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Difficulté d’être, difficulté de dire de la pensée chrétienne

2. L IEUX ET MOMENTS D ’ EMERGENCE D ’ UNE SENSIBILITE POETIQUE ET POLITIQUE

2.2. Enigme d’une double difficulté

2.2.2. Difficulté d’être, difficulté de dire de la pensée chrétienne

Cette double difficulté affecte, pourrait-on dire, tous types de penséeέ Mais l’on s’arrêtera ici, avec Breton, sur le cas de la pensée chrétienne, en suivant l’essentiel de son article intitulé : « Difficulté d’être et ‘‘dyslogie’’ de la pensée chrétienne »63έ Le choix est d’autant plus parlant que la pensée chrétienne comporte une dimension qui la particularise et permet de penser, dans toute sa radicalité, la difficulté que nous tentons de comprendre. Il faudra aussi s’interroger sur la situation de l’incroyantέ S’il est donc une chose qui unit croyant et incroyant, ne serait-ce pas cette situation où la difficulté d’être et de dire invitent à penser et à être autrement ?

La pensée chrétienne, selon Breton, a « souffert, dès son départ, d’une ‘‘difficulté d’être’’ et d’une ‘‘difficulté de dire’’ (ou ‘‘dyslogie’’)έ »64 Dans quel sens entendre ce constat que fait Breton au sujet du christianisme naissant ? Comment se manifeste cette double difficulté dont il a souffert, et dont il n’a peut-être pas cessé de souffrir ? Elle est étroitement liée à la nécessité pour le chrétien et le christianisme – qui se voudraient authentiques – de n’avoir pour fondement que la Croix du Christέ La voie tracée par ce Christ mort sur la croix est donc nécessairement pour celui qui adhère à sa personne une via Crusis. Et comme le précise Breton, se référant à Paul, « Evacuer la Croix, la rendre vaine, ce serait donc, ni plus ni moins, qu’anéantir la signification originelle du mouvement qui prend son nom du Christέ »65

63 S. BRETON, « Difficulté d’être et ‘‘dyslogie’’ de la pensée chrétienne », in : Archivo di filosofia, 1985, n° 2-3. 64 Ibid., p. 357.

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Pourquoi ? Parce que la Croix qui, dans son apparaître, n’est que scandale et pure folie, manifeste, au sens fort du terme manifestation, « l’‘‘essence méontologique’’ de la foi chrétienne »66έ Et c’est aussi sans doute pour cette raison que le chrétien sait qu’il devra toujours faire face à la difficulté d’être (chrétien) et de (le) direέ Il lui est difficile d’adopter un langage qui soit à même de rendre compte de ce scandale et de cette folie.

Mais une chose est fondamentale, qui nourrit et inspire l’être, le penser et l’agir du chrétien. Il « ne peut oublier qu’il est né juif et grec, même si, pris selon l’acuité de sa différence, il s’est pensée, au début, comme n’étant ni l’un ni l’autreέ » Autrement dit, selon Breton, le christianisme pour exister en tant que tel et pour dire le message dont il est porteur se devait, nécessairement, de prendre racines aussi bien dans le judaïsme que dans l’hellénisme, « deux traditions qui, diversement, ont joué, à l’égard du christianisme naissant, le rôle de milieu porteur. »

Cette ‘‘dyslogie’’ de la pensée chrétienne peut s’éclairer d’une autre difficulté que traite Breton μ celle de la parenté entre le paradoxe du menteur (d’Epiménide) et le problème de l’indicible dans le domaine de la foiέ L’intérêt de Breton dans cette énigme d’Epiménide porte sur « le rapport du mystique et du logique. Epiménide, écrit-il, a quelque chose à dire au chrétien philosophe qui tente de penser sa foi dans les conditions précises qu’elle se fixe pour réaliser son intentionnalité. »67

La foi et la pensée chrétiennes témoignent d’une logique qui semble s’accommoder du paradoxe, ou du moins qui prend en charge un paradoxe inscrit dans la foi elle-même. Les énoncés de la foi, comme le fait remarquer Breton, apparaissent à toute pensée se voulant claire, méthodique et logique, « comme un non-sens, tout au moins apparent. »68 Cette caractéristique des énoncés de la foi l’amène à réfléchir sur le statut logique du discours théologique. La difficulté de dire à ce niveau, n’est-elle pas liée à l’indétermination de l’objet de la foi et de la théologie ? Nous n’entrons pas ici dans le débat sur cette indéterminationέ Mais ce qui se

66 Ibid., p. 367. 67 FRL, p. 95. 68 FRL, p. 95.

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présente comme difficulté d’être et de dire tant au sujet du principe qu’au sujet de la foi, révèle une difficulté que l’on dirait plus concrète, celle de l’humain qui la ressent dans sa chairέ

2.2.3. ‘Difficulté d’être, difficulté de direde l’humain’

Lorsqu’il fait retour sur son œuvre, Stanislas Breton montre ce qui, en tant qu’expérience vécue dans tout son être, ne pouvait manquer de l’orienter résolument vers une quête philosophique spécifiqueέ Après cette expérience cruciale de la guerre, qu’est-il possible de dire ? Et pour signifier quoi ? Pour donner quel sens ou orienter vers quel sens ? Le fait de se sentir démuni de mots pour dire les maux de cette terre dans laquelle les humains peinent à habiter ensemble, reste et restera sans doute l’un des plus grands défis du langage humain dans toutes ses manifestations, que ce soit en philosophie, en théologie ou en d’autres domainesέ Mais Breton fait de cette expérience, comme de tout ce qui constitue un mal-être de l’humain, le point de départ de ses réflexions sur la meilleure manière d’habiter poétiquement et politiquement notre monde.

Pour ma part, j’incline à penser que l’insistance sur ‘‘le mal d’être’’, en ses formes

quotidiennes les plus dures, telles la douleur, l’usure, la mort, de soi comme des autres, est un fait assez général qui, assez généralement aussi, a dû susciter la question : Comment cela est-il possible ?, tout au moins si l’on ne réserve pas au philosophe l’usage du principe

de raison et l’élémentaire lucidité qui consiste à en requérir le ‘‘pour quoi’’έ69

Cette question est incontestablement au cœur de sa sensibilité poétique et politiqueέ Sa pensée sera alors un constant effort pour apporter une réponse à ce mal-être qui ne cesse de nous questionner. Mais il est un fait unique dans sa vie70qu’il est possible d’associer ici à nos réflexions et d’interpréter en lien avec notre sujetέ Toujours dans la période d’écriture de son livre Esquisses du politique, Breton ne peut s’empêcher d’interroger la guerre ou se laisser interroger à nouveau par elle.

69 PM, p. 114.

70 Il fait l’expérience de la guerre et se constitue « prisonnier au début de juin 1λ4ίέ La captivité qu’on nous

promettait brève a duré cinq ans ». Et là, il fit sa plus belle rencontre comme explique, celle de l’œuvre de Nicolaï

Hartmann auquel il consacrera plus tard sa ‘‘thèse secondaire’’ intitulée : Le problème de l’être spirituel chez N.

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Dans le projet alléchant qui me vient ce matin, m’abandonnant à la douceur d’être

séduit, ce sont des réflexions politiques qui me séduisent sur la situation présente sans doute, mais, plus largement je ne puis éviter de prendre conscience de la guerre

[…] qui me rattache au passéέ71

Ce dont Breton prend conscience au moment même où lui viennent à l’idée des questions d’ordre politique est en partie lié à son histoire personnelle. Mais une telle réalité nous éveille à une attitude essentielle dans le présent travail : celle de prendre conscience à notre tour de cet autre de l’être-ensemble qui semble lui être intimement lié et dont on ne saurait se détourner lorsqu’on pense ou « rêve » une manière heureuse pour les humains d’habiter le monde. Guerres du passé et non dépassées ou se survivant à elles-mêmes sous de subtiles formes à peine déguisées. Guerres d’aujourd’hui défiant le plus optimiste des penseurs politiques. Guerres de demain ? La guerre justifie sans conteste une prise de position du philosophe. Mais pour dire quoi ? Et à qui ? Comme l’écrit Pierre Manent, « après les guerres du XXe siècle, plus rien ne peut subsister, garder sa validité, que l’universel »72.

La pensée de Breton, en ses dimensions poétique et politique devrait pouvoir nous donner de penser cet universel dans sa subsistance et sa validité. Il nous faudrait pour cela repenser avec lui le contingent et l’imprescriptible. Mais « comment penser ensemble ceci et cela ? » ou plus radicalement : « supposé qu’il y ait de l’imprescriptible, quelle ‘‘image’’ proposer de l’humain, qui mérite un tel honneur ? » Ces interrogations bretoniennes que nous faisons nôtres et qui nous accompagneront dans la présente réflexion nous font comprendre ce qu’il écrit dans Esquisse du Politique de 1991.

L’aiguillon du malheur […] qui nous a éveillés à l’évidence soudaine de l’imprescriptible, a un nom qu’on n’ose prononcer mais qui s’écrit encore en lettres de sang et de feu.

Événement, ce serait trop peu dire ν et vouloir insérer l’hapax de notre temps dans une suite où il risque de se perdre.73

Le fruit de cet aiguillon représente la phénoménalité la plus extrême, la mort, sur laquelle l’homme n’a point de prise et à laquelle il ne peut apporter de réponse, mais qu’on n’aura de cesse d’interrogerέ Et cette expérience de Breton nous incite donc à interroger non

71 S. BRETON, « Esquisses politiques», in : Manuscrit, n° 786.21.8, p. 54.

72 Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris : Gallimard, 2001, p. 140. 73 EP, p. 51.

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seulement la vie mais aussi son contraireέ Cette double interrogation n’est d’ailleurs pas absente chez Breton. Il nous appartient, tout en la faisant venir au jour, de voir si ne se joue pas dans cette tension entre deux extrêmes quelque chose d’essentiel à même de nous aider à comprendre ce qui unit poétique et politiqueέ Il s’agira essentiellement, de penser la possibilité pour la philosophie et le philosophe de ne pas simplement contester les « angoisses de la terre » et de ne pas s’échapper « par-dessus la tombe qui s’ouvre sous les pieds à chaque pas »74 ; mais de proposer à l’humain la disposition qui lui fasse comprendre et accepter « ce commencement- introduction à la philosophie, par la destruction du monde sous la morsure du néant »75.