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Poétique et Politique dans la pensée de Stanislas Breton

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Academic year: 2021

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THÈSE

Pour l'obtention du grade de

DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR de sciences humaines et arts

Laboratoire Métaphysiques allemandes et philosophie pratique (Poitiers) (Diplôme National - Arrêté du 7 août 2006)

École doctorale : Lettres, pensée, arts et histoire - LPAH (Poitiers) Secteur de recherche : Philosophie

Présentée par : Gustave Sawadogo

Poétique et Politique dans la pensée de Stanislas Breton

Directeur(s) de Thèse :

Philippe Capelle-Dumont, Philippe Soual Soutenue le 03 décembre 2014 devant le jury

Jury :

Président Edvard Kova Professeur - Institut Catholique de Toulouse Rapporteur Edvard Kova Professeur - Institut Catholique de Toulouse Rapporteur Pierre Gire Professeur - Institut Catholique de Lyon Membre Philippe Capelle-Dumont Professeur - Université Strasbourg 2

Membre Philippe Soual Chargé de recherche - Institut Catholique de Toulouse Membre Jérôme de Gramont Professeur - Institut Catholique de Paris

Pour citer cette thèse :

Gustave Sawadogo. Poétique et Politique dans la pensée de Stanislas Breton [En ligne]. Thèse Philosophie. Poitiers : Université de Poitiers, 2014. Disponible sur Internet <http://theses.univ-poitiers.fr>

(2)

INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS UNIVERSITÉ DE POITIERS

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UFRSCIENCES HUMAINES ET ARTS

Gustave SAWADOGO

P

OÉTIQUE ET

P

OLITIQUE

DANS LA PENSÉE DE

S

TANISLAS

B

RETON

Thèse présentée pour l’obtention du doctorat conjoint de Philosophie

à la Faculté de Philosophie de l’Institut Catholique de Paris

et au Département de Philosophie, UFR Sciences Humaines et Arts de l’Université de Poitiers

Directeur de Thèse pour l’Institut Catholique de Paris

Monsieur le Professeur Jérôme de GRAMONT

Directeur de Thèse pour l’Université de Poitiers Monsieur le Professeur Philippe SOUAL

(3)

2 GRATITUDE

« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? »

(1, Co, 4, 7) À chacun et à vous tous

chers condisciples chères secrétaires de la Faculté

et chers bibliothécaires, chers enseignants de l’ICP, chers membres du jury de soutenance,

cher professeur Philippe SOUAL,

directeur pour l’Université de Poitiers, cher professeur Jérôme de GRAMONT,

pour votre accompagnement et proximité,

cher professeur Philippe CAPELLE-DUMONT

qui, avec sagesse, patiemment, et jusqu’au bout, m’avez accompagné sur le chemin de la pensée,

à qui m’a donné à manger, boire, me vêtir, habiter’,

en tous ces lieux où je suis passé et ai demeuré,

à ‘Nemo’

à qui je dédie ce balbutiement,

j’adresse, tout simplement mais très sincèrement,

un MERCI ! jailli du fond du cœur.

Mille gratitudes !

Celui ‘‘à qui nous devons la vie, la croissance et l’être’’ vous le revaudra.

(4)

3 SOMMAIRE

INTRODUCTION GENERALE ………5 PREMIÈRE PARTIE

DU POÉTIQUE ET DU POLITIQUE CHEZ STANISLAS BRETON

CHAPITRE I . ÉMERGENCE D’UNE SENSIBILITÉ POÉTIQUE ET POLITIQUE

CHEZ STANISLAS BRETON ………έέ………έ 13

CHAPITRE II. L’UNIVERS POÉTIQUE DE STANISLAS BRETON …………έέέέ………έ37 CHAPITRE III. L’UNIVERS POLITIQUE DE STANISLAS BRETON ………έέ…………64

DEUXIÈME PARTIE ENJEUX

D’UNE CONJONCTION

ENTRE POÉTIQUE ET POLITIQUE CHEZ STANISLAS BRETON

CHAPITRE IV. FONCTION-ÊTRE. FONCTION-MÉTA, FONCTION-MÉNIQUE………έ88 CHAPITRE V. PENSER LA RELATION, PENSER PAR RELATION …………έ………123 CHAPITRE VI. MONDE ET HUMANITÉ. LA SENSIBILITÉ FONDAMENTALE……έέ.153

TROISIÈME PARTIE

POÉTIQUE, POLITIQUE ET MYSTIQUE DE

L’HABITER

CHAPITRE VII.ÊTRE ou HABITER………έ…έέ188

CHAPITRE VIII. DE L’HABITERDÉMOCRATIQUE ………έέ2ί8 CHAPITRE IX. ‘‘HABITER LE MONDE À PARTIR DE LA CROIX’’ ………έέέ23λ

(5)

4 SIGLES1 AA AC APIE CI CP DME DP EE EIEA EP EMI ER IT LC MC MD MP PB PCP PCS PES PMES PMP PR PS PRES RQ SP SPC STA STP TI UM UOC VC VMU VO VTC * PPR

L’autre et l’ailleurs, Paris : Descartes & Cie, 1995.

L’Avenir du christianisme, Paris : Desclée de Brouwer, 1999. Approches phénoménologiques de l’idée d’être, Paris-Lyon, 1959. Conscience et intentionnalité, Vitte 1954.

Causalité et projet, Paris : PUF, 2000.

Deux mystiques de l'excès : J.-J. Surin et Maître Eckhart, Paris, Cerf, 1985. Du principe. Essai sur l'organisation du pensable, Aubier, 1971.

Essence et existence, PUF, 1962.

L’Esse inet l’Esse ad dans la métaphysique de la relation, Rome, 1951. Esquisses du politique,

Être, monde, imaginaire, Le Seuil, 1976. Écriture et Révélation, 1979.

Individu et technologie, avec Bernard Baudry, L’Harmattan, 2ίί5έ Libres commentaires, 1990.

Marxisme et critique, Paris, Desclée (Théorème), 1978. Matière et dispersion, éd. Jérôme Millon, 1993.

Mystique de la Passion. Étude de la doctrine spirituelle de saint Paul de la Croix, Paris, Desclée, 1962.

Philosophie buissonnière, éd. Jérôme Millon, 1989.

La Passion du Christ et les philosophies, Teramo, Eco, 1954. Philosopher sur la côte sauvage, édέ L’Harmattan, 2ίίίέ

Le problème de l'être spirituel dans la philosophie de Nicolas Hartmann, Paris-Lyon, Vitte, 1962.

Philosophie et mystique, existence et surexistence, éd. Jérôme Millon, 1996. Philosophie et mathématique chez Proclus, Paris, Beauchesne, 1969. La Pensée du rien, Kok Pharos, 1992.

Poétique du sensible, Paris : Cerf, 1988.

Politique, religion, écriture chez Spinoza, Lyon : PROFAC, 1973 Rien ou quelque chose, roman de métaphysique, Flammarion, 1987. Saint Paul, Presses universitaires de France, 1988.

Situation de la philosophie contemporaine, Vitte, 1959. Saint Thomas d'Aquin, Paris, Seghers, 1965.

Spinoza. Théologie et politique, Paris : Desclée, 1977. Théorie des idéologies, Paris : Seuil, 1976.

Unicité et Monothéisme, 1981.

L’uomo d’oggi e le sue contraddizioni : invoca o respinge una redenzione ?, Torino : Editrice Elle Di Ci, 1986.

Le Verbe et la Croix, Paris, Desclée, 1981.

Le Vivant miroir de l’univers, logique d’un travail de philosophie, Paris : Cerf, 2006.

Vers l’originel, Paris : L’Harmattan, 1995.

Vers une théologie de la Croix, Teramo : Eco-Pères passionnistes, 1979. *

Philosopher par passion et par raison : Stanislas Breton, sous la direction de Luce Giard, éd. Jérôme Millon, 1990.

(6)

5

I

NTRODUCTIONGÉNÉRALE

Dans la maison-monde, il y a, comme il fut dit jadis, bien des demeures qui déterminent autant de manières

spécifiques d’y être, de l’habiter et d’y demeurer. Ces

demeures sont aussi bien des formes de vie que des genres

de discours qui, en théorie, n’ont pas à se combattreέ2

Habiter ! Habiter le monde ! L’habiter ensemble ! Ce que cela signifie pour l’humain, et la manière dont il peut le réaliser – parce qu’en le réalisant, il se réalise –, tel est le problème qui nous conduit à interroger l’œuvre de Stanislas Breton3, à travers l’examen et la mise en rapport des dimensions poétique et politique de sa pensée. Entrer dans la pensée d’un philosophe de la stature de Stanislas Breton c’est traverser tout un ‘‘esprit’’έ

Qui est donc Stanislas Breton, et en quoi consiste son geste philosophique ? Comment nous situer par rapport à l’essentiel de cet esprit de sa pensée4 d’une manière qui donne à notre problématique toute sa raison d’être et tout son sens ? La meilleure « logique d’un travail de philosophie »5 est sans doute celle que propose son auteur. Aussi convient-il, en ce qui concerne notre auteur, de se rapporter à sa propre lecture de lui-même6. Philosophe et théologien chrétien, grand spécialiste du néoplatonisme et de la philosophie médiévale, familier de la mystique rhénane, ouvert à la pensée et à la mystique du monde oriental, Breton aimait à se décrire par

2 VO, p. 55.

3 Paul Stanislas BRETON (3 juin 1912 - 2 avril 2005). Cf. Jean GREISCH, « BRETON Stanislas (1912-2005) »,

in : Dictionnaire des Philosophes, Nouvelle édition augmentée, Paris : Encyclopédia Universalis et Albin Michel, 2006, p. 304-305.

4 « Un style philosophique inséparable d’un mode de présence au mondeέ Il s’y mêle l’impatience de la pensée, la vigueur de l’analyse, la joie de ce qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, l’humilité d’une foi, l’élan d’un rire, la conscience du tragique de l’histoire et cette connaissance intime des puissances de la nuit sans laquelle l’intelligence se ferme à tout accès à l’inquiétude ou à l’espérance des hommesέ Ainsi va cette philosophie, raisonneuse et buissonnière, vigoureuse et poétique, née d’une passion et par elle habitéeέ » (Luce GIARD, « Note

liminaire », in : PPR, p. 6).

5 Sous-titre de son dernier ouvrage : Le vivant miroir de l’univers.

6 Nous renvoyons aux textes mêmes où Breton retrace son itinéraire humain, spirituel et intellectuel : « Postface »

in : Foi et raison logique ; De Rome à Paris ; L’Autre et l’ailleurs ; « Retrospectiva », in : Stauros, 2004, n° 41, Theologia de la Cruz, p. 105-110 ; Le Vivant miroir de l’univers.

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6

la périphrase suivante qui révèle d’où il pense et parle : « Je suis un homme du Moyen Age romain, né dans un faubourg d’Athènes sous un arbre de Judée. »7

Auteur d’une œuvre très considérable8, tant par l’abondance des écrits que par leur profondeur, il pose ou repose avec pertinence des questions de divers ordres : métaphysique, phénoménologique, théologique, mystique, poétique, politique, etc. Les diverses dimensions qui constituent cette œuvre multidirectionnelle correspondent, selon lui, à trois étapes essentielles9 de son itinéraire intellectuel : une première étape de métaphysique thomasienne et médiévale, une seconde étape marquée par la phénoménologie husserlienne notamment, et une troisième étape marquée par un croisement entre néoplatonisme et théologie ou mystique de la Croix10.

En dépit d’une telle diversité, il est chez Breton une véritable connexion entre les domaines qu’il étudieέ Et cela constitue précisément le dynamisme qui fonde et doit fonder tout acte philosophique. La pensée philosophique est une pensée en marche selon un dynamisme qui est son rythme, son souffle et sa vieέ Dynamisme à l’intérieur d’elle-même, et dynamisme qu’elle est censée diffuser ou insuffler aux êtres et aux choses sur lesquels elle jette ou projette

7 DRP, p. 48. Comme le fait remarquer Philippe CAPELLE-DUMONT, « cette sentence renvoie

métaphoriquement à la composition des paysages dissemblables que parcourait le Père Breton ».

8 La pensée de Breton constitue, selon GREISCH, « un des itinéraires les plus singuliers de la philosophie française

de la deuxième moitié du XXe siècle.» (Jean GREISCH, « Préface » in : Stanislas BRETON, VMU, p. 7).

9« À la base, à moins qu’on ne préfère parler d’un ‘‘paléoencéphale’’, il y a le thomisme que j’ai reçu et enseignéέ J’ai précisé à ce propos les constantes qui se retrouvent en tous mes écrits μ distinction de dans et de

l’être-vers, ou métaphysique de la relation ; fascination de la causa sui comme explicitation de l’être en tant qu’acte

d’être ν intérêt d’une ontologie comme réduction de l’anthropomorphisme inévitable qui accompagne la pensée de Dieuέ La seconde étape, sous le signe de la phénoménologie, husserlienne de préférence, a été marquée par l’intérêt pour l’intentionnalité (amorcée dans la phase précédente) ; puis par une théorie du monde, fondée sur la fonction universalisante de l’idée d’être ν enfin, et de plus en plus, par l’attention à une phénoménologie du corps propre,

disséminée elle aussi en divers ouvrages. La troisième étape m’orientait, sous l’influence néo-platonicienne, vers

une plus décisive radicalité qui m’ouvrait, tour à tour, à un approfondissement du concept de principe, à une théorie de l’agir mystique comme Katharsis de la théologie courante, pour culminer, si je puis dire, dans une théologie de la Croix, en ses conséquences les plus strictes, sans oublier une ‘‘Pensée du rien’’ dont les versions, sophistique et bouddhiste, m’ont été si précieuses » (DRP, p. 215).

10 Son ami Henry DUMÉRY dans « Passionisme et philosophie », écrit : « J’appelle passionisme, ici et par abréviation, pas commodité, une œuvre et un style : ceux qui sont nés de la rencontre, de la conjonction dans une même partie du ciel, d’une spiritualité théologique et d’un esprit philosophique. Paul de la Croix (1694-1775), fondateur d’une congrégation missionnaire (les ‘‘Passionistes’’), a propagé cette spiritualitéέ Paul-Stanislas Breton l’a méditée et repensée : une philosophie en est issue. » (PPR, p. 139).

Une remarque, qui n’est pas simple détail, mérite d’être faite : « Les Passionnistes … font de plus un quatrième vœu qui les distinguent des autres religieux, celui de faire tous leurs efforts pour exciter dans les cœurs des fidèles

le souvenir de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ » (Dictionnaire des ordres religieux : ou histoire des ordres monastiques, Pierre HELYOT (dir.), T. IV, Paris : Migne, 1859, p. 1048).

(8)

7

sa lumière critiqueέ Et ce qu’elle diffuse ainsi n’est pas avant tout son propre dynamisme mais celui des êtres et des choses que le sien fait venir au jour.

Le rôle que Breton assigne à la philosophie, ou plutôt ce qui représente pour lui sa fonction obvie, est précisément « recherche d’unité ».

Comme toute philosophie répète originalement l’acte philosophique l’unité qu’elle se

donne porte la marque du dynamisme qui la fonde […] Même la dispersion apparente d’un

Journal Métaphysique se groupe au tour de quelques thèmes fondamentaux, dont la connexion est inexplicable par de simples lois d’associationέ11

Ce qu’il affirme des formes d’unité renvoie à ce que sa propre œuvre philosophique fait apparaître comme recherche de cohérence ou d’unité, au travers d’un vaste champ de thèmes fondamentaux. Il y a nécessairement une connexion entre les choses et entre les divers champs ou thèmes par lesquels on les étudie, mais une telle connexion ne se comprend que si l’on sait aller au-delà des « simples lois d’association ». En effet, selon lui, les liaisons entre les choses ne sauraient relever, en philosophie, d’une composition artificielleέ « La philosophie est nécessairement un discours cohérent »12, rappelle-t-il. Mais cette unité du discours philosophique ne sera réelle et porteuse de sens que si elle rend compte de l’unité des choses qui se trouve être la mesure même de sa vérité13, de son authenticité.

L’unité n’est pas seulement recherchée entre diverses formes de philosophiesέ La philosophie a, ou est une « fonction unificatrice » vis-à-vis des « multiples disciplines, théoriques ou pratiques, sur lesquelles elle s’édifie »14, à condition, peut-on ajouter, qu’elle le fasse sous le mode d’un dialogue impliquant une certaine posture kénotique. Selon lui, « La pensée philosophique a trop souvent été identifiée aux ‘‘systèmes’’, et le philosophe au ‘‘Systemdenker’’. Mais les philosophes les plus importants sont ceux qui furent avant tout des ‘‘Problemdenker’’. »15 On pourrait dire, selon l’esprit de la pensée bretonienne, que le ‘‘Problemdenker’’, est le philosophe qui adopte une posture de pensée telle qu’il puisse

11 S. BRETON, « L’acte philosophique et sa recherche d’unité », in : L’existence de Dieu, Tournai : Casterman,

1961, p. 258.

12 Ibid. 13 Cf. Ibid. 14 DP, p. 236.

(9)

8

entrevoir, percevoir ou discerner ce qui constitue le problème de l’humain dans son rapport multiple au divin, au monde, à ses semblables et à lui-même.

Tout le geste philosophique de Breton témoigne d’une réelle connexion entre les divers objets ou sujets auxquels il applique sa raison. On peut parler à juste titre d’une œuvre abondante et complexe. Abondance et complexité ne font pourtant pas de la pensée de Breton, une œuvre disperséeέ Bien au contraire, en dépit d’une telle complexité, on est en présence d’une œuvre une et unifiéeέ La question qui se pose d’emblée est alors de savoir ce qui fait ou fonde l’unité d’une telle œuvreέ

Au cœur de cette interrogation s’inscrit et se précise la problématique de notre étude.

Problématique

La problématique qui nous intéresse est celle qui conjoint poétique et politique dans une même visée de l’humain en tant qu’humain et dans son rapport au monde ; ce rapport consiste en un habiter dans le monde, un habiter-avec et un habiter-ensemble. Les dimensions poétique et politique de cette grande œuvre de Breton ne sont pas suffisamment questionnées16. En outre, il n’y a pas encore d’étude portant sur ce rapport entre poétique et politique chez Breton.

Que signifie le fait de dire ‘‘poétique et politique’’ ? En quoi ces réflexions sur le poétique et le politique constituent-elles des problèmes pouvant solliciter aujourd’hui encore l’intérêt de la philosophie ou du philosophe ?

Poétique et Politique. Bien entendu, cet intitulé est susceptible de plusieurs interprétations et de plusieurs développements. Quels rapports peut-on envisager entre poétique et politique dans la pensée de Stanislas Breton ? Par quelles modalités et configurations qui lui sont propres, Breton laisse-t-il percevoir ou entrevoir dans son œuvre, l’ordre du poétique et du politique ? Vers quel horizon de pensée peut nous conduire un tel rapprochement ? Mais en

16 Luce GIARD, dans la « note liminaire » aux actes du « colloque organisé autour de Stanislas Breton en avril

1988 dans les locaux de la revue Esprit », faisait remarquer, au sujet de : « la composition de ce volume où sont

déclinées quelques facettes de l’œuvre de Bretonέ Métaphysique, mystique et théologie sont bien représentées

(10)

9

quoi donc est-il pertinent de scruter une telle conjonction ? Comment la penser chez Stanislas Breton ? Quels en sont les enjeux ? Autant de questions dont la réponse nécessite un vrai ‘‘décryptage’’ de la pensée de Bretonέ

Il s’agit essentiellement de penser la conjonction, non pas comme une simple clé de lecture, mais comme faisant constitutivement partie de la pensée de Breton, de la puissance et du mouvement de cette pensée. Dans ce sens, ce qui importe pour nous – et qui se présente comme hypothèse de départ et de recherche –, c’est avant tout le « et » de la conjonction entre Poétique et Politique. Le « et » dit en effet le rapport, la relation entre les deux termes. Il faut espérer que cette conjonction nous ouvre à l’intelligence de ce à quoi elle renvoie inéluctablement : la métaphysique de la relation qui caractérise la pensée de Breton, et en constitue comme la ligne directriceέ Tout le travail s’organise à partir et autour de cette métaphysique de la relation, étant entendu que le rapport entre poétique et politique, comme les divers types de rapport étudiés par Breton, disent le rapport fondamental de l’humain au monde et des humains entre eux. L’être se prend ou se comprend en des acceptions multiplesέ De même, c’est de diverses manières que l’être humain habite le monde et l’habite avec autruiέ Et nous nous attachons à voir comment, concrètement, l’humain habite le monde et l’habite avec autrui, aussi bien poétiquement que politiquement. Cette entreprise nécessite une compréhension préalable de l’acte philosophique tel que le conçoit Bretonέ

Démarche et étapes

A bien des niveaux nous expliquerons, pour ainsi dire, Breton par Breton lui-même ; étant entendu qu’à divers étapes de sa pensée, lui-même a été amené à approfondir ou élargir des thèmes qu’il avait déjà traitésέ En outre, il pense dans une posture qui maintient entre tous les objets de sa pensée un véritable lien. Une telle démarche, même si elle paraît alourdir le cheminement dans la pensée, promet une certaine clarté et fidélité à la pensée de l’auteur étudiéέ Notre travail se présente comme une véritable construction à partir de ce qui existe déjà chez

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10

Breton, sans que le résultat soit pourtant artificiel, même si ce risque existe dans ce genre de démarche.

Notre recherche s’articule en trois grandes étapes, constituée chacune de trois chapitresέ La première étape est celle qui nous familiarise avec le poétique et le politique ainsi que de ce qui les fonde philosophiquement dans la pensée même. Le premier chapitre est attentif à l’émergence de la sensibilité poétique et politique de Bretonέ Le chapitre deux étudie l’univers poétique de Breton, tandis que l’univers politique est étudié au chapitre trois.

Une fois cela posé, on s’interroge dans la deuxième étape, sur les enjeux d’une telle conjonction entre poétique et politique. Le chapitre quatre porte sur l’étude ce que Breton appelle la fonction-être, le chapitre cinq donne à comprendre le « et» et à l’entendre au travers de l’être-dans et de l’être-vers. La compréhension du monde et de l’humain qui l’habite permet, au chapitre six, de saisir les enjeux cosmologiques et anthropologiques de l’articulation entre poétique et politique.

L’étape terminale met l’accent sur le problème de l’habiter, considéré sous une triple dimension : poétique, politique et mystique. Le chapitre sept est une première approche de la manière dont les hommes ont à habiter le monde. Le chapitre huit est consacré à un exemple particulier d’être-ensemble politique, qu’on pourrait nommer habiter démocratique. Le neuvième chapitre montre comment toute cette problématique culmine chez Breton, pour ainsi dire, en une mystique de l’habiterέ

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11

PREMIÈRE PARTIE

DU POÉTIQUE ET DU POLITIQUE

(13)

12

INTRODUCTION

L’étape initiale de notre étude est consacrée à une première intelligence des dimensions poétique et politique de l’œuvre de Stanislas Bretonέ Quel en est le fondement ? Qu’est-ce qui en constitue le lieu, le moment d’émergence et d’ancrage ?

Nous tenterons d’apporter réponse à ces questions en trois étapesέ La première étape est celle du fondement philosophique aussi bien des dimensions poétique et politique chez Breton, que de notre propre démarcheέ On tentera aussi d’identifier le lieu d’émergence de la sensibilité poétique et politique de Breton et qui se présente à lui comme une interrogation, comme ce qui donne à penser le sens de la vie. La deuxième étape permettra de se familiariser avec l’univers poétique de Breton. En dernier lieu, on examinera son univers politique.

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13

CHAPITRE I

ÉMERGENCE D’UNE SENSIBILITÉ POÉTIQUE ET POLITIQUE

CHEZ STANISLAS BRETON

« Parle –

Mais sans séparer le non du oui. Donne aussi le sens à ta parole : Donne-lui l’ombre

[…]

Regarde tout autour :

Vois comme ce qui t’entoure devient vivant –

Au nom de la mort ! Vivant !

Qui parle l’ombre dit vraiέ »17

Est-il, au sein même de la pensée de Stanislas Breton, des éléments significatifs et identifiables en tant que lieux etήou moments d’émergence de sa sensibilité poétique et politique ? Telle est la question qui ouvre ce premier chapitre. Ce sur quoi porte notre intérêt, c’est la manière dont naît chez Breton – dans sa propre pensée et aussi dans sa vie – les questions du poétique et du politique.

Il n’est pas nécessaire de retracer tout son itinéraire philosophiqueέ Mais il est indispensable, pour une meilleure intelligence de ce que nous cherchons à montrer dans son œuvre, c’est-à-dire la conjonction entre poétique et politique, de poser ce qui constitue la base ou le lieu d’ancrage de ces deux dimensions de sa penséeέ Une telle démarche permet d’entendre à sa juste mesure, ce qui sera dit sur le poétique, le politique et sur leur conjonction.

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14

1. PRELIMINAIRES SUR UN ANCRAGE THEOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

Notre examen des lieux d’ancrage du poétique et du politique chez Breton s’ouvre par deux points qui se présentent en effet en tant que fondement. Le premier concerne la rencontre chez Breton de la théologie et de la philosophie ν le second esquisse trois niveaux de l’ontologie bretonienne. Poétique et politique chez lui y prennent naissance et racines.

1.1. Du théologique au philosophique

Dans ce que Breton écrit est engagée sa foi18 en un Dieu personnel dont le Logos, par la Voie de l’Incarnation, s’est fait historiquement humainέ De toute évidence, il existe toujours une tension notamment entre ce qui est cru et le travail herméneutique qui consiste alors non seulement à une interprétation d’un donné de foi, mais aussi en un vécu concret de cette foi. Pour dire dans quelle mesure une recherche philosophique peut tenir compte de la foi, Breton lui-même montre que toutes les images bibliques qu’il sollicite dans ses écrits, ont joué chez lui « le rôle d’energeia ». Mais il sait qu’il s’y appuie comme on s’abreuve à une source avec le secret espoir qu’elle ne tarisse pas et surtout qu’elle ne soit la seule sur le long itinéraire d’une vie et d’une penséeέ

Le chrétien qui travaille en philosophie n’a donc point à dédaigner ces éléments quelque peu indigents qu’il emprunte aux Ecritures et à la tradition qui constituent son milieu

connaturel. Ses références toutefois ne sont pas sectairesέ Il n’ignore pas qu’il y a, dans un

ailleurs où souvent il se promène d’autres sources du ‘‘poétique’’, plus déliées du ‘‘religieux’’.19

Il y a bien des manières d’entrer en philosophie : Breton dit y être entré par la théologie chrétienne. Et il est à juste titre considéré comme philosophe et théologien20έ Lorsqu’en 1λ71, il fait « retour sur son œuvre » – qui s’est considérablement développée par la suite – il reconnaît en effet un lien étroit entre sa recherche philosophique et sa formation théologique. « Nous ne

18 Barbara CASSIN voyait en lui « la fine pointe tolérable de la foi, c’est-à-dire la fine pointe adorable. Parce que

dès que la foi est tolérable elle est adorable » (Journée d’étude, 2ίί7)έ

19 S. BRETON, « Une recherche philosophique qui tienne compte de la foi », p. 38.

(16)

15

nous serions jamais intéressé à la philosophie, écrit-il, si la théologie chrétienne, en son enseignement catholique, ne nous avait ouvert aux problèmes philosophiques de la théologie. »21 Une telle affirmation de Breton, même s’il convient de la comprendre dans le contexte qui était le sien et en fonction de l’itinéraire qui lui est propre, peut poser ou reposer à nouveaux frais, le problème du rapport entre théologie et philosophie22. Mais nous ne nous attarderons pas sur ce problème qui a fécondé et continue de féconder les réflexions de tant de théologiens et de philosophesέ Il est vrai, comme il l’a exprimé lui-même, que sa pensée philosophique s’est déployée à partir non seulement de sa théologie, mais aussi de sa foi et de ce qu’il est, ou de ce qu’il avait à êtreέ Et il est évident que la philosophie a été aussi une fonction critique de sa propre foiέ Il convient alors, si l’on veut mieux comprendre Breton et son œuvre, de tenir ensemble son être-philosophe et son être-croyant, deux postures qui certainement ne faisaient qu’une en lui23. Mais, tout en reconnaissant la théologie comme point à partir duquel il a « pris le chemin de la philosophie », il n’oublie pas que « le passé d’une origine ne décide en rien de l’avenir que lui réserve l’originalité individuelle de celui qui reçoit. »24 On comprend donc qu’il a fait plus que recevoirέ Le philosophique qu’il a perçu et reçu du théologique a, en effet, été pensé, travaillé, de telle manière que de certains de ces ouvrages on aurait de la peine à dire s’ils sont avant tout de facture théologique ou proprement philosophiqueέ Lorsque par exemple Paul Ricœur lit Le Verbe et la Croixil observe, à juste titre, que l’ouvrage entier offre « l’aspect d’un tissu finement travaillé, mi-philosophique, mi-théologique, qui suggère de placer le travail de la pensée sous la devise de la ‘‘connexion des distincts’’έ »25 La présente étude ne saurait faire fi d’un tel lien qui n’est pas à établir mais à laisser êtreέ Ce qu’affirme

21 FRL, p. 267.

22 Cf. La présentation de ce rapport par Jean GREISCH, in : Philosophie et théologie à l’époque contemporaine,

Anthologie, tome IV, p. 219-221.

23 (Cf. « Les philosophes d’aujourd’hui et la pensée de Stanislas Breton », Journée d’études organisée par le

CIEPFC (Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine), l’Association des amis de Paul-Stanislas Breton et le Centre d’études Stanislas Breton (Institut catholique de Paris)έ Luce Giard explique, lors de ce colloque, que « Paul Stanislas Breton ne fut pas philosophe bien que croyant, il devint philosophe parce

qu’il était croyant, et il se voulut sans faiblir, tout au long de son travail philosophique philosophe et croyant,

habité de cette double exigence, conduit par cette double interrogation».

24 VMU, p. 34. 25 PPR, p. 125.

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16

Breton est que la théologie chrétienne pose à l’intérieur même de sa démarche des problèmes philosophiques qui lui sont spécifiquesέ Et c’est à ces « problèmes philosophiques de la théologie » qu’il a d’abord été éveilléέ

Un triple aspect de sa philosophie peut être présenté à présent comme constituant un lieu d’ancrage de sa pensée poétique et politiqueέ

1.2. Ontologie, méontologie, ontomythologie

Une pensée du politique et du poétique, chez Stanislas Breton, ainsi que la pensée de leur conjonction, nécessitent en effet une compréhension préalable de son ontologie et de son ontomythologie.

1.2.1. De l’ontologie bretonienne

L’ancrage de la pensée de Breton dans l’ontologie constitue un point majeur à partir duquel il faut toujours partir dans la lecture et l’interprétation de son œuvre. Et il est possible dans notre cas, de situer l’émergence de sa pensée politique dès ses premières réflexions sur l’ontologieέ En quoi consiste cette ontologie et dans quelle mesure elle induit une pensée politique ou comporte quelque implication politique ?

La pensée de l’être ou sur l’être – et l’œuvre de Breton le donne à voir – est ce point d’interrogation qui traverse et ne peut pas ne pas traverser toute réflexion philosophique pour qu’elle soit véritablement philosophique. ‘‘Que penser de l’être ?’’ La réponse à cette question, estime Breton, définit aujourd’hui la responsabilité du philosopheέ La manière dont lui-même tente d’y répondre relève de sa volonté de construire, comme il le dit, une ontologie radicale26.

(18)

17

« L’ontologie nous a passionné, écrit-il, dans la mesure où elle nous aidait à comprendre l’ambition d’une mathesis universalis. »27

Il retient comme caractéristique essentielle de l’ontologie thomiste, le relationnel de l’être ou dans l’êtreέ Egalement dans sa lecture d’Augustin il sera attentif, « sensible à l’être comme transitivité, à l’être comme relationέ »28 La proposition aristotélicienne selon laquelle « le mot d’Être peut avoir bien des acceptions »29 va aussi conforter et sous-tendre sa recherche propre ontologiqueέ Mais il n’oublie pas ce que précise Aristote sur le fait que toutes ces acceptions de l’Être tendent vers « une certaine unité »έ Cela n’est pas sans lien avec sa compréhension de la démarche philosophique qui doit être en quelque sorte une pensée à la fois de la pluralité et de l’unitéέ On peut ajouter ce qu’il reconnaît et admire chez le mystique rhénan Eckart.

En sa dimension la plus nettement ontologique, l’être, selon sa puissance d’autoaffirmation ou de ‘causa sui’, semble recéler une richesse infinie, aussi intrinsèque qu’expansive, à tel

point que la ‘bullition interne’ dont parlait Maître Eckart, est, du même mouvement, force irrésistible d’ébullitionέ30

Tout cela exprime de multiples directions de sens. Et pour espérer en rendre compte, il faut tenter de descendre à la source sinon de chacune des directions, du moins des principales. Et Breton a su orienter sa pensée dans le sens de l’idée d’être qui s’ouvraient à luiέ Au cœur de cette conception de l’être, il faut noter d’emblée sa pensée de l’être-danset l’être-vers.Cette « dyade originelle », d’une richesse telle qu’elle ne s’épuise pas chez lui dans un seul discours, nous accompagnera aussi sans épuiser le sens de l’être et tout en le renouvelant à chaque foisέ C’est aussi dans cette perspective que nous situons l’émergence de la pensée politique et poétique de Breton en ce qu’elle concerne l’humain en tant qu’humainέ

En effet, alors qu’il s’intéresse à la distinction entre l’esse adet l’esse in et réfléchissant sur la métaphysique de la relation, Breton reconnaît avec Hamelin que « le rapport est assez souple pour revêtir tous les visages. » Et il souligne à ce moment, sous forme d’incise, un point

27 FRL, p. 271.

28 « Penser l’histoireέ Entretien avec Breton sur la Cité de Dieu », in : p. 98. 29 Aristote, Métaphysique, Livre Γ CH II, 1ίί3, aέ

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qui est au cœur de sa pensée et qui sera au centre de sa réflexion politiqueέ Ce point retient notre attention, en dépit de sa position qui peut sembler marginale par rapport à l’ensemble du discours de sa thèse romaine. « Si le ‘‘visage humain’’ est, dans la sphère du réel, ce qui le plus nous importe, c’est que le microcosme y résume l’universέ »31

On le comprend, s’il faut distinguer plusieurs visages du rapport, ce qui pour Breton importe le plus c’est le « visage humain » du rapportέ Il ne s’agit sans doute pas d’une simple inciseέ On peut y voir déjà l’émergence de sa pensée sur l’humain en tant qu’humain et de l’humain en tant que vivant en relation avec d’autres humainsέ Ce qui se justifie d’autant plus que pour lui, l’expression « l’être en tant qu’être » est et « demeure l’indicatif majeur d’une pensée philosophique. »32 Cette idée ancienne de l’homme (microcosme) abrégé du monde (macrocosme) nous invite donc à penser l’altérité de l’humain non seulement avec autrui mais aussi avec le monde. Chez Breton, ontologie et méontologie vont de pair. Cette dimension méontologique se traduit par une pensée du rien, du non-être, du néant.

1.2.2. De la méontologie bretonienne

Penser l’être c’est en même temps penser le non êtreέ « Richesse et pauvreté » de l’être sont ainsi liées en ontologie ou dans les ontologiesέ Breton montre comment dans l’histoire de la pensée philosophique les ontologies ont lié, paradoxalement les « propriétés glorieuses » et « le vide ou le minimum » de l’êtreέ « Le statut minimal devenait ainsi, écrit-il, la condition sans laquelle l’être ne pouvait entrer dans sa gloireέ »33

La question du non-être ou du rien, chez lui, trouve son jaillissement dans une perspective plurielle : ontologique, méontologique, hénologique, odologique, phénoménologique. Tout en nous introduisant à cette énigme du rien, Breton invite à lire dans

31 EIEA, p.63. 32 CP, p. 98. 33 PR, p. 94.

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le ‘‘rien’’, « l’équivalent tacite d’une excellence»34 ou, ce qui revient au même, à trouver la ‘‘signifiance’’ dans ‘‘l’insignifianceέ’’ Cela est caractéristiqu+e du souci d’une pensée radicalement critique qui traverse toute son œuvreέ Quelle est donc la visée essentielle de la théorie bretonienne du rien, peut-on se demander ? C’est de proposer tout aussi bien à la philosophie qu’au philosophe une manière salutaire d’emprunter ou de se frayer un chemin toujours nouveau de pensée et d’être-au-monde.

Cette méontologies’accompagne, nous semble-t-il, d’une phénoménologie du rien, pour ainsi dire, qui s’inscrit bien dans cette logique où l’on est amené à lire la signifiance dans l’insignifianceέ C’est une phénoménologie qui se veut radicale, tout comme son ontologieέ Dans « critique et métacritique », il tire de l’œuvre habermassienne la conclusion suivante :

Il nous manque encore, je crois, une phénoménologie de l’action méta-critique qui, sans se

mesurer aux exploits spéculatifs de la première Phénoménologie, nous en livrerait, dans un enchaînement méthodique, les figures multiples, disposées, selon une logique de

l’insuffisance, sur un intervalle de variation indéfiniment ouvertέ35

La phénoménologie de Breton, dans ce sens, s’inscrit dans tout un esprit, et fraie un chemin singulierέ La singularité de ce chemin tient au fait que c’est à une attitude intellectuelle et humaine qu’il invite à travers le rienέ

Cette méontologie bretonienne, d’inspiration néoplatonicienne, conteste un certain enfermement du tout ou dans le tout. Il convient donc selon lui, si l’on veut sortir d’un tel enfermement, de vouloir et savoir prendre quelque ‘‘écart’’ tant dans notre attitude que dans notre pensée et discours. Il faut, écrit-il, « pour prendre la véritable mesure de ce que nous faisons et de ce que nous sommes, la distance préalable d’un vide initialέ »36 Il s’agit plus précisément, pour le philosophe d’assumer une responsabilité face au paradoxe du toutέ Car le tout, pour être véritablement ce qu’il est, « pour accéder à la plénitude de son être, doit nécessairement comporter un certain dehors, une marge de non-être et d’émergence, mais un non-être actif, une fonction-néant indispensable à l’achèvement du toutέ »37

34 S. BRETON, « Etre et non-être de l’humain », in : Revue de l'Institut Catholique de Paris, n° 1, 1982, p. 25. 35 S. BRETON, « Critique et métacritique », in : Les Etudes philosophiques, n° 4, 1980, p. 469.

36 RQ, p. 15. 37 PR, p.86.

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Cette pensée bretonienne du rien se présente donc comme une critique radicale de tous types de pensée ou de posture totalitaires. Que nous révèle donc cette critique de Breton ? Elle rappelle, tout en révélant, l’illusion ou le risque d’illusion des paradigmes d’une transcendance, ou d’une excellence, qui n’a que faire de son autre dont on semble en philosophie comme ailleurs ne pas soutenir le regardέ Et cet autre de la transcendance n’est rien d’autre que le rienέ

Pour Breton donc, il importe de comprendre qu’en philosophie l’oubli du rien peut être autant sinon plus grave que l’oubli de l’êtreέ Une telle illusion conduisant à l’oubli du rien n’est jamais neutre. De quoi est-elle l’image ? Peut-être d’une philosophie trop sûre d’elle-même, de son chemin comme de son cheminement, prisonnière de quelque système synonyme d’une trahison inconsciente de l’esprit philosophiqueέ

Cette critique s’inscrit tout naturellement dans toute son orientation philosophiqueέ Nous pouvons la lire par exemple dans la distinction qu’il fait des trois puissances de « l’être authentique » ainsi que dans la fonction qu’il assigne à la philosophieέ La première puissance, écrit-il, est ‘‘en-soi’’ une « puissance qui se profère dans un ‘‘Je puis’’, qui se comprend comme spontanéité s’accomplissant à travers ce qu’elle dit, ce qu’elle perçoit et ce qu’elle fait. »38 Mais comme il l’explique, aucune référence à soi ne saurait se faire sans une certaine distance ; ce qui se comprend du fait de la causalité de soi par soi, puisque le soi doit se réaliser ν et c’est dans la mesure où il se situe sous un certain rapport, prenant en compte un nécessaire écart, que cela est rendu possibleέ La seconde puissance de l’être est comprise « comme opération, comme mouvement et comme rapport à l’autre en tant qu’autreέ »39 C’est en elle, selon lui, que « les disciplines du réel et de la nature » trouvent leur fondement.

Dans Sein und Zeit, Martin Heidegger situe la phénoménologie comme « un mouvement dont la possibilité dépasse l’effectivité40 ». A la lumière de cette approche nous pouvons dire que le rien est posé par Breton non pas d’abord comme lieu ou moment de quelque effectivité

38 FRL, p. 276. 39 Ibid., p. 277.

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mais comme un vaste champ de possibilitésέ Parce que justement dans le rien, rien n’est encore joué, rien n’est joué d’avanceέ

Si nous mentionnons ici la méontologieen tant que pensée du Rien, c’est pour la poser comme constituant un lieu d’émergence d’une pensée poétique etήou politique chez Bretonέ L’homme, d’une manière intrinsèque, éprouve le besoin d’un Absolu, le besoin du Toutέ Au cœur de ce besoin du Tout, il fait l’expérience non seulement du Rien mais également de son rien – si tant est qu’une expérience du rien ou du tout est possible – et, inversement, la prise de conscience de son rien ou de son néant le conduit à une prise de conscience de la nécessité de s’ouvrir au Toutέ

Donner sens à l’existence, n’est-ce pas une des fins essentielles de la philosophie ? S’il en est ainsi, une philosophie du rien peut-elle, elle aussi, concerner véritablement le sens de l’existence humaine et donner lieu justement à une expérience vécue par-delà toute forme de spéculation ? Autrement dit, l’expérience éventuelle, ou tout simplement la question du rien, peut-elle être pensée comme lieu possible où l’homme, se connaissant davantage, comprend mieux son être et vit plus humainement ? Le surgissement d’une telle interrogation en l’esprit de tout humain, concourt à une meilleure intelligence de son ‘‘être’’ et de son ‘‘être-au-monde’’έ

1.2.3. De l’ontomythologie

Par ontomythologie Breton entend « un discours sur l’être qui s’inspire librement des suggestions du mythe et des invitations du poétique, sans renoncer pour autant aux nécessités imprescriptibles d’un langage propositionnel »41έ L’ontomythologie qui est à construire, selon lui, relève d’une certaine nécessité à dépasser le logos ; mais paradoxalement, il ne peut se dispenser de passer par le logos. Une ontomythologie dans laquelle « le rapport être-monde

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paraît moins obvie, puisque l’être n’est plus centré sur une autoréalisationέ »42 C’est donc lorsque nous prenons toute la mesure du rapport entre l’ontologie et l’ontomythologie que nous pouvons voir saillir la véritable poétique dans l’œuvre de Bretonέ Elle naît en effet d’une « mythique de l’être ».

Parce que le poétique, pour Breton, « est avant tout, une certaine manière d’éprouver le langage »43, le langage du mythe peut être d’une certaine manière, comme une voie poétique qui nous introduit à la phénoménologie. « Comment s’orienter dans la pensée du tout ? »44 Telle est, selon Stanislas Breton la vraie question qui se pose au philosophe ou que le philosophe ne peut pas ne pas se poserέ Cette question se pose ou s’impose dans la mesure où elle rappelle non seulement le devoir et la manière de s’orienter dans la pensée du Tout, mais aussi la manière et la nécessité de s’orienter dans une vieέ Et dans une telle orientation de pensée et de vie, Breton se demande si le mythe a moins de capacité à dire ce qui est, que le discours rigoureux de la philosophie. Sans doute l’ontomythologie fait-elle venir au jour la possibilité de penser autrement l’homme, son être au monde, sa capacité à vivre en société. La méditation bretonienne sur l’Etre, le Mondeet l’Imaginaireconstitue un lieu et un moment d’émergence d’une pensée faisant largement place à une tournure politique et à une tournure poétiqueέ

Tous ces divers aspects permettent de penser ou d’envisager ce qu’implique une telle philosophie du poétique ou du politique, en termes de « courage d’être », courage d’être ce qu’on a à être, courage d’être-ensemble… Capacité et courage d’être-dans, aptitude et volonté d’être toujours vers, et avec en dépit de la difficulté d’être et de vivreέ Une telle difficulté constitue d’ailleurs chez Breton l’un des lieux d’émergence de sa pensée poétique et politiqueέ C’est ce qu’on va tâcher de montrer à présentέ

42 EMI, p. 72. 43 EMI, p. 53. 44 VO, p. 60.

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2. LIEUX ET MOMENTS D’EMERGENCE D’UNE SENSIBILITE POETIQUE ET POLITIQUE

Il est possible de repérer dans l’œuvre de Breton des moments ou des lieux ayant favorisé l’émergence de sa sensibilité poétique et ήou politiqueέ On peut aussi dire qu’il s’agit de points auxquels il a su être sensible et que de cette sensibilité est née une réflexion poétique et politique.

2.1. Environnement de vie et de pensée

Il est un lieu particulier dans la vie de Stanislas qui justifie, d’une manière très significative, certaines de ses méditations philosophiques sur le politiqueέ Il s’agit de sa proximité avec des personnes engagées en politique ou s’y intéressant de très prèsέ On peut en effet souligner, comme il le fait remarquer lui-même, une certaine fibre familiale de la politique ; ce à quoi il convient d’ajouter son expérience personnelle de l’humaine conditionέ A cela s’ajoute sa rencontre et son amitié avec le philosophe Louis Althusser45.

Ce que l’humain vit dans son être ou ce qu’il porte en soi comme emprunte du milieu qui l’a porté peut venir au jour sous bien des formes ou de bien des manières. Ce préalable ayant trait à un aspect particulier de la vie de Breton n’est donc pas extérieur au problème qui nous occupe, même s’il faut éviter ici de verser dans quelque interprétation psychologisante de sa pensée politiqueέ Mais ce qui nous intéresse c’est la pensée qu’éveille, ou la réflexion que peut susciter ce point concret qui lui a donné une « tournure politique » singulière.

45 Etienne BALIBAR fait remarquer : « la signification et les limites qui concernaient les rapports de la religion, plus précisément le catholicisme, et de l’engagement politique révolutionnaire et du rapport avec le marxisme […] Paul, Stanislas, venu d’un milieu extrêmement modeste […] n’en avait pas moins côtoyé toute sa vie jusque dans sa famille la plus proche, des militants très engagés du même côté qu’Althusser, en particulier son frère aîné qui

était un syndicaliste cégétiste et à qui il a manifestement porté une très grande affection. » (Cf. « Les philosophes

d’aujourd’hui et la pensée de Stanislas Breton », Journée d’études organisée par le Centre International d’Etude

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En premier lieu, Jean, son frère aîné46, a été incontestablement pour lui une figure exemplaire de ‘‘foi’’ en la chose politiqueέ Dans son itinéraire philosophique, il écrit :

Sur ce point, qui m’est personnel et qui déconcerte, parfois, ceux qui savent mon

appartenance cléricale, je me sens très proche de mon frèreέ La singularité qu’on me

reprocherait est presque un trait de famille, mais c’est à Jean, l’aîné des garçons, que je dois la tournure politique qu’on me connaîtέ Il n’avait pas vingt et un ans quand il ralliait le Parti, l’année même où plus jeune de six ans, j’entrai au noviciat passionnisteέ De part et d’autre, c’est une entrée en religionέ47

Entrée en politique et « entrée en religion » sont ici comparées par Breton, non pas tant pour la coïncidence des entrées officielles des deux frères qu’en raison de ce que l’un et l’autre engagement comportent d’ascétique cheminement, de don de soi, de volonté tenace d’être-vers, d’être-pourou d’être-avecd’autres humains ν et donc aussi de ce qu’ils ont de désir de solidarité ou de serviceέ Quelle que soit l’orientation de vie dans laquelle il s’engage, l’homme peut-il renoncer aux exigences inhérentes à son engagement sans se renier soi-même ?

Ce point ainsi relevé est donc un lieu d’émergence, non plus uniquement de la pensée politique de Breton ; mais aussi de la nôtre par l’appropriation que nous faisons de cette idée de service qui ne manque pas d’inviter tout philosophe à répondre à la question de savoir comment la philosophie peut prendre aujourd’hui en charge la notion de service, dans une réflexion portant aussi bien sur le poétique que sur le politique.

Stanislas Breton mesurait bien, dans cet environnement, tout l’intérêt de certaines de ses positions en lien avec ce pour quoi il avait l’audace humaine, chrétienne et philosophique de s’engager par une telle prise de parole. Mais en même temps il en mesurait le malaise que cela était en mesure de susciter chez certains de ses proches48. En juin 1984, il note sur un de ses

46 Il lui dédie Esquisses du politique en ces termes : « A la mémoire de mon frère Jean et de son ardeur militante »,

EP, p. 7.

47 DRP, p. 39.

48Cfέ cette remarque de René NOUAILHAT, s’adressant à BRETON : « Je me souviens que certaines de vos prises de position, par exemple lorsque vous souteniez la candidature d’Aέ Casanova, candidat du PέCέFέ dans les

Yvelines, vous avaient valu un courrier menaçant et injurieux, tant de la part de la droite que des supporteurs de M. Rocard. Ainsi votre approche du marxisme a été à la fois populaire et rationnelle. » (Questions vagabondes. Entretien entre le Père Breton et René Nouailhat », in : Cultures et foi, n° 61-62, été 1978, p. 28).

Cf. aussi Hubert FAES qui fait observer « que S. Breton était …engagé dans le politique d’une manière sans doute

plus surprenante pour beaucoupέ Il votait régulièrement communiste, mais ne s’est jamais inscrit au Parti communiste parce que sa doctrine officielle incluait l’athéismeέ »

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carnets : « J’ai eu depuis quelques années des prises de position qui ont pu étonner plus d’un collègue, plus d’un amiέ Quel sérieux ai-je mis dans cet ‘‘engagement’’ ? »49

Autocritique ? Quoi qu’il en soit, nous sommes ainsi éveillés à une question qui traverse toute l’histoire de la philosophie μ celle du rôle du philosophe dans la citéέ C’est la question de la nécessité pour le philosophe de répondre de quelque chose, d’une situation, de quelqu’un, et aussi de lui-même et de sa propre réponse. Et pourquoi une telle responsabilité incomberait-elle au philosophe ? D’abord on doit comprendre qu’elle incombe à tout « humain en tant qu’humain »έ Mais le philosophe sait qu’il vaut mieux écarter d’emblée toute prétention à vouloir être ou apporter la solution à quelque problème que ce soitέ S’il ne peut pas ne pas répondre, c’est qu’il y est irrémédiablement sollicité, et comme traversé par le feu de ce qui doit être dit ou fait « tout simplement parce qu’il mérite de l’être ».

S’il faut ajouter une nouvelle note, c’est celle dont il a su si bien faire entendre la mélodie dans la manière de décrire certaines de ses relations aux autres, notamment dans ses récits autobiographiques50έ Le récit qu’il fait de sa rencontre de certaines personnes atteste d’une véritable philosophie politique dans le sens d’une certaine vision d’un être-ensemble qui se veut authentiqueέ Certains de ces exemples qu’il a ainsi évoqués sont à même de nous éveiller irrésistiblement aux questions de la vie et du vivantέ C’est dans cette perspective que l’évocation de son amitié intellectuelle avec Althusser prend tout son sens.

Le passage de Breton, entre 1λ65 et 1λ72, à l’École Normale Supérieure, par l’intermédiaire de Louis Althusser, constitue aussi un moment clé de son itinéraire humain et intellectuel, notamment en ce qui concerne la dimension politique de sa pensée. De sa relation à Althusser on peut retenir leur commun intérêt pour des penseurs comme Spinoza et, notamment Karl Marx, sur lesquels Breton consacrera des ouvrages et articles, qui constituent une véritable contribution à la réflexion philosophique sur le politique.

49 S. BRETON, « Politique et Politiques », Fond Stanislas Breton, ICP, Fels, Cote : 6.06.84, p. 217. (Sans doute

en préparation à Esquisses du Politique).

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Ce qui, à ses yeux, a été à l’origine de sa « rencontre d’Althusser » c’est ce retournement qu’il eut en lisant un de ses articlesέ Althusser lui semblait, au travers de cet écrit, incarner la mutation, le changement de perspective, une sorte de révolution, dans la lecture de Marx et la compréhension du marxisme51. Lui qui avait déjà enseigné le marxisme à Rome et comptait

aussi parmi ses amis des membres du Parti, venait de voir s’entrouvrir la possibilité d’un philosopher autre. C’est dire toute l’exigence de rigueur qui caractérise les deux penseurs. Breton ne manque d’ailleurs pas de le releverέ

Ce souci de rigueur est en effet ce qui m’a conduit à apprécier toute une recherche marxiste contemporaine, notamment le travail d’Althusser, que j’ai ensuite rencontréέ Il n’y a pas de doute qu’une même exigence nous anime par rapport à nos ‘‘églises’’ respectives, et que

ce fut à la base de notre amitié.52

Le rapprochement ici entre deux formes de réalité désignées sous l’appellation ‘‘églises’’ mérite notre attention. Au-delà de la précaution de son écriture, on comprend la volonté de mettre en évidence une certaine parenté d’aspiration de part et d’autreέ Mais le souci de rigueur dont parle Breton semble être la clef d’une meilleure compréhension de son approche, son analyse et sa critique du marxisme qu’il a non seulement enseigné mais sur lequel il a publié un ouvrage et des articles53.

2.2. Enigme d’une double difficulté

On vient de voir que la philosophie de Breton ne se dissocie nullement d’une véritable sensibilité à ce qu’il nomme l’« indéfinie patibilité » de l’humainέ Une telle sensibilité chez lui constitue, selon nous, un des lieux d’émergence de sa pensée poétique et politiqueέ Poétique et politique s’enracinement également dans ce que Breton nomme l’antinomie du principe caractérisée à la fois par la « difficulté d’être » et la « difficulté de dire ». Ces expressions

51 « La pendule de la Mule noire sonnait minuit, quand m’apparut l’article, inespéré et prometteur, dont le titre annonçait la naissance d’un nouveau marxismeέ Je venais de rencontrer Althusserέ J’ai failli croire à une ‘‘révélation’’ tant me semblait improbable, dans le cadre d’une doctrine aussi rigide, la possibilité d’une mutation ». (« Rencontre d’Althusser », in : Esprit, janvier 1997, p.32).

52 Culture et Foi, n° 61-62, 1978, p. 29-30.

53 Marxisme et Critique, Paris : Desclée, 1978 ; « Marx et marxisme », in : La pensée, n° 334 avril-juin, 2003, p.

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constituent des clés de lecture chez lui, de la situation de la religion – chrétienne en l’occurrence – et celle de l’être humain lui-même. Nous retenons ces aspects parce que Breton ne dissocie guère le fait d’être philosophe et celui d’être chrétienέ Et aussi parce qu’il est directement question de l’humain et que l’humain est au cœur de ses préoccupations philosophiquesέ

2.2.1. Difficulté d’être, difficulté de dire du principe

« Le principe c’est à la fois et la difficulté d’être et de la difficulté de direέ »54C’est par une telle affirmation que Breton donne à voir l’antinomie du principeέ Il pense donc cette antinomie du principe « sur les deux dimensions de l’être et du direέ »55 Et il précise : « La difficulté d’être et la difficulté de dire, quand il s’agit du principe, ne sont que l’envers et l’endroit du même problème »56έ De quoi s’agit-il ? Autrement dit, quel est ce problème à double facette qui affecte le principe, et comment se conçoit-il ?

La double difficulté du principe se pense et se comprend en lien avec ce que Breton appelle la situation de crise et de critique du principeέ D’où cette question fondamentale : « Ce qui se vit en notre temps de crise et de critique radicale ne serait-pas, dans l’anonymat qui convient à sa condition kénotique le destin du principe comme néant de ses dérivés ? »57

Tentons de retenir l’essentiel de cette antinomie du principe, comme le fait Breton, d’abord par le biais de l’être, ensuite par celui du langage. Il observe et situe la difficulté d’être du principe au double niveau de l’absolu et de la relationέ Le devenir-principe de l’absolu constitue, selon lui, un problème ayant trait à l’être même du principe. Disons plus précisément, avec les termes mêmes de Breton, qu’à ce niveau « l’interrogation porte sur le rapport de l’‘‘en-soi’’ ou quasi ‘‘en-l’‘‘en-soi’’ à la fonction de principe »58. En outre, ce problème se dédouble, pour ainsi dire, lorsqu’on considère le rapport existant ou devant exister entre le principe et ce dont 54 DP, p. 137. 55 DP, p. 137. 56 DP, p. 153. 57 DP, p. 315. 58 DP, p. 139.

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il est principe, c’est-à-dire entre le principe et son dérivé. « La difficulté d’être résume sous un titre énigmatique le conflit des déterminations par lesquelles nous avons tenté d’expliciter le concept de principe dans sa fonction d’une part, dans son excellence ontologique d’autre part. »59Breton récuse, pour ainsi dire, toute idée d’achèvement du principe ou de l’absolu, et les conçoit comme devant toujours s’ouvrir à autre choseέ Cette ouverture de l’absolu à autre chose est une réponse à sa difficulté d’être par soi et pour soi60.

La seconde difficulté, écrit Breton, « se concentre sur l’aporie de l’ineffable qui regroupe autour d’elle certaines oppositions afférentes au langage. »61 Cet ineffable est-il en soi une condamnation du discours, quel qu’il soit ? Réduit-il au silence ? Ce qui est certain c’est que l’aporie qu’il engendre est réelle et permanenteέ D’où cette difficulté de dire qui ne peut que s’accentuer lorsqu’on est face à l’ineffableέ « L’irruption de l’ineffable » place nécessairement dans une posture de sans-voix, sans mots ; posture qui peut être à double ententeέ Là réside justement tout l’enjeu de la difficulté de direέ Selon Breton,

Cette rupture du langage-objet, par l’irruption de l’ineffable, devient plus sensible en

certaines situations paroxystiques où le prophète, et le mystique à sa suite, semblent l’un et l’autre réduits à la condition d’‘‘enfant’’, c’est-à-dire de celui qui ne parle pas et qui se

contente de l’insistante répétition d’une suite vocalique μ ‘‘a, a, a’’έ La succession de

l’identique dans un ‘‘parler’’ étranger à toute prise de la syntaxe et du vocabulaire, peut se

lire comme un défaut ou un excès.62

La question du néant ou du rien peut aider à comprendre la double entente de cette « suite vocalique »έ On est en effet dans une situation de rien ou d’un néant, non pas qu’aucune voix ne s’entende mais parce que ce qui s’entend là dépasse tout entendement, soit par défaut de sens, soit par un excès de signification que ni le prophète ni le mystique ne sont à même de saisir.

Le vouloir dire ainsi que la difficulté de dire peuvent s’entendre également en lien avec la question du connaître chez Bretonν il s’agit du dire de ce qu’on connaît, son expression ; la

59 DP, p. 137.

60 « L’Absolu, s’il n’était que la nécessité absolue, ne serait plus absolu, c’est-à-dire achevé dans la totalité

heureuse de sa parfaite autarcieέ La cause de soi requiert la vertu purificatrice de l’autre-médiateur pour se réfléchir en soi et devenir authentique pour soi » (VO, p. 80).

61 DP, p. 137. 62 DP, p. 136.

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discursivité accompagnant le connaitreέ La difficulté de dire ou d’exprimer n’invalide pas pour autant le connaitre. Dans quel sens ? Peut-être dans la mesure où celui qui cherche à atteindre la connaissance et à la dire par des mots ou concepts apprend, par là même, à ne plus redouter le silence ou à entendre le fait d’être sans-parole comme une possibilité inévitable qui n’invalide en rien la connaissance ou la science.

2.2.2. Difficulté d’être, difficulté de dire de lapensée chrétienne

Cette double difficulté affecte, pourrait-on dire, tous types de penséeέ Mais l’on s’arrêtera ici, avec Breton, sur le cas de la pensée chrétienne, en suivant l’essentiel de son article intitulé : « Difficulté d’être et ‘‘dyslogie’’ de la pensée chrétienne »63έ Le choix est d’autant plus parlant que la pensée chrétienne comporte une dimension qui la particularise et permet de penser, dans toute sa radicalité, la difficulté que nous tentons de comprendre. Il faudra aussi s’interroger sur la situation de l’incroyantέ S’il est donc une chose qui unit croyant et incroyant, ne serait-ce pas cette situation où la difficulté d’être et de dire invitent à penser et à être autrement ?

La pensée chrétienne, selon Breton, a « souffert, dès son départ, d’une ‘‘difficulté d’être’’ et d’une ‘‘difficulté de dire’’ (ou ‘‘dyslogie’’)έ »64 Dans quel sens entendre ce constat que fait Breton au sujet du christianisme naissant ? Comment se manifeste cette double difficulté dont il a souffert, et dont il n’a peut-être pas cessé de souffrir ? Elle est étroitement liée à la nécessité pour le chrétien et le christianisme – qui se voudraient authentiques – de n’avoir pour fondement que la Croix du Christέ La voie tracée par ce Christ mort sur la croix est donc nécessairement pour celui qui adhère à sa personne une via Crusis. Et comme le précise Breton, se référant à Paul, « Evacuer la Croix, la rendre vaine, ce serait donc, ni plus ni moins, qu’anéantir la signification originelle du mouvement qui prend son nom du Christέ »65

63 S. BRETON, « Difficulté d’être et ‘‘dyslogie’’ de la pensée chrétienne », in : Archivo di filosofia, 1985, n° 2-3. 64 Ibid., p. 357.

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Pourquoi ? Parce que la Croix qui, dans son apparaître, n’est que scandale et pure folie, manifeste, au sens fort du terme manifestation, « l’‘‘essence méontologique’’ de la foi chrétienne »66έ Et c’est aussi sans doute pour cette raison que le chrétien sait qu’il devra toujours faire face à la difficulté d’être (chrétien) et de (le) direέ Il lui est difficile d’adopter un langage qui soit à même de rendre compte de ce scandale et de cette folie.

Mais une chose est fondamentale, qui nourrit et inspire l’être, le penser et l’agir du chrétien. Il « ne peut oublier qu’il est né juif et grec, même si, pris selon l’acuité de sa différence, il s’est pensée, au début, comme n’étant ni l’un ni l’autreέ » Autrement dit, selon Breton, le christianisme pour exister en tant que tel et pour dire le message dont il est porteur se devait, nécessairement, de prendre racines aussi bien dans le judaïsme que dans l’hellénisme, « deux traditions qui, diversement, ont joué, à l’égard du christianisme naissant, le rôle de milieu porteur. »

Cette ‘‘dyslogie’’ de la pensée chrétienne peut s’éclairer d’une autre difficulté que traite Breton μ celle de la parenté entre le paradoxe du menteur (d’Epiménide) et le problème de l’indicible dans le domaine de la foiέ L’intérêt de Breton dans cette énigme d’Epiménide porte sur « le rapport du mystique et du logique. Epiménide, écrit-il, a quelque chose à dire au chrétien philosophe qui tente de penser sa foi dans les conditions précises qu’elle se fixe pour réaliser son intentionnalité. »67

La foi et la pensée chrétiennes témoignent d’une logique qui semble s’accommoder du paradoxe, ou du moins qui prend en charge un paradoxe inscrit dans la foi elle-même. Les énoncés de la foi, comme le fait remarquer Breton, apparaissent à toute pensée se voulant claire, méthodique et logique, « comme un non-sens, tout au moins apparent. »68 Cette caractéristique des énoncés de la foi l’amène à réfléchir sur le statut logique du discours théologique. La difficulté de dire à ce niveau, n’est-elle pas liée à l’indétermination de l’objet de la foi et de la théologie ? Nous n’entrons pas ici dans le débat sur cette indéterminationέ Mais ce qui se

66 Ibid., p. 367. 67 FRL, p. 95. 68 FRL, p. 95.

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présente comme difficulté d’être et de dire tant au sujet du principe qu’au sujet de la foi, révèle une difficulté que l’on dirait plus concrète, celle de l’humain qui la ressent dans sa chairέ

2.2.3. ‘Difficulté d’être, difficulté de direde l’humain’

Lorsqu’il fait retour sur son œuvre, Stanislas Breton montre ce qui, en tant qu’expérience vécue dans tout son être, ne pouvait manquer de l’orienter résolument vers une quête philosophique spécifiqueέ Après cette expérience cruciale de la guerre, qu’est-il possible de dire ? Et pour signifier quoi ? Pour donner quel sens ou orienter vers quel sens ? Le fait de se sentir démuni de mots pour dire les maux de cette terre dans laquelle les humains peinent à habiter ensemble, reste et restera sans doute l’un des plus grands défis du langage humain dans toutes ses manifestations, que ce soit en philosophie, en théologie ou en d’autres domainesέ Mais Breton fait de cette expérience, comme de tout ce qui constitue un mal-être de l’humain, le point de départ de ses réflexions sur la meilleure manière d’habiter poétiquement et politiquement notre monde.

Pour ma part, j’incline à penser que l’insistance sur ‘‘le mal d’être’’, en ses formes

quotidiennes les plus dures, telles la douleur, l’usure, la mort, de soi comme des autres, est un fait assez général qui, assez généralement aussi, a dû susciter la question : Comment cela est-il possible ?, tout au moins si l’on ne réserve pas au philosophe l’usage du principe

de raison et l’élémentaire lucidité qui consiste à en requérir le ‘‘pour quoi’’έ69

Cette question est incontestablement au cœur de sa sensibilité poétique et politiqueέ Sa pensée sera alors un constant effort pour apporter une réponse à ce mal-être qui ne cesse de nous questionner. Mais il est un fait unique dans sa vie70qu’il est possible d’associer ici à nos réflexions et d’interpréter en lien avec notre sujetέ Toujours dans la période d’écriture de son livre Esquisses du politique, Breton ne peut s’empêcher d’interroger la guerre ou se laisser interroger à nouveau par elle.

69 PM, p. 114.

70 Il fait l’expérience de la guerre et se constitue « prisonnier au début de juin 1λ4ίέ La captivité qu’on nous

promettait brève a duré cinq ans ». Et là, il fit sa plus belle rencontre comme explique, celle de l’œuvre de Nicolaï

Hartmann auquel il consacrera plus tard sa ‘‘thèse secondaire’’ intitulée : Le problème de l’être spirituel chez N.

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