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Le poétique : champ d’une expérience métaphysique ?

L’UNIVERS POÉTIQUE DE STANISLAS BRETON

3. T RANSCENDANCE ET IMMANENCE DANS L ’ EXPERIENCE POETIQUE

3.2. Le poétique : champ d’une expérience métaphysique ?

Le poétique ou la poétique, selon la perspective bretonnienne, a et garde avec la métaphysique un lien essentielέ Ce lien est tel qu’on pourrait se poser la question de savoir si le poétique n’est pas, d’une certaine manière, le champ d’une expérience métaphysiqueέ Mais alors, dans quel sens faut-il entendre cela ?

3.2.1. Métaphysique du sensible

Pour penser et poser le poétique comme champ d’une expérience métaphysique, sans trahir la pensée de Breton, il importe de comprendre que chez lui la métaphysique ne saurait être le domaine du seul intelligibleέ La question d’ailleurs ne se pose pas en terme de conflit ou d’opposition entre intelligible et sensibleέ Mais il est nécessaire de penser ce besoin de la métaphysique elle-même, pour être justement plus intelligible, de l’apport indéniable du sensibleέ Une manière possible de parler de ce champ d’expérience métaphysique c’est de voir justement comment la métaphysique prend pour ainsi dire en charge la sensibilité.

En outre il convient de tenir compte, entre autres, de cette situation limite qui semble avoir été à l’origine de ce qui constitue aujourd’hui sa Poétique du sensible. En effet, affirme- t-il, « Je n’eusse point écrit une poétique du sensible si je n’avais encore sous les yeux le geste irréversible d’un adolescent qui saluait d’un dernier bonjour dans la poudre blanche du cyanure la société désertique dont il prenait congé. »138

Ce fait reste vraiment significatif dans le cheminement de Breton. Pour appuyer sa réflexion sur la dimension phénoménologique et métaphysique du poétique, et prouver en quoi la conjonction de l’être-vers et de l’être-dans, dans notre effort quotidien d’habiter notre monde, relève de la nécessité, il donne à méditer l’exemple du désespéréέ D’où la nécessité aussi pour le poétique et la métaphysique d’offrir à l’humain des clés qui ouvrent, par la

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réflexion, des espaces de vie où l’on puisse éviter au maximum du possible, que ces deux modalités de notre être au monde « se dissocient et brisent par là même l’unité d’un être qui n’existe et ne vit que dans et par cette unitéέ »139

Ce besoin d’unité, Breton sait le montrer et le méditer aussi bien dans le concret de la vie que dans le travail de l’intellect humainέ Lorsqu’il pense le problème du principe par le biais du langage, Breton semble attester que « La difficulté d’être et la difficulté de dire, quand il s’agit du principe, ne sont que l’envers et l’endroit du même problème »140. On pourrait dire que pour lui il n’y a véritablement pour l’humain en tant qu’humain, qu’une seule parole : la parole de l’Être, du monde et du toutέ C’est une parole qui selon Breton allie le dire, le faire, le penserέ Il existe un véritable lien entre ce qu’il appelle « l’univers des choses » et « l’univers de nos propositions ». En outre, précise-t-il, il est un « lien qui unit dans ces deux univers, tous ceux qui parlent, ont parlé et parleront. »141

Le lien qui existe entre métaphysique et poétique est bien un lien nécessaire. Ce qui permet de mieux cerner ou discerner la question c’est sans doute la conscience de l'unité de la nature du réelέ Toujours tenir compte de cette unité conduirait à s’ouvrir véritablement au poétique, et comme le suggère Breton, à ouvrir ainsi un espace de transcendance où, parce qu’il a en lui ce sens poétique, l’homme en serait d’une certaine manière élevé et ‘‘transfiguré’’έ Le poétique élève donc l'homme vers un ailleurs, vers un au-delà de ce qui est perçu ou senti. Mais vers quel ‘‘ailleurs’’ est-il ainsi conduit par le poétique ?

3.2.2. L’imaginaire

Ce qui chez Breton peut susciter une telle compréhension du poétique sans vouloir non plus le surdéterminer au point de le rendre méconnaissable, c’est peut-être sa réflexion sur l’imaginaire-rien.

139 PS, p. 24. 140 DP, p. 153. 141 DP, p. 153-154.

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L’univers poétique de Breton est univers de l’imaginaireέ L’imaginaire, écrit-il, « dépasse non seulement le logos mais aussi bien le mythos. »142 Ne serait-ce pas là ce que nous cherchions à découvrir ou à retrouver μ l’essence du poétique ? Il n’est pas si évident de répondre à la question ainsi poséeν mais la place qu’accorde Breton à cet imaginaire-rien, la puissance qu’il lui assigne suscite nécessairement cette interrogationέ En effet, comme il le dit, l’imaginaire a le pouvoir de nous élever « au-dessus du monde et de l’êtreέ En conséquence, il ne saurait se résoudre ni dans l’une ou l’autre figuration de l’être, ni même dans la totalité idéaleέ L’imaginaire brise donc le cercle ontologiqueέ »143

On peut dire que Breton donne à l’imaginaire la place qui lui revient dans toute entreprise poétique qui prend en compte la création. « De même que le ‘‘poétique’’ donne des ailes à l’âme, de même l’imagination donne des ailes à la création »144έ Il pose la nécessité d’une bonne compréhension de l’imaginationέ

3.2.3. L’âme poétique

S’il est une clé qui donne accès à au sens et à l’essence du poétique, et partant à ce champ d’expérience métaphysique, c’est bien ce que Breton nomme l’âme poétiqueέ Et comme on le faisait remarquer, Breton confère à l’âme poétique « une puissance radicale de production » en lien avec le rien.

Et c’est par ce biais que Breton aborde le problème du scriptural en poétiqueέ Ce ‘‘rien’’ d’une « portée nouvelle et inouïe » mérite plus qu’une simple mention ; cette pensée du rien est sans doute déterminante, en tant que question de base comme a pu le souligner déjà. En effet, affirme Breton, « l’âme poétique se tient dans ce rien qu’elle habite et où elle demeure comme cette ‘‘hauteur de noblesse’’ qui est à la fois coïncidence et inaugurale distance »145έ Poser l’âme

142 EMI, p. 142. 143 EMI, p. 142.

144 « Poétique de l’âme » p. 412. 145 « Poétique de l’âme » p. 418.

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poétique comme centre de dramatisation de l’agir par le monde, c’est poser la question même de cet agirέ Et de façon concrète, qu’en est-il de la pratique du poète ? Breton lui assigne la nécessité « d’être […] auprès des choses, comme pour les habiter et se mettre à leur écoute. Toute innovation, en ce sens, a pour condition une certaine sensibilité aux choses pour les laisser être ce qu’elles sont »146έ Il va sans dire que cette invitation s’adresse à tout humain qui, pour être vraiment humain et le devenir davantage, ne doit jamais faire fi de ce séjour auprès des choses, de ce laisser-être les choses.

Il est vrai qu’on ne saurait mélanger les genres ni confondre des domaines différentsέ Mais ce qui peut nourrir à la fois philosophes et poètes, ne serait-ce pas leur souci commun de la remontée vers le principe qui les fait vivre, penser, espérer, « transiter » par bien des choses et parfois les mêmes choses… avec le secret désir de donner à penser et à vivre autrement et toujours mieux ? Et s’ils osent cette remontée au principe ou à la source, ils savent qu’ils peuvent éveiller ainsi chez leurs semblables les humains, le même désir ou le même goût de la remontée afin d’atteindre ce lieu « de plus ample respiration », selon cette expression bretonnienne qui dit la liberté.

Prolongeant la réflexion bretonnienne nous sommes amené à comprendre le poétique en tant qu'expression humaine douée d’une force à même de pousser l’homme à aller au-delà de soi-même, à sortir de soi, à se dépasser. Savoir et reconnaître l'aptitude du poétique à porter l'homme vers un dépassement qualitatif de la réalité "brute" est une chose. Pouvoir identifier et nommer l'horizon vers lequel conduit un tel dépassement en est une autre. Atteignant en nous ce qu'il y a de plus humain, le poétique semble conduire à la fois à une transcendance-présence et à une transcendance-absence.

57 4. POETIQUE ET PHILOSOPHIE CHEZ BRETON

Philosophie et poétique ont sans doute, depuis le ‘‘premier matin’’ qui les a vu naître, cet air de famille qui permet ou non de les rapprocher ou, à tout à le moins, de penser et de repenser sans cesse la nature de leur rapport.