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Du ‘‘cogito anthropologique’’ de Stanislas Breton

MONDE ET HUMANITÉ LA SENSIBILITÉ FONDAMENTALE

1.2. Du ‘‘cogito anthropologique’’ de Stanislas Breton

1.2.1. De l’homme et de l’humain

Ce qu’il est possible d’appeler l’anthropologie de Breton se présente comme une pensée « de l’homme et de l’être humain »405, une pensée – d’inspiration biblique – de la « destination ou vocation de l’être humain », une « réflexion sur l’humain de l’homme »406. On trouve dans les « Leçons d’anthropologie »407 données par Breton à Lyon, en 1962/1963, une réflexion à la fois sur l’homme et sur l’image du mondeέ L’homme y est considéré d’abord comme nature, ensuite comme conscience et comme liberté, enfin comme âme incarnée. Cette partie du cours408 visait essentiellement à montrer qu’un véritable ‘‘cogito anthropologique’’ s’efforce de tenir ensemble – parce qu’elles sont complémentaires – la perspective anthropologique traditionnelle

404 RQ, p. 141.

405 Cf. S. BRETON, « ‘‘O Dieu, qu’est-ce que l’homme ?’’ ou le néant par excès », p. 39. 406 Ibid., p. 37.

407 Stanislas BRETON, « Leçons d'anthropologie », Lyon : Facultés catholiques, 1963. (Cours lyonnais de

Stanislas Breton, année universitaire 62/63, notes prises et polycopiées sous la responsabilité des étudiants.

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qui s’attache plus à définir l’homme dans sa substance que dans ses relations, et la perspective contemporaine qui, au contraire, comprend l’homme plus au travers de la relation que de la substanceέ L’homme n’est pas que la « résultante de son histoire », il en est le sensέ C’est dire qu’il se fait lui-même, selon ce qu’il est, selon son essenceέ

Il y a, profond en nous, un être intelligible dont notre histoire et notre expérience ne sont

que le phénomèneέ L’homme ainsi envisagé est indissolublement en soi (essence, substance, individu, personne) et hors de soi (nœud de relations)έ409

Il y a là une double acception de l’humain dont l’unité doit absolument être maintenueέ L’homme est en soi et hors de soi ; il est relation à soi et nœud de relations. Les diverses approches que l’homme peut avoir de sa propre essence « ne sont que des efforts d’approximation d’un invariant »410. Essence et nature humaines sont complémentaires dans le sens où l’essence humaine constitue une valeur à réaliser et la nature humaine, l’énergie de réalisation de cette valeurέ Tout cela apparaît, de diverses manières, dans son œuvreέ Commençons par voir ce qui se présente comme explicitation de cette énergie de réalisation. On peut la rapprocher de ce que Breton analyse, dans Causalité et projet, comme la capacité qu’a l’homme d’être cause de soiέ La vision bretonienne de l’humain ouvre pour ainsi dire à l’humain des perspectives de réalisation de soiέ

1.2.2. Être humain ou être cause de soi

Le terme humain doit être entendu ici dans le sens que lui donne Breton :

Je dis ‘‘humain’’ plutôt que ‘‘homme’’ englober non seulement l’humanité présente,

passée, future, mais aussi bien, en deçà ou au-delà de l’humanité entendue comme ensemble des hommes, tout ce qui porte la marque ou l’empreinte de ses pas, de ses mains,

de ses rêves, de sa fureur ou de sa lassitude d’existerέ Bref, le monde humainέ»411

409 « Leçons d’anthropologie », p. 47. 410« Leçons d’anthropologie », p. 48.

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Cette définition de l’humain, quoi que très large, rend compte d’un fait μ l’humain, sans être la somme des divers moments de l’histoire ou du temps, encore moins la somme des œuvres de ses mains, ne se comprend pourtant qu’en rapport à son insertion dans une histoire et dans un monde qui porte son emprunte. On le verra en analysant chez Breton la corrélation entre l’homme et le monde.

Mais ce qui, pour Breton, définit le mieux l’homme, c’est la causalité de soi par soi. C’est dans la mesure où il est cause de soi qu’il est humainέ Être humain, c’est être cause de soiέ Autrement dit, l’humain advient dans l’homme lorsque celui-ci, prenant conscience de ce qu’il est, cause de soi, tend de toutes les fibres de son être à se faire ce qu’il a à êtreέ Pour une meilleure intelligence de cette notion, Breton invite à une philosophie de l’enfance qui, à ses yeux, constitue une véritable pensée de l’humain et du projet humainέ Aussi écrit-il :

Si je devais esquisser quelque réserve à l’égard de notre discipline, ce serait pour regretter

que les philosophes aient médité la mort plus que la naissance ν et qu’ils aient sacrifié au sérieux de la vie l’éclat d’un certain rire qui ne se refuse pas, au besoin, le secours d’une

petite comédieέ Cet éclat, et ce rire, ça été pour moi l’éclat et le rire de tant d’enfants qui

furent et sont encore, le rayon de soleil qui accompagne mon effort de réflexion.412

Une telle affirmation de Breton apparaît ici comme un correctif de ce que nous avons discerné en tant que lieu d’émergence de sa pensée poétique et politique : la double difficulté d’être et de de direέ Non pas que l’enfant en soit préservé, mais parce que cet éclat de rire dont parle Breton est la preuve que ce qui donne à penser les dimensions poétique et politique ne saurait être uniquement une situation de crise à laquelle on apporterait quelque remède. Le rayon de soleil, la fleur des champs, le rire de l’enfant, toutes ces choses quotidiennes, sont autant de sources d’émerveillement et d’inspiration pouvant intéresser tout aussi bien le poète que le philosophe.

On peut dire qu’il est chez Breton une poétique de l’humain, qui se traduit en autres, par sa méditation de la figure de l’enfantέ Tout en regrettant qu’il y ait sur le sujet de la naissance comme sur celui de l’enfant « une constante d’oubli congénital peut-être en philosophie »413, il

412 Ibid., p. 48. 413 CP, p. 28.

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propose une réflexion sur le naître d’un petit d’homme, qui en même temps une méditation de ce qu’il appelle le projet humainέ L’enfant (ou l’enfance) donne à penser le commencementέ Commencement de la vie, commencement du devenir humain. Pour lui, en effet, « L’analyse du projet humain […] ne peut être que la méditation d’une figure d’enfant, debout, affronté au monde qui lui fait face, et qui devient son environnement, intrigant, voire menaçant, avant de lui être familier »414.

Cette manière qu’a Breton de concevoir l’humain, en partant notamment du « naître d’un petit d’homme », permet de mieux appréhender la notion de projet humain ; non pas dans un sens où l’homme serait un être-pour-la-mort, mais parce que l’humain est un être à-venir. Autrement dit, tout comme nous avons à nous donner le monde dans lequel nous habitons, nous avons aussi à nous produire.

La causalité de soi par soi est ce qui, pour Breton, définit le mieux l’hommeέ C’est dans la mesure où il est cause de soi qu’il est humainέ Être humain, c’est être cause de soiέ Autrement dit, l’humain advient dans l’homme lorsque celui-ci, prenant conscience de ce qu’il est, c’est- à-dire, cause de soi, tend de toutes les fibres de son être à se faire ce qu’il a à êtreέ Le projet humain s’inscrit dans le temps, dans la duréeέ Et la figure de l’enfant qui dit le passé, le présent et ce qui est à venir, est l’exemple type d’une véritable causalité de soi par soiέ « Le poète, écrit Breton à ce sujet, se doit de rendre hommage à une figure d’émergence et de rupture qui est un pouvoir ou promesse d’être »415.

Toutefois, cette notion de cause de soi, au sujet de l’humain, ne va pas sans susciter des questions. Il convient en tout point de vue, nous semble-t-il, de ne point l’ériger en absoluέ Nous inclinons à penser comme Breton que tant que l’homme n’est pas affranchi de tous les absolus ou de tous les totalitarismes qui l’entravent souvent si bien, il n’arrivera pas à être ce qu’il mérite d’être. Au-delà donc de son caractère paradoxal, cette expression « cause de soi » ne comporte-t-elle pas le risque de quelque anthropocentrisme ? Un tel risque n’est pas excluέ

414 CP, p. 45. 415 CP, p. 85.

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C’est précisément pour conjurer tout anthropocentrisme que Breton, en même temps que la causalité de soi par soi, pense l’humain comme étant à la fois être et non-être.