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Conjurer l’anthropocentrisme

MONDE ET HUMANITÉ LA SENSIBILITÉ FONDAMENTALE

1.3. Conjurer l’anthropocentrisme

L’être humain a beau être au centre du monde, il ne saurait en être le centreέ Il est au centre de nos préoccupations mais le privilège qui lui revient se situe et doit se tenir dans une juste mesure. Pour le montrer chez Breton, propose une méditation portant à la fois sur l’être et le non-être de l’humainέ

Pour exprimer cette double réalité de l’humain, Breton souligne, dans un article intitulé : « Être et non-être de l’humain»416, quatre points essentiellement417έ D’abord l’être de l’humain se comprend dans son rapport au monde ; il « n’est rien de plus, en sa complexité et en sa différence, qu’un élément du monde »418. De son être ainsi affirmé découle son non-être ; en effet, dans le « il n’est que » s’exprime déjà une négation, une limite ou limitationέ Deuxièmement, cette question trouve un éclairage à partir d’un point de vue religieux ν on n’y évoque, pour désigner le non-être de l’humain, plus la création ex nihilo que la fragilité de l’hommeέ En troisième lieu, pour comprendre le non-être de l’humain d’un point de vue philosophique, ou bien on s’appuie sur le néant de l’âme intellective, ou bien en soulignant la liberté de l’homme dans son rapport au mondeέ Enfin, une mise à distance nécessaire permet à l’humain de porter un juste jugement sur ses œuvres. Ces quelques aspects à travers lesquels Breton lui-même résume son étude sur l’être et du non-être de l’humain montrent que ces deux manières de comprendre l’homme s’entendent de multiples manières.

416 S. BRETON, « Être et non-être de l’humain », in : Revue de l’Institut Catholique de Paris, janvier-mars 1982,

p. 5-29.

417 Cf. art. cit., p. 28-29. 418 Ibid., p. 29.

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Ce qui, dans l’approche de l’humain, permet d’éviter toutes lourdeurs et toutes formes de dichotomie, c’est de comprendre, selon Breton, que :

L’essence de l’humain n’est rien d’humain, entendez elle ne se résout ni dans une propriété

anthropologique ni dans une détermination de simple biologie ; elle est ce par l’humain

accède à sa différence propre par l’avènement d’une mutation qui est à la fois ontologique

et cosmologique, et cosmologique parce que ontologique.419

Dans cette perspective, le non-être dont il est question n’est pas une pure négation de l’êtreέ Il y a un au fond de l’humain un germe de non-êtreέ Et c’est ce germe de non-être, aussi paradoxal que cela puisse paraître, qui lui permet d’être cause de soi, d’être projet, d’être un être libre, et d’être à même de s’ouvrir à bien des possiblesέ Faisant sienne la distinction, antique et médiévale, entre « néant par excès » et « néant par défaut », il montre que l’être humain est à la fois rien et toutέ « Le néant de l’homme, le tout de l’hommeέ Nada-Todo ; Todo-Nada. »420 Pour lui, ces « deux néants doivent être pensés dans une perspective dynamique qui les réfère aux mouvements, inverses et solidaires, dont ils sont les points de fuite. »421 Il emprunte ici le chemin d’une radicalité à la fois néoplatonicienne et eckhartienneέ On se demande dans quelle mesure ces deux néants se répondent, surtout lorsqu’il s’agit de l’hommeέ Les deux néants offrent à la fois l’image, du plus et du moins, du meilleur et celle du pireέ

En réfléchissant sur les différences ontologique, anthropologique, cosmologique et méontologique, et en s’appuyant notamment sur la dernière, Breton précise dans quel sens entendre cette locution paradoxale : « non-être de l’humain ». La prise en compte de ces différences ouvre à « une signification qui n’est plus celle d’un ‘‘rien’’ par simple absence, ni celle du ‘‘rien’’ que nous faisaient entendre l’expérience savante ou communeέ »422

419 PS, p. 21.

420 S. BRETON, « ‘‘O Dieu, qu’est-ce que l’homme ?’’ Ou le néant par excès », p. 34.

421 RQ, p. 39. Et comme le fait remarquer le Philippe CAPELLE-DUMONT, ‘‘la sentence bretonienne’’ sur les ‘‘deux néants’ « concerne l’association sans confusion entre la mystique et la philosophie […] De ce point de vue,

Breton a redonné ses titres à une époque de l’Antiquité où la mystique et la philosophie avaient su se nouer en une

seule forme d’expérience…» (« Néoplatonisme et philosophie française contemporaine », in : Transversalités, Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 1ί1, janvier-mars 2007, p. 166-167).

422 S. BRETON, « Être et non-être de l’humain », in : Revue de l’Institut Catholique de Paris, janvier-mars 1982,

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On peut rattacher à cette démarche de Breton, sa méditation philosophique sur le néant par excès de l’homme à partir de deux textes bibliques, les psaumes 8 et 139423. Selon lui, le contenu biblique de ces psaumes exprime « une pensée religieuse de l’homme » qui en toute hypothèse, peut être reconnue ou comprise dans trois grandes religions dites du livre. Nous nous limitons ici au premier texte, le psaume 8.

À voir ton ciel ouvrage de tes doigts, ή la lune et les étoiles que tu fixas, ή qu’est-ce donc

que le mortel, que tu en gardes mémoire, ή le fils d’Adam que tu en prennes souci ? ή À

peine le fis-tu moindre qu’un dieu, ή le couronnant de gloire et de splendeur ν ή tu l’établis

sur l’œuvre de tes mains / tout fus mis par toi sous ses pieds424.

On pourrait voir en ce psaume 8 une poétique de l’énigme de l’humain dans son rapport au divin425. Que donne-t-il à penser à Breton ? L’intérêt de notre auteur est ici double. Souligner à la fois la grandeur et la petitesse de l’homme qui sont déjà signifiées dans le texteέ Il fait remarquer ce que nous venons de relever dans sa méditation sur l’être et le non-être de l’humain μ l’homme est néant par excès, mais il n’empêche, il a en lui quelque chose de divin, couronné de gloireέ Et il jouit d’un certain privilège : toutes choses étant mises à ses pieds. Là aussi, « l’humain est à la fois rien et tout. » Et Breton précise que le néant par excès est « indissociable de l’être humain ».

On peut alors se demander s’il suffit de penser le non-être de l’humain, son néant, pour éviter de tomber dans un anthropocentrisme qui lui ferait échapper à l’essentiel de ce qu’il est et de ce qu’il a à êtreέ La voie ainsi choisie semble bien celle qui permet, comme il dit, de « conjurer » l’anthropocentrismeέ Il reconnaît cependant tout ne réside pas làέ En effet, écrit-il :

La question revient μ ce ‘‘néant par excellence’’, ne confirme-t-il pas, en dépit de l’étrange

association qui corrige l’un par l’autre le substantif et son déterminant, le privilège de l’homme dans la hiérarchie ontologique ? N’est-ce pas finalement une manière détournée

pour sauver à tout prix un anthropocentrisme désuet ?426

423Cfέ Sέ BRETON, « ‘‘O Dieu, qu’est-ce que l’homme ?’’ ou le néant par excès », in : Les Nouveaux cahiers, n°

117, été 1994, p. 32-42.

424 Psaume 8.

425 « Explicitement religieuse ou non, la poésie est toujours un pressentiment de ce que nous venons de Dieu, de ce tout nous rappelle ou nous y ramèneέ C’est bien pourquoi il n’est de poésie, même quand elle ne se formule pas

en louange, qui ne soit émerveillement » (Louis BOUYER, Cosmos, le monde et la gloire de Dieu, Paris : Cerf, 1982, p.266).

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Breton reconnaît donc que même le négatif peut être le lieu d’une expression implicite de l’excellence, comme dans la théologie négative ou en dépit d’un détour linguistique on signifie tout de même « l’éminence transcendante de l’Absolu »έ Mais, c’est en se référant à la version néoplatonicienne de la négation, que Breton interprète en toute rigueur le non-être de l’humainέ L’être humain est alors compris comme n’étant « ni ‘‘parfait’’, ni ‘‘imparfait’’έ » C’est alors seulement, en prenant le soin de ne point l’insérer dans quelque « hiérarchie de degrés d’être » qu’on évite de faire de l’homme un centreέ

« L’anthropocentrisme est ainsi conjuré, tout au moins si l’on continue à lier à l’idée de centre l’intégration, au point sublime de leur convergence, des multiples ‘‘valeurs’’ ou ‘‘qualités’’ dispersées sur un ‘‘intervalle d’univers’’έ »427

Le non-être de l’humain, est au fond de son être, responsable d’un agir qui ne fait rienέ On y reviendra dans la compréhension bretonienne de l’âme mystiqueέ Mais on se saurait conclure qu’il y a chez Breton quelque opposition entre le contemplatif et l’homme d’actionέ Faut-il affirmer, comme Pablo Lorenzo, que l’homme bretonien n’est pas un contemplatif mais un homme d’action428. Il nous semble que Breton ne cherche pas à établir une telle distinction aussi nette. En effet, il pense l’homme capable à la fois de contemplation et d’actionέ Il s’agit pour lui de ne pas réduire l’homme à une de ses dimensions ou déterminationsέ

Nous inclinons à penser, à l’instar de Breton, qu’« à une anthropologie de l’éminence devrait se substituer une anthropologie négative. »429Une telle conception de l’humain, comme on l’a vu, se veut à la fois radicale et ouverteέ Elle permet à l’homme de se situer, en tant qu’élément du monde, dans une posture qui respecte le lien qui l’unit aux autres humains, ainsi qu’au monde qu’il habiteέ Selon Breton, « La question ‘‘qu’est-ce que l’humain ?’’ gagnerait en précision au contact de ces autres questions μ ‘‘d’où venons-nous ? de quoi sommes-nous

427 S. BRETON, « Être et non-être de l’humain », p. 25-26. Breton précise en note : « C’est dans ce contexte, me

semble-t-il, que pourrait s’inscrire la question brûlante de nos jours, des ‘‘droits de l’homme’’έ Est-ce que ces

‘‘droits’’, sur lesquels insistent de solennelles déclarations, n’ont pas pour fondement, dans l’estimation la plus courante, une ‘‘excellence’’ qui feraient de l’homme, qu’on le veuille ou non, le centre, la fleur, ou la cime de l’univers ? » (Ibid., note 12).

428 Pablo LORENZO, Dio e la croce pensieri di Stanislas Breton, 2013, p. 498. « L'uomo bretoniano non è,

pertanto, un contemplativo o un orante ma un uomo di azione, per l'azione ».

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faits ? en quel monde sommes-nous ?’’ »430 Même si dans la table des catégories aristotéliciennes l’adverbe de lieu « où » figurait parmi les dernières catégories, ce où mérite d’être sérieusement penséέ C’est dans ce sens que nous posons, après celle de l’humain, la question du lieu où se il tient, le lieu dans et vers lequel il est, ce « ‘‘là’’ quasi musical » de son habiter.

2. DU MONDE

Depuis quelques années, il est devenu banal de parler d’un ‘‘être-au-monde’’, connaturel à l’être (non anthropologique) de l’humain […] Je pose la question μ comment s’introduit, dans une réflexion philosophique, l’élément ‘‘monde’’ ?431

C’est à partir de son lien avec l’humain qui l’habite que, prolongeant la même interrogation que Breton, nous introduisons la question du monde. Avant de voir comment il caractérise le monde, deux types de considérations liminaires s’imposentέ