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POÉTIQUE, POLITIQUE ET MYSTIQUE DE

2. H ABITER LE MONDE

La « maison-monde »519, selon Breton, est notre demeure. Mais comment habiter cette

demeure commune ? La réponse à cette question est même déjà contenue dans l’examen de la question de l’écart ou de la distanceέ Mais comment comment pratiquer cet art de l’écart dans la relation d’altérité qui permet à l’homme d’être dans le monde sans être du monde et qui permet au monde d’être dans l’homme ? Car, s’il est vrai qu’il y a un monde dans chaque poète, il n’est pas moins vrai de dire qu’il y a un monde en chaque humain et qu’il appartient à chacun de cultiver quelque sensibilité poétique lui permettant d’ouvrir ce monde qui est en luiέ

2.1. Habiter de manière à répondre à l’être du monde

2.1.1. Un habiter qui répond à la triple fonction du monde

Comme on l’a relevé au chapitre précédent, Stanislas Breton assigne au monde trois fonctions. Selon lui, « le monde est indissolublement un prévenir, un survenir et un advenir »520. Et pour lui, l’habiter, tel que nous l’avons analysé, devrait se présenter comme une réponse à cet être du mondeέ Autrement dit, l’humain est invité à habiter le monde de telle manière qu’il réponde par cet être-au-monde à la triple fonction du monde. En quoi cela consiste-t-il ?

519 VO, p. 55. 520 DP, p. 57.

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Reprenons la question par laquelle Breton introduit cette pensée :

Si l’unité de ces trois instances retentit en chacune d’elles au point que chacune nous fait

entendre les deux autres, on se demandera sans doute quels seraient les modes

fondamentaux de ‘‘réaction’’ de l’homme à ce triple surgissement du monde ?521

Ici apparaît une nouvelle signification de l’habiter, ou du moins nouvelle manière de le désigner. Au triple surgissement du monde devait correspondre des « modes fondamentaux de ‘‘réaction’’ ». Mais Breton prend le soin de souligner que le terme ‘‘réaction’’ est ici utilisé à défautέ En effet, selon lui, par réaction on n’entend pas ici une « réaction-comportement » qui engagerait quelque « action intentionnelle ». Il faut plutôt entendre par ce terme, « en deçà de toute activité intentionnelle, un mode d’être total correspondant au monde comme tel, sous les trois incidences » que sont le survenir le prévenir et l’advenir. Et face à un tel monde, à un tel surgissement, l’humain adopte essentiellement deux attitudes qui sont l’habiter et le conquérir, attitudes entre lesquelles il oscille comme entre deux pôles extrêmes.

L’habiter est, selon Breton, « un mode d’être qui répond aux trois fonctions du monde par une confiance inconditionnée en sa prévenance ν par une disponibilité d’accueil à son survenir ; par une action de grâces à son advenir »522 Confiance inconditionnée, disponibilité d’accueil, action de grâces, ne sont pas sans faire penser à cette sensibilité fondamentale qui est chez Breton ce qui en l’humain le dispose de quelque manière à habiter le monde. Breton les nomme d’ailleurs, en lien avec les trois fonctions du monde, les « trois valences de l’habiter »

On peut alors comprendre en quoi consiste notre altérité au monde. Nous pensons en effet, tout comme Breton, sans reprendre toute son argumentation, que la relation d’altérité que l’homme entretient avec le monde se joue principalement dans ces trois moments ou attitudesέ Ou plutôt il s’agit d’une triple attitude qui permet à l’homme de ne point manquer le moment où sa relation au monde se vit comme un événementέ Ce qui prévient, survient ou advient, c’est- à-dire l’événement du monde, est aussi événement de l’être au mondeέ

521 DP, p. 57. 522 DP, p. 57.

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2.2. Habiter le monde de manière à le rendre habitable

Si dans l’exercice de la fonction-être l’habitat se présente, ainsi qu’on l’a vu, comme médiation dans l’altérité de l’humain au monde, un approfondissement de la question permet de comprendre cette altérité au monde chez Breton comme un savoir-habiter. Ce savoir-habiter se lit déjà dans ce qui précède.

Nous n’allons pas rêver ici la société idéaleέ Elle n’existe ou ne commencera à se former que là où les humains se mettrons chacun pour sa part et tous ensemble à rêver de la manière d’être en chaque lieu chez eux, ou de rêver leur manière d’être-avec l’autreέ

Car, ‘il n’est pas de terre idéale, mais une manière idéale d’habiter une terre’523. Dans la terre des Mooseoù l’on pratique ce genre langage, on parle en réalité d’une manière idéale de s’assoirέ Une telle conception sous-entend d’abord que la terre est à tous. Elle présuppose aussi que même si la terre est à tous, on ne peut pas ne pas reconnaitre la spécificité de chaque portion de terre avec tout ce que cela comporte de respect de la différence, des habitudes de vie du lieu où l’on se trouve, passe ou transite, pour reprendre le vocabulaire bretonien. Ce qui est exigé et qui est universel ou universalisable, c’est une manière d’être, une manière de s’adapter, une manière de s’assoirέ S’assoir parce qu’on ne fixe pas de tente définitive sur la terre, et parce que le temps pendant lequel on demeure à tel endroit peut être plus ou moins long. Aussi est- ce dans la mesure où notre manière de nous assoir ne s’identifie pas à une fixation qu’il nous sera plus aisé de partir, de transiter le temps venu.

Cette manière de voir et de concevoir les choses nous permet de rejoindre la pensée bretonienneέ En effet, lorsqu’il prend l’image du poisson dans l’eau, il prend soin de préciser aussitôt que rien ne nous dit que le poisson est bien ou se croit bien dans l’eauέ Sans doute y est-il bien parce que c’est son milieu vitalέ Mais ce n’est que lorsqu’il se situe hors de l’eau,

523(Nous reproduisons ici l’expression en langue moore : « Tẽng nõõg ka ye, bãng n zῖnd n be », qu’on peut traduire littéralement comme suit μ ‘‘Terre bonne (idéale) n’est pas, savoir s’asseoir [cela seul] est’’)έ La langue

moore est une des langues parlées au Burkina Faso (Afrique de l’Ouest) ; pour nous personnellement, il s’agit de la première langue que nous avons parlée et dans laquelle nous avons appris à penser.

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malgré l’air que trouvent bon les êtres non aquatiques, que le poisson saura mieux apprécier son être-dans l’eau comme lui étant vitalέ

S’il en va ainsi pour l’humain, et s’il est bien obliger d’habiter ce monde et pas un autre, sa manière de l’habiter prend alors le sens d’une transformation du monde qui n’a rien d’une conquête ou d’une dominationέ Habiter de manière à rendre le monde habitable, c’est habiter tout en laissant le monde être ce qu’il estέ

Après un tel développement on n’hésiterait pas à dire de la pensée de Breton ce qu’il dit lui-même du néoplatonisme : « On dirait parfois que la préoccupation majeure de cette philosophie aura été la sauvegarde d’une fraîcheur absolue du monde, d’un matin insurveillé de l’être en tant qu’être, d’une éternelle enfance des choses et de l’univers, surgissant indéfiniment d’un ‘germe de non-être’ (sperma me ontos), selon le mot de Proclus »524.

Cette idée nous introduit à une tout autre manière d’être au monde qui consiste à habiter le monde en enfant. Serait-ce une confirmation de l’idée selon laquelle « le temps du monde est un enfant qui joue »525 ?

2.3. Habiter le monde en enfant ou en héliotrope

J’ai rêvé un soir d’une main d’enfant qui, accordée au jeu du monde, est traversée par le même élan de gratuité, se lèverait sur l’immense, non pour le mesurer mais pour nous inviter, d’un index impuissant, à son ouverture ν une main d’enfant qui,

sans paroles, nous dise « c’est ça », qu’il en soit ainsiέ526

Parce que sa poétique est fondamentalement une poétique de la vie, la figure de l’enfant, qui n’a cessé de le séduire et de l’interroger, s’offre à Breton comme une sorte de paradigme de l’habiter. Cette figure nous donne en même temps de prendre davantage conscience, dans notre être au monde, de la sensibilité fondamentale qui nous caractérise.

524 PR, p. 40.

525 HERACLITE, Fragments, n° 52. 526 AA, p. 25.