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LA TENTATION FASCISANTE

VALAIS À LA TRIBUNE VALAISANNE Le regard que pose Léopold Rey sur l’Al-

lemagne des années 1935-1937 est mar- qué par certaines discontinuités. Basé dans un premier temps sur d’impor- tantes réserves à l’égard du modèle national-socialiste, ce regard se fait de moins en moins critique au fil du temps, pour enfin ne plus exprimer qu’une forme de compréhension, sinon d’en- thousiasme, pour le régime nazi. Cette évolution est due moins à un réel attrait pour l’idéal hitlérien qu’à un profond

dégoût, régulièrement exprimé, pour tous les systèmes, qu’ils soient démocratiques ou marxistes, qui lui sont tra- ditionnellement opposés et qui de toute manière ne sont plus aux yeux de Léopold Rey que les visages différents d’un même déclin inspiré, planifié et mis en œuvre par la judéo-maçonnerie.

Le rédacteur du Courrier exprime avant tout une certaine méfiance, lorsqu’il s’interroge sur ceux qui, en Allemagne, suivent un Führer revanchard dans une confiance appa- remment aveugle : « Mais cette nouvelle génération alle- mande est-elle avertie dans sa confiance, des secrets des- seins de son chef qui, vaincu, médite sa revanche ? Et où

254Tribune valaisanne, 7 mai 1937.

donc s’aventure-t-elle, lorsque imprudemment elle emboîte le pas de l’auteur d’un “ Mein Kampf ” qui en 1926 vociférait : Nous avons perdu la guerre, qu’importe, des têtes rouleront encore dans le sang ? C’est une bien faible sécurité qu’elle nous promet, cette jeunesse germa- nique ! »255Et Léopold Rey d’aller même jusqu’à se deman- der si « l’élection d’Hitler au pouvoir, sa sortie de la S.d.N. en frappant les portes [sic], la dénonciation unilatérale du traité de paix, ne constituent-ils [sic] pas une politique pro- vocatrice et dangereuse ? »256Quelques jours plus tard, face à la dernière allocution pacifiste de Hitler, Léopold Rey avoue même qu’il ne peut « se défendre, quant à la sincérité du discours du Führer, d’un certain scepticisme »257. C’est dans ce cadre que vient se reposer la question confes- sionnelle. Léopold Rey n’est sur ce point pas différemment disposé que ses prédécesseurs du Pilon ou ses confrères de la presse catholique-conservatrice : « La vérité est qu’aux yeux des nazis, comme aux yeux de Hitler, le national- socialisme est un dogme et une religion ; il faut qu’il rem- place, en Allemagne, l’idée chrétienne et toutes les croyances ; une seule croyance compte, celle en la race ger- manique, et comme il n’y a pas de points de contact entre la [sic] catholicisme universel, qui s’adresse à toutes les races humaines et le national-socialisme qui proclame la transcendance de la race allemande, on peut croire que la lutte entre la papauté et l’hitlérisme va s’intensifier. »258 Il apparaît assez clairement au rédacteur du Courrier qu’en Allemagne la religion catholique est en danger de mort, parce que menacée par une forme différente de transcen- dance, qui risque à terme de la marginaliser totalement : la mystique de la nation fondée sur la race, la Volksgemein-

schaft. « L’Allemagne obéit à une sorte de mystique ; elle se

croit la nation élue de Dieu, le peuple qui doit se répandre dans le monde pour y imposer sa culture, ses dogmes et sa religion, car le racisme est devenu la religion de l’Alle- magne ; elle croit à sa déité collective, le vieux Dieu alle- mand, c’est-à-dire toute la collectivité allemande, et comme toutes les religions, le racisme ambitionne d’enve- lopper le genre humain. »259

Comme au temps du Front valaisan, c’est sur l’écueil confessionnel qu’achoppe toute forme de relativisation, voire de compréhension des revendications allemandes. Avec le temps qui passe, Léopold Rey se révèle de plus en plus sensible à la portée de certains arguments allemands concernant le retour au Reich de ses anciennes colonies, voire de certaines des régions dont il avait été amputé à Ver- sailles. Cependant, la politique religieuse hitlérienne l’em- pêche, comme elle empêchait Adolphe Sauthier ou ses autres prédécesseurs du Pilon, de formuler à cet égard un avis véritablement clair.

Il faut attendre le passage à la Tribune valaisanne pour que le glissement en faveur du Reich s’opère véritablement, même si le point particulier que constitue la politique anti- sémite de Hitler trouve un soutien dans les colonnes du

Courrier dès le mois d’avril 1936260. Ainsi, ce n’est qu’au mois de février 1937 que Léopold Rey concède à l’Alle- magne nazie « ses droits à la vie », c’est-à-dire qu’il recon- naît le bien-fondé de ses revendications territoriales, ou du moins de certaines d’entre elles, face à la politique de l’An- gleterre notamment, marquée selon lui « du plus parfait égoïsme »261. Dit simplement, puisque les puissances occi- dentales, au premier rang desquelles l’Angleterre, ont pris à l’Allemagne son empire colonial, « que ces puissances le [lui] rendent »262.

255 Courrier du Valais, 17 mai 1935. 256 Ibidem.

257 Courrier du Valais, 22 mai 1935. 258 Idem, 29 juillet 1935.

259 Ibidem.

260 « On conçoit la “ rage ” de Hitler à massacrer la juiverie allemande ». Courrier du Valais, 15 avril 1936.

261 Tribune valaisanne, 5 février 1937. 262 Ibidem.

L’autre axe consistera en une minimisation de la puissance militaire allemande, dans le but de réduire celle-ci « à sa véritable échelle »263et de démontrer qu’elle ne représente pas une menace pour l’Europe. Sur ce point, il faut avouer qu’un tel appel au réalisme n’est pas superflu. En effet, l’Eu- rope entière se plaît, et ce jusqu’aux Accords de Munich, voire au-delà, à surestimer le potentiel militaire allemand. Lors des heures tragiques qui marquent la fin du mois de septembre 1938, les personnalités les mieux placées pour en juger, c’est-à-dire les hauts gradés de l’OKH264 et une bonne partie de ceux de l’OKW265 (pourtant réputés plus favorables aux visées annexionnistes hitlériennes), le consi- dèrent encore comme tout au plus suffisant pour soutenir durant trois jours l’effort de guerre contre les puissances occidentales, avant une rupture inévitable du front266. Aux yeux de Léopold Rey, une Allemagne moins dangereuse militairement (ou considérée comme telle) devient plus facilement défendable sur le plan des revendications terri- toriales qu’elle exprime. Ses réclamations sont dès lors fon- dées, du moins en apparence, plus sur une forme mal défi- nie de sentiment de justice entre nations que, comme l’affirment les Etats occidentaux, sur l’expression arrogante d’une puissance armée que le Reich est par ailleurs bien loin de posséder, quels qu’aient été les efforts entrepris en la matière depuis 1933.

Léopold Rey esquisse donc à la Tribune une stratégie de mise en valeur des aspects de la politique allemande qu’il considère comme positifs : antisémitisme actif, redresse- ment national, politique de l’emploi, exigences territo- riales légitimes, lutte contre le marxisme. Cette stratégie est doublée d’une technique de dissimulation des éléments potentiellement sources de débats, en l’occurrence la ques- tion religieuse. Sans soutenir ouvertement la politique

hitlérienne dans son entier, la position à l’égard du Reich national-socialiste est malgré tout peu ambiguë : durant toute la durée d’existence de la Tribune, pas un seul article ne prend position contre l’Allemagne. Léopold Rey a émis les réserves confessionnelles du temps du Courrier ; à la Tri-

bune, il n’aborde plus une seule fois le sujet.

Si l’on considère la Tribune valaisanne comme un objet d’études se suffisant à lui-même, et que l’on fait abstrac- tion du lien de filiation qui existe entre le Courrier du Valais et l’organe officiel de l’UNV, on se rend compte que ce périodique émet, durant toute sa durée d’existence, des opinions généralement favorables à l’égard du IIIe Reich (éventuellement neutres, jamais formellement négatives). On pourra bien sûr objecter que l’année 1937 n’est pas la période la plus propice à l’ouverture d’une polémique, que les événements de l’année 1938 seront bien plus aptes à définir des lignes de rupture au sein de la presse que la phase relativement calme du printemps 1937, et que la durée d’activité du journal est trop courte pour prouver quoi que ce soit. A ces réfutations, on répondra que le printemps 1937 est marqué par un événement qui aurait dû trouver un certain écho chez un journaliste catholique: le 10 mars est publiée l’encyclique Mit brennender Sorge (postdatée au 14 mars 1937). Or la Tribune valaisanne ne lui consacre pas la moindre ligne. On peut risquer l’hypo- thèse que Léopold Rey se refuse à commenter la condam- nation papale, parce que cette dernière va à l’encontre de l’image de l’Allemagne qu’il cherche à donner. Il serait certes illusoire de sa part de croire que ses lecteurs catho- liques n’entendront pas parler de l’encyclique sous pré- texte qu’il la passe sous silence, mais il est par contre cer- tain que, parmi ces lecteurs, il s’en trouvera fort peu pour la lire dans son intégralité, la majorité du lectorat ne

263Tribune valaisanne, 24 mars 1937.

264Oberkommando des Heeres, haut commandement de l’armée de terre allemande.

265Oberkommando der Wehrmacht, haut commandement de la Wehrmacht.

sachant de tels textes que ce qu’en dit son journal… Dans un journal se prétendant catholique, un tel silence a valeur d’aveu et constitue le signe visible d’une certaine orienta- tion.

Ce positionnement face à l’Allemagne nazie, quels qu’en soient finalement les motifs, est crucial, dans la mesure où il est fondamentalement différent de celui du Pilon, dont la

Tribune occupe l’ancienne place sur l’échiquier à la fois

journalistique et politique. Ce changement de position est trop radical pour ne pas être souligné, et il ne peut être dénué de signification. S’il est en grande partie lié à la per- sonnalité de Léopold Rey, ce regard plus conciliant sur l’Al- lemagne national-socialiste est également, au même titre que d’autres facteurs comme le renforcement de l’antisémi- tisme, le signe d’un bouleversement plus profond, lié à une radicalisation de l’extrême droite valaisanne.

L’impression générale qui se dégage de la presse valaisanne durant l’été 1938 est un sentiment d’étouffement, de sourde tension entre une aspiration profonde à la paix en Europe et une hypersensibilité aux moindres mouvements du sismographe diplomatique. Définissant peu après la signature des Accords de Munich le climat qui a marqué le mois de septembre, Clovis Lugon parle dans Le Rhône de « nuages de plomb [obscurcissant] le ciel sans laisser filtrer la moindre lueur »267. C’est en effet au cours de ce mois de septembre que le sentiment d’inquiétude s’accentue peu à peu jusqu’à atteindre son paroxysme. Le mot « paix », en relation avec l’Allemagne, apparaît pratiquement à chaque édition, un peu à la manière d’une formule conjuratoire, et le différend germano-tchèque, sur lequel se focalisent toutes les tensions, devient peu à peu un thème récurrent. Charles Haegler formule finalement, de manière fausse- ment ingénue, le constat qui semblait devoir demeurer inexprimé, forme de malaise latent enfin exorcisé au travers de sa mise en mots : « On ne peut pourtant pas supprimer