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Conception logique et philosophique de la relation

PENSER PAR RELATION

3. M ETAPHYSIQUE BRETONIENNE DE LA RELATION

3.2. Conception logique et philosophique de la relation

Dans Rien ou Quelque chose Breton affirme ne pas pouvoir se passer du terme de relation. « Il faut lui redonner, écrit-il, en le sollicitant quelque peu, la force signifiante d’une attraction qui porterait les univers l’un vers l’autre et chacun vers tous, en une sorte de commun transport. »359 Qu’est-ce qui justifie un tel intérêt ? La réponse à cette question peut prendre chez lui aussi bien la voie logique que la voie philosophiqueέ Le lien qu’exprime le terme relation peut être de divers ordresέ Il peut être, entre autres, d’ordre matériel ou d’ordre conceptuel.

356 Cf. supra, ce qu’on disait au sujet « De la connexion entre les pôles et les modalités de l’être » chez Breton. 357 PMES, p. 109.

358 Un développement plus approfondi de cette dyade être-dans et être-vers, au prochain chapitre, nous introduira plus en profondeur dans l’ontologie bretonienneέ

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Chez Aristote, la relation peut s’entendre dans le sens de la caractérisation d’une chose en raison de sa dépendance d’une autre chose, ou parce que quelque rapport la tient liée avec une autre choseέ D’une manière générale, il est possible de définir la relation, en philosophie, comme le caractère des objets mis en rapport les uns avec les autres. Ne peut-on pas la penser comme n’étant pas nécessairement quelque chose qui caractérise des objets mais comme ce qui peut exister de telle manière que des objets puissent y faire le lieu, ou le moment, de leur rencontre ?

Tout en étant attentif à la manière dont la relation est conçue par Breton, nous tenterons de vérifier cette hypothèseέ Ce qui va orienter ici notre essai de compréhension c’est le constat, chez notre auteur, d’une conception à la fois logique et philosophique de la relationέ C’est pourquoi nous disions de sa philosophie tout entière qu’elle est non seulement une philosophie de la relation mais aussi un philosopher par relation.

Stanislas Breton présente lui-même sa thèse romaine – très modestement – comme l’« amorce d’un travail en cours sur la philosophie de la relation »360. Cette affirmation était en même temps comme un engagement à penser, et porteuse d’une promesseέ Ce « travail en cours » était donc censé poursuivre son cours, s’approfondissant le plus possible au fil des annéesέ Et toute l’œuvre du philosophe passioniste a été dans une certaine mesure la mise en œuvre de cette métaphysique de la relation des origines.

« Relatio in quodam transitu consistit‘‘la relation consiste dans un certain passage’’ ». Pourquoi a-t-il été si frappé par cette définition de la relation, au point qu’elle reste un des fils déterminant de sa recherche et de sa philosophie? C’est, selon lui, en raison de ce qu'elle lui suggère au-delà des mots : la légèreté et la transparence des choses361.

Mais comment se présente son raisonnement et que soutient-il dans sa Métaphysique de la relation ? De l’avis de Breton lui-même, cet essai consistait en trois choses essentielles362 : proposer quelque « typologie de la relation », dégager « la dualité conceptuelle » de l’être-dans

360 EIEA, p. 8. 361 Cf. FRL, p. 268. 362 Cf. EIEA, p. 8.

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et de l’être-vers, et penser la « structure métaphysique de la Relation », relation qu’il considère comme une « réalité fuyante ».

Chez Aristote, souligne-t-il, la relation n’était « qu’une suite, qu’un épiphénomène des ‘‘accidents majeurs’’ (quantité, qualité) »363. Chez saint Thomas, on assiste à une inversion de perspective. En effet, la relation chez Thomas ne se trouve pas reléguée, comme chez Aristote, presqu’à la dernière placeέ Bien au contraire, elle prend « un relief incomparable et passe au premier plan. »364

Et pour Breton, c’est dans cette nouvelle perspective que la relation se donne à comprendre en ce qu’elle est réellement : la plus fondamentale des catégories parce que la plus humble. Commentant cette inversion de perspective qui révèle le statut de la relation en régime de philosophie scolastique il écrit en effet : « Sans doute, en un sens, reste-t-elle la plus humble des catégories, mais parce qu’elle est la plus fondamentale de toutes μ ‘‘vis insita’’, moteur universel, et genèse du ‘‘tout’’ »365.

Dans le thomisme, la relation est « ambiance ou tonalité » de la pensée. Et on verra au fil de notre travail qu’il en va de même chez Bretonέ Donc il ne se contente pas de commenter ce qu’est la relation chez Thomas, il en fait une appropriation qui définit sa propre penséeέ Breton remarque chez Saint Thomas un univers, « un monde, dont toutes les parties sont organiquement liées ». On peut alors se demander si la négation du rapport n’est pas en quelque sorte une négation même du monde.

Mais, où situer la relation ? Dans les choses ou entre les choses ? N’est-elle pas à la fois dans les choses et entre elles ? Faut-il conclure à une primauté du rapport ? En approfondissant les caractéristiques de l’idée d’être, Breton approfondit aussi la question même de la relationέ « Les êtres ne sont ‘‘un et plusieurs’’ que si leur indigence ouvre leurs frontières et jette à la

363 EIEA, p. 30. 364 EIEA, p. 30. 365 EIEA, p. 30.

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‘‘totalité des autres’’ l’appel de la relation »366έ Selon lui, c’est d’une telle conviction que s’origine la démarche synthétique de Hamelinέ

Cette idée de la relation comme élément central à partir duquel le lien entre les éléments mis en rapport est possible, Breton la développe en commentant Serrus : « Entre deux individus, il existe toujours au moins un rapport. »367Cette affirmation par Serrus de l’existence indéniable d’« au moins un rapport » entre deux individus renseigne en même temps qu’il peut y avoir plusieurs types de rapports, ou alors que le rapport peut se décliner sous des formes variées. C’est pourquoi Breton peut dire que malgré son caractère en apparence « inoffensif » cet axiome de logique « ouvre en chaque être, comme autant de lignes rayonnant d’un centre, une multitude de rapports. »368

Une des caractéristiques du rapport ou de la relation, et qui est de grande portée, est celle que retient Breton de sa lecture de Hamelin. Pour ce dernier en effet, le rapport est « cette nature souple et fluide qui ne se laisse pas emprisonner dans les limites d’une surface rigide. »369 Dans le même sens, Breton admet, comme Hamelin, « la plasticité indéfinie de la relation »370 Pourquoi cette définition de la relation nous intéresse-t-elle et quelle est justement sa portée ? Il importe de le souligner, car on comprend, à la lecture de Breton, qu’il ne cesse de penser une telle souplesse et une telle fluidité ou plasticité de la relation, voire de la pensée elle-même. On est alors amené à comprendre que la relation qu’étudie Breton et qui se déploie dans son œuvre est posée précisément comme ce qui, en raison même de sa fluidité, permet à diverses réalités, tant dans le langage, dans la pensée que dans l’agir, d’aller et venir dans un même milieu, bénéficiant ainsi d’une même ambianceέ

« Si l’universel […] est ce qui est le plus apte à changer de visage, écrit-il, il n’y a pas à craindre que l’abstraction l’immobilise dans une chose en soiέ La totale ouverture du rapport

366 Stanislas BRETON, « Phénoménologie de l’idée d’être », p. 49. 367 Serrus, p. 109, cité par S BRETON, in : EIEA, p. 167.

368 EIEA, p. 167. 369 EIEA, p. 101. 370 EIEA, p. 101.

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nous garantit sa mobilité, son pouvoir indéfini de rayonnement »371. Bien entendu, cela peut comporter quelque dangerέ Et c’est parce qu’il en a pleine conscience que Breton fait remarquer, à juste titre que « La fluidité du réel n'excuse pas le flottement du vocabulaire. »372

Le « et », disions-nous, est chez Breton une sorte d’ambiance, un certain climat de pensée qui induit, comme on le verra, une manière d’êtreέ Dans cette thèse romaine que nous avons tenté, quelque peu, de suivre, Breton propose une analyse métaphysique du concept de relationέ Il y note que le primat accordé à la substance à l’âge antique n’autorise cependant pas à définir cette période uniquement « par une ignorance absolue de la relation »373.

Et face à l’insistance bretonienne sur la relation ou le rapport, on peut se demander si tout est relatif. Mais la vraie question, assure Breton, « n’est pas précisément de savoir si tout est relatif, mais de quelle relativité il s’agitέ »374 La question ainsi précisée permet, selon lui, non seulement de ne point négliger les « significations multiples du rapport », mais aussi de comprendre que le rapport n’est en aucun cas réductible à une seule de ses dimensions. La préoccupation qui était d’ailleurs la sienne dans sa thèse romaine était, écrit-il,

de parcourir en toutes ses dimensions le monde du rapport, de discerner les interférences de la modalité et de la relation, et de découvrir, à l’intérieur de chaque sphère, des niveaux très divers de relativité des formes typiques qui nous posaient, à des points de vue divers, le problème de leur hiérarchie375.

En essayant de relever le sens logique et philosophique de la relation chez Breton, on se rend bien compte que la construction de sa pensée est telle qu’elle tient compte du lien entre les choses et les êtres ν et de cette manière elle s’assigne à elle-même la tâche de montrer le mieux possible cette relation ainsi que sa complexité qui peut échapper au regard qui ne prend pas le soin et le temps d’un certain écartέ Précaution qui peut, dans une certaine mesure, devenir tout art d’être-au-monde376.

371 EIEA, p. 101-102.

372 Stanislas BRETON, « Dialectique et philosophie », p. 373 EIEA, p. 105.

374 EIEA, p. 107. 375EIEA, p. 101, note.

376 Ce que nous entrevoyons ainsi nécessite un plus long développement ν et la question de l’écart comme art d’être au monde nous sollicitera davantage lorsqu’il faudra penser l’altéritéέ

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Une telle pensée de la relation n’est-t-elle pas aussi pensée de la tension nécessaire entre les choses et les êtres ? La nécessité de la tension pouvant s’entendre ici comme signe de vie ou de vitalité. Le « et » est, dans ce sens, comme un principe structurant de la philosophie de Stanislas Bretonέ L’être, rappelons-le, est relation. Dans Approches phénoménologiques de l’idée d’être, Breton va renouveler cette affirmation et la présenter dans une démarche qui se veut, comme l’indique le titre de l’ouvrage, phénoménologiqueέ Cette réflexion naît sans doute de ce qui nous est donné de constater dans l’apparaître des choses et des étantsέ Selon lui, en effet, « Tout ‘‘étant’’ nous apparaît donc écartelé entre l’en-soiet l’être autre, entre la présence qui s’impose et qu’il impose et l’absence de tout ce qu’il n’est pas, entre le proche et le lointain »377.

Mais une telle approche ne manque pas soulever quelques problèmes. Breton lui-même reconnaît qu’il y a là « un certain paradoxe », un problème philosophique concernant « le type de réalité qui convient à l’être-vers, au pur ad qui la définit en son essence fugitive »378

Evoquant la démarche de sa première recherche, il rappelle combien pour certains médiévaux, la relation était loin d’être une catégorie susceptible d’affecter ce qui estsi ce n’est du dehors. Pour ces médiévaux qui, inconditionnellement ne pouvaient se démarquer de la table aristotélicienne des catégories, la relation, comparativement à des catégories telles la qualité et la quantité, était en quelque sorte réduite « à l’être minimum dont le néant pur et simple serait la plus proche menace. »

C’est dans ce sens que nous estimons que l’intelligibilité et la fécondité de la relation entre poétique et politique peuvent passer par une première tentative d’intelligibilité de ce qu’est la relation elle-même. Si on arrive à lui découvrir un visage en ses différentes modalités ou modulations chez Breton, on pourra alors comprendre ce qui dans le concret de la vie de l’humain est autant poétique que politiqueέ

377 APIE, p. 192. 378 VMU, p. 34.

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Il existe chez Breton d’autres visages, modalités ou tournures de la relationέ Même s’il ne leur assigne pas explicitement cette tâche, la manière dont il les traite reste ouverte à une interprétation qui n’exclut pas ce sensέ Nous en identifions trois : le neutre, la classe nulle, l’analogie, susceptibles de nous aider à entrer plus avant dans la compréhension de la relation dans sa pensée.