, corps, sensibilité

Le monde sensible serait-il cette terre dont Merleau-Ponty dit qu’elle « est la matrice de notre temps comme de notre espace » ? Quoi qu’il en soit, le monde et nous-mêmes qui sommes ses habitants spatio-temporels avons tous besoin d’un en-deçà sans lequel ni le monde, ni le temps, ni l’espace, ni nous-mêmes ne serions pas, et à quoi on donne le nom de sensibilité. Est- elle si fondamentale à ce point ? De quelle manière Breton conçoit-il la sensibilité du monde et de l’homme en son corps d’empirie comme dans son corps spirituel ?

4.2.1. Monde et sensibilité

Il y a bien des manières de penser et d’organiser le mondeέ Il n’est sans doute pas interdit d’en choisir sa manière. « Mais, écrit Breton, il est difficile d’échapper à la nécessité de se donner un monde par la vertu d’une intelligente sensibilité qui sera, à demeure, a priori de

477 RQ, p. 95. 478 RQ, p. 97.

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perception et principe d’unité ν un monde qui, parce qu’il est humain, ne peut pas excéder l’environnement régional »479

Le monde est pour ainsi dire le fondement et la terre nourricière de cette sensibilité fondamentale qui nous permet de nous y tenir. Mais, en même temps, il est capable de déterminer autrement la sensibilité fondamentale. En effet, écrit Breton, « la foi confiance peut coexister pacifiquement avec l’horreur d’un plus fort qui nous fait trembler pour notre êtreέ Le monde devient alors l’ensemble indivis des forces anonymes qui accablent l'existence d’une difficulté de survivre ou de l’impossibilité d’exister »480.

Dans sa Poétique du sensible, Breton rappelle l’image biblique de l’ « échelle de Jacob » sur laquelle des anges montent et descendent ; non pour elle-même ni pour s’y arrêter, mais pour montrer que l’essentiel se trouve sans doute « dans la mobilité qui nous porte d’un point à l’autre, que ce soit en montant ou en descendant, non pour des attributions d’excellence ou de supériorité, mais pour la joie de voir autrement le même »481.

Comprendre ainsi le monde sensible, dans lequel se meuvent des êtres sensibles, nous conduit à l’idée selon laquelle la sensibilité, qu’elle soit du monde ou de l’humain, est finalement ce qui rend possible l’être-dans et l’être-vers. Or cette dyade en sa connexion bienheureuse nous dit l’être en tant qu’être dans la mise en œuvre de la fonction-être. Donc il est possible de conclure que l’être n’est pas sans sensibilité ν dit autrement, il n’y a pas d’être ou quelque intelligibilité de l’être sans la prise en compte de ce fond d’être qui est sensibilitéέ

Sensibilité et intelligibilité ne sont donc pas étrangères n’une à l’autre puisqu’elles disent toutes l’êtreέ Aussi Breton peut-il affirmer que les termes ‘‘sensible’’ et ‘‘intelligible’’ suggèrent « la possibilité poétique de varier la démarche dans un langage curseur, susceptible de dire le même sur des modes différents »482.

479 MD, p. 144. 480 RQ, p. 94. 481 PS. p. 10. 482 P. 10.

182 4.2.2. Corps et sensibilité

Sentir le monde où l’on est, s’y sentir bien, y lutter contre tout ce qui entrave l’humain et l’empêche de bien se sentir, etc, en raison même de cette sensibilité fondamentale qui nous caractérise et qui caractérise le monde. Une telle expérience est rendu possible parce que l’homme a un corpsέ Mais, demande Breton, « Que serait donc le corps lorsque, par une sorte d’abstraction, émergeant d’une lassitude extrême, il semble n’être en nous que le lieu de transit des forces du monde ? »483

La sensibilité du corps ou la question du corps sensoriel vient ici comme un approfondissement de la sensibilité fondamentale concernant le mondeέ C’est à travers d’un « se sentir » en tant qu’opération nulle ou élément neutre, qu’une poétique du corps advient réellement non pas seulement et avant tout sous le mode réflexif, mais aussi et surtout sous le mode de « cette libre mobilité, qui nous est devenue de plus en plus difficile, de par notre fixation au monde de notre représentation quotidienne et notre commun souci. »484C’est aussi toute la question du rapport entre la matière et l’immatériel qui est posée et qui sollicite une réponse toujours renouvelée. Il nous faut donc cette audace qui nous incite sans cesse à « nous mêler aux choses et nous en éloigner » à la fois.

Dans Rien ou quelque chose, l’interrogation de Breton sur le sens du corps s’appuie sur bien des constats et des réalités ; notamment sur ce que le corps peut traverser comme lassitude. On peut retenir par exemple cette question, entre autres, significative de l’orientation de sa pensée : « Le corps serait-il ‘‘foule’’ ou dispersion pure avant d’être, par le miracle d’un instant, cette libre et concertante mobilité qui nous fascine dans la grâce de la danse ou dans la jeunesse d’un visage ? »485

On comprend mieux le rapport du corps à la sensibilité fondamentale à travers l'idée selon laquelle existe en nous un en deçà du corps, un fond d'être qui se refuse à toute

483 RQ, p. 117. 484 PS, p. 71. 485 RQ, p. 117.

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objectivation. C’est par notre corps sensible, ce « corps d'empirie », que nous habitons le mondeέ « Toute existence est, en quelque sorte, une chute rattrapéeέ Et c’est pourquoi, l’estimerait-on quelconque, elle est à l'image de ce corps qui se tient debout dans la certitude de son inévitable retombée. »486 Et paraphrasant Spinoza, Breton affirme que dans ces conditions, « ‘‘Nous sentons et nous expérimentons’’, dans la vivacité de notre chair, ‘‘que nous ne sommes point éternels’’ »487

486 RQ, p. 118. 487RQ, p. 119.

184 CONCLUSION

S’il est vrai que « l’évidence d’un sens du monde semble un peu oubliée »488, il appartient à tout humain qui cherche à se comprendre de ne pas dissocier le mouvement de la compréhension de soi de celui de la compréhension du mondeέ Ainsi, l’être humain ayant davantage conscience qu’il mérite d’être ce qu’il est, ou ce qu’il a à être, ne peut que prendre résolument – sans bien entendu se faire d’illusions sur ce qu’il représente – ce chemin toujours à frayer soi-même qu’est la réalisation de soiέ Mais ce qui importe c’est qu’il réalise en toute lucidité qu’il a à être ou à devenir, conscient que son sentir poétique et son devenir politique ne peuvent guère se passer d’un sol ferme, d’un monde, d’un lieu où il puisse demeurer et par où il puisse transiterέ Ce monde qu’il habite avec autrui, il en est responsableέ Car son destin est lié au sienέ Même si nous n’avons pas pris en compte, dans ce chapitre les questions touchant à l’être et à l’imaginaire, nous ne pouvons oublier leur lien chez Breton, pour offrir à l’humain de se sentir bien en étant dans et vers le monde. « Être, Monde, Imaginaire. Ces trois ne font qu’un, dans une distance dont les signes de ponctuation soulignent les césures. La fécondité de leur rapport se mesure en effet à l’écart qui les distingue et qui interdit de les séparerέ »489

488 Jean GRONDIN, Du sens de la vie: essai philosophique, Québec, Bellarmin, 2003, p. 64. 489Être, Monde, Imaginaire, p. 9.

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