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LE CHEMIN DE MUNICH OU L’EXACERBATION DES PEURS

L’APRÈS-MUNICH : LA NUIT DE CRISTAL OU LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ DE LA PRESSE VALAISANNE

titre « De mieux en mieux »307. Et quand on apprend que des voix s’élèvent malgré tout en France et en Angleterre contre l’abdication de Munich, il n’est question, pour dési- gner les rares personnes qui ne communient pas dans la joie collective (et ce quel que soit leur bord politique), que d’un « vaste complot communiste contre la paix », alors qu’on avance péremptoirement que, cette fois, toutes les exigences allemandes sont « satisfaites »308.

Charles Haegler aurait-il désormais, pour reprendre la formule qu’il utilisait jadis, à l’instar de ses confrères conservateurs de l’époque trop prompts à passer sous silence les violences dollfussiennes, « des yeux pour ne pas voir »309?

Déclenchée sous prétexte de réponse à l’assassinat, le 7 novem- bre à Paris, de l’attaché de l’ambassade allemande Ernst vom Rath par un Juif polonais (Herschel Grynszpan) dont la famille, vivant en Allemagne, avait été expulsée vers la Pologne, la nuit de Cristal est un « pogrom à l’échelle nationale ». Goebbels uti- lise l’annonce du meurtre de vom Rath, gonflée par les canaux de la propagande, pour aviver l’antisémitisme latent de la popu- lation, présentant la mort du diplomate comme une agression de la part de la juiverie mondiale contre le IIIeReich. Initié par

les troupes de la SS, de la SA, ainsi que par des agents du SD (Sicherheitsdienst) et les instances régionales du parti, et pré- senté comme une « réaction à chaud dictée par l’émotion et la colère », le mouvement débute durant la fin de l’après-midi du 9 novembre pour se poursuivre toute la nuit, voire, selon les lieux, durant les jours suivants. Les synagogues sont incen- diées, les magasins juifs saccagés et détruits, les Juifs humiliés,

molestés et torturés, voire abattus pour certains. Devant les des- tructions et les incendies, de plus en plus nombreux au fil de la nuit, la police et les pompiers n’interviennent pas, sur ordre exprès du chef du SD, Reinhard Heydrich. Des contrordres visant à interdire le fait de mettre le feu aux magasins juifs de peur de brûler également des maisons allemandes sont envoyés au cours de la nuit, mais inégalement appliqués. Les pillages sont de même théoriquement prohibés, sans que cela n’influe véritablement sur le déroulement du pogrom sur le terrain. Les simples habitants se joignent souvent aux membres des diffé- rentes organisations mobilisées, ce qui montre à quel point « la haine viscérale contre les Juifs n’habitait plus seulement les Che- mises brunes et les militants nazis les plus acharnés, mais qu’elle s’était emparée d’autres secteurs de la population, surtout des jeunes que cinq ans de national-socialisme à l’école et aux Jeu- nesses hitlériennes n’avaient pas laissés indemnes »310.

L a n u i t d e C r i s t a l

306Nouvelliste valaisan, 1eroctobre 1938.

307Idem, 2 octobre 1938. 308Idem, 4 octobre 1938.

309Idem, 15 février 1934. 310EVANS2009, t. 2, pp. 654-686.

De façon assez étrange, le seul périodique à condamner fer- mement le vaste pogrom lancé en Allemagne dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 est le Confédéré. Charles Haegler et Aloys Theytaz ayant à maintes reprises exprimé leur répro- bation à l’égard de la politique antisémite du régime natio- nal-socialiste, on aurait pu penser que d’autres journalistes qu’André Marcel, ancien rédacteur de la Feuille d’avis passé au Confédéré, auraient dénoncé les violences de la Reichs-

kristallnacht. Au-delà des déprédations, des humiliations et

autres violences matérielles, la nuit de Cristal causa la mort, directement ou indirectement, de mille à deux mille Juifs allemands311. Mais il n’en est rien. Charles Haegler et Aloys Theytaz n’ont que quelques mots marqués d’une profonde ambiguïté pour décrire ces violences, à l’image de ce qu’on lit dans La Patrie valaisanne : « Quelques [sic] sentiments

que l’on puisse avoir pour les juifs, ce sont quand même des êtres humains. »312On peut prendre cette affirmation à l’en- vers : des êtres humains, certes, mais juifs. La volonté diffé- renciatrice reste plus que jamais présente, et, à l’heure de condamner la barbarie hitlérienne, les Juifs demeurent des victimes particulières – auxquelles on accorde assurément sa compassion, mais qui demeurent soumises aux préjugés attachés à « la race dont ils sont les descendants »313. Jusque dans son statut de victime, le Juif se voit réserver un sort particulier, du simple fait de son appartenance confession- nelle, ethnique, « raciale ». Rompant avec ce point de vue différenciateur, le rédacteur du Confédéré est donc le seul à consacrer à la question un éditorial véritablement critique et exempt de toute ambivalence, sous le titre « L’Allemagne s’est déshonorée »314.

« Eh bien, non ! devant la sauvagerie allemande on ne se taira pas. Celui qui ne réagit pas quand un crime odieux s’accomplit sous ses yeux est un lâche, et il n’a pas le droit de se réfugier dans le silence ou l’indifférence, sans devenir aussitôt le com- plice avoué des malfaiteurs. Voilà pourquoi tout être humain qui se respecte aura suffisamment de cœur – au sens réel du mot – pour joindre à tant de protestations la sienne, et pour prendre ouvertement les responsabilités de son acte. Nous avons déjà dit que la neutralité n’impliquait pas la passivité devant des faits qui sont un défi à la conscience universelle. Le moment est venu de choisir entre l’esprit allemand et l’esprit chrétien, entre la force et le droit, entre la barbarie et la civili- sation. Ce n’est pas une question d’opportunité. C’est une ques- tion de propreté morale. Il ne s’agit pas de savoir lequel l’em- portera finalement du bien ou du mal, mais seulement si c’est l’un que nous voulons servir dans la libre acceptation des périls et des douleurs, ou si c’est l’autre. Rien ne nous empêchera de déclarer tout haut que l’Allemagne en persécutant les juifs comme elle l’a fait s’est déshonorée.

[…] L’Allemagne a beau se prévaloir de sa force, exalter sa puis- sance ou se vanter de son pouvoir dominateur, un jour tout ce qu’elle aura fondé sur l’iniquité, la turpitude ou la lâcheté s’ef- fondrera dans la poussière au milieu de ses soldats épouvantés. Un Etat qui ne veut pas respecter la justice et qui s’évertue à légaliser la rapine et le meurtre est un Etat perdu. Il arrivera fatalement une heure où le sang des innocents retombera sur leurs bourreaux. L’Allemagne en dérogeant aux lois qui sont le fondement de l’humanité se condamne elle-même et quel que soit le triomphe apparent d’aujourd’hui, elle devra payer son erreur un jour ou l’autre, et peut-être demain. Elle peut multi- plier les crimes : il y a quelque chose ici-bas qu’elle ne parvien- dra pas à tuer, c’est l’esprit. Qu’elle traite en animaux les juifs, qu’elle les persécute ou les extermine, elle n’empêchera pas que chacun d’eux ait une âme à laquelle elle ne portera pas atteinte impunément.

Une fraternité existe entre les hommes. L’Allemagne qui se refuse à la reconnaître établit ainsi son règne en dehors de la civilisation. » (Confédéré, 18 novembre 1938)

A n d r é M a rc e l f a c e à l a n u i t d e C r i s t a l e n A l l e m a g n e

311 EVANS2009, t. 2, p. 664.

312 La Patrie valaisanne, 15 novembre 1938.

313 Nouvelliste valaisan, 15 novembre 1938. 314 Confédéré, 18 novembre 1938.

Derrière une référence renouvelée à « l’esprit chrétien », digne d’être relevée dans un journal et chez un homme prompts à dénoncer d’habitude toute forme de cléricalisme politique, se dissimule une condamnation sans appel. « Il s’agit d’un crime ouvertement patronné par l’Etat et dès lors on chercherait vainement une circonstance atténuante à ces monstruosités. Il n’y en a point. » Face au silence de ses confrères, le cri d’indignation d’André Marcel prend un sens tout particulier. Ce n’est en effet plus seulement le démocrate qui prend la plume, mais également le chrétien, horrifié devant une injustice aussi flagrante commise à si vaste échelle. Au-delà des luttes politico-religieuses qui structurent la vie publique du canton, au-delà des lignes de fracture anciennes entre presse majoritaire et presse d’op- position, André Marcel pose l’exemple d’un journaliste par- tisan abandonnant momentanément le terrain des que- relles quotidiennes pour en appeler simplement à la conscience de chacun. Devant de tels actes de barbarie, « tout être humain » doit prendre position, sous peine de renier sa propre humanité. Rares sont les instants où le sen- timent d’appartenance à une communauté fondée sur des valeurs chrétiennes et humanistes (aucune référence ici au contexte plus resserré du libéralisme politique) parvient à transcender les divisions politiques au sein de la presse valaisanne. Il vaut donc peut-être la peine de relever cette tentative, même si celle-ci ne rencontre qu’un bien faible écho dans les autres périodiques cantonaux.

Les mots qui sont utilisés pour condamner les violences allemandes à l’égard des Juifs sont durs. André Marcel parle de la « bestialité dont les populations du Reich ont fait preuve à l’égard de gens désarmés », rejoignant ainsi « les tribus des anciens barbares », « les Goths, les Ostrogoths, les Wisigoths » n’étant « pas différents de ces vandales ». L’idée défendue, et qui est loin d’être communément accep- tée en cette fin de décennie 1930, est celle de l’assimilation

du Juif à la communauté des hommes. Dans une telle optique, rien ne peut plus justifier les persécutions à l’en- contre de la communauté israélite, dont chacun des mem- bres, au même titre que tout être humain, quelles que soient son origine, sa « race » (pour reprendre un terme contemporain de la réalité décrite), sa langue ou ses croyances, est titulaire de droits sacrés et inaliénables. L’Al- lemagne a transgressé ces « lois qui sont le fondement de l’humanité » ; ce n’est ni plus ni moins que l’idée même de droit naturel qu’elle réfute de la plus monstrueuse des manières, se mettant ainsi au ban de la société des hommes, « en dehors de la civilisation ». André Marcel a une phrase toute simple pour exprimer sa vision. Face à l’idéal ethno- nationaliste défendu par une certaine Allemagne, et qui a trouvé dans la nuit du 9 novembre sa pleine expression, il s’abreuve à la double source de l’humanisme chrétien et des Lumières : « Une fraternité existe entre les hommes. » Cette petite proposition contient l’entier de ce que le Confédéré cherche à exprimer, au beau milieu du silence assourdis- sant de la presse catholique-conservatrice : l’Allemagne nazie peut bien persécuter, voire exterminer les Juifs, « elle n’empêchera pas que chacun d’eux ait une âme à laquelle elle ne portera pas atteinte impunément »315.

Le registre choisi mêle habilement les deux sources d’inspi- ration d’André Marcel, faisant ressortir les motivations qui l’ont poussé à réagir face à l’indéfendable, l’indescriptible.

315Confédéré, 18 novembre 1938.

Eléments religieux et laïcs se mêlent indissociablement pour tresser une trame argumentative et émotionnelle (cette dimension ne doit pas être négligée), mixte mais cohérente. A l’idée d’une vengeance biblique qui un jour finira par s’abattre sur l’Allemagne316, du « sang qui retombera sur les bourreaux »317, aux références faites à l’« âme », répondent l’idée de l’esprit318, le « souci de la justice », « les devoirs qui régissent les peuples ». De ce savant mélange se dégage une certaine idée de la dignité humaine. Elle est représentative de la façon dont est comprise la notion de droits de l’homme dans les milieux libéraux et conservateurs modérés de l’entre-deux-guerres. La droite traditionaliste plus dure, sans être forcément fascisante, se réclame comme l’héritière de l’expérience de guerre et durcit de ce fait souvent consi- dérablement son discours319, renonçant à se raccrocher à des notions par trop teintées de libéralisme, et par là même considérées comme dépassées. Cette idée de droits de l’homme doit donc être située chez cette droite libérale320 des années 1930, au point de rencontre de deux courants de pensée : la ligne libérale qui remonte aux philosophes du XVIIIesiècle – en passant par les idéaux de 1789 battus en brèche par tous les mouvements de renouveau que l’Europe connaît depuis la catastrophe de 1914-1918 (qui pour beaucoup a symbolisé la faillite totale et irréversible des pré- ceptes nés de la Révolution) – et la ligne chrétienne huma- niste qui se refuse à toute compromission avec les crimes nazis. André Marcel est, à cet égard, parfaitement représen- tatif d’une forme de syncrétisme de ces deux héritages : sans

être un catholique militant, le journaliste du Confédéré n’a rien du libre-penseur agnostique, voire athée, que certains rédacteurs catholiques-conservateurs se sont plu à décrire. Cette vision du monde défendue par André Marcel n’est cependant pas foncièrement divergente, sur ce point pré- cis, de celle d’un Charles Haegler, voire également, malgré la compartimentation traditionnelle du monde politique valaisan, de celle de toute une presse se disant catholique. On reste donc étonné de constater que seul le rédacteur libéral-radical prenne clairement position à l’égard des évé- nements allemands du 9 novembre. Au-delà de quelques entrefilets rappelant timidement que les Juifs sont « quand même »321 des êtres humains, quand il ne s’agit pas d’un silence pur et simple, personne d’autre qu’André Marcel ne paraît devoir s’intéresser au sort des Juifs allemands. C’est d’ailleurs peut-être au travers de ce contexte immédiat de silence obstiné qu’il faut comprendre l’apostrophe du rédacteur du Confédéré, lorsque celui-ci avance que « se réfugier dans le silence ou l’indifférence », signifie devenir « le complice avoué » du « crime odieux [qui] s’accomplit sous ses yeux »322. Quand André Marcel parle de choisir entre le bien et le mal, quelles qu’en soient finalement les conséquences, il convie la presse valaisanne à un rendez- vous, afin que celle-ci, par-delà ses divisions politiques ou personnelles, se retrouve autour d’une condamnation sans appel de la nuit de Cristal et de la politique antisémite du Reich. Un rendez-vous que la presse valaisanne a visible- ment manqué.

316 On n’est pas loin de la Sodome de l’Ancien Testament (Gen. 19 : 1-29). 317 Cette formule n’est pas sans rappeler les prescriptions du Lévitique

(Lév. 20 : 11-13).

318 « Il y a quelque chose que [l’Allemagne] ne parviendra pas à tuer, c’est l’esprit ».

319 MOSSE1999, p. 183.

320 Libérale au sens où celle-ci se refuse tout simplement à quitter le terrain du jeu démocratique et parlementaire.

321 La Patrie valaisanne, 15 novembre 1938. 322 Confédéré, 18 novembre 1938.

Peut-on parler d’une véritable diversité des regards portés par la presse valai- sanne francophone sur l’expérience nazie allemande ? Ne se retrouverait-on pas, au contraire, face à une presse monolithique et à un message univoque consistant à rejeter le projet hitlérien ? A quel niveau intervient la différenciation entre l’appréhension du modèle natio- nal-socialiste et celle de l’expérience aus- tro-fasciste ? Telles étaient les questions initiales. En réponse à ces interrogations, ce qui n’était qu’un postulat s’est mué au fil du dépouillement de l’échantillon en certitude. Si, dans les journaux valai- sans, les représentations de l’Allemagne national-socialiste sont dans leur grande majorité marquées par une réserve allant de la désapprobation mesurée et par- tielle à la condamnation véhémente et totale, elles sont surtout assurément plu- rielles, profondément différentes selon les observateurs, mouvantes et instables, parfois même contradictoires.

Cette pluralité s’exprime avant tout au niveau des motivations de la prise de position, et moins au niveau du résultat, qui consiste presque exclusivement en un rejet du modèle nazi : à une relative univocité des conclusions finales corres- pond une réelle plurivocité des bases argumentatives.

Cette plurivocité des regards portés sur le IIIe Reich se double d’une tentation antisémite présente tout au long de la période. Cette tendance antisémite, à

laquelle la description des événements (La Patrie valaisanne, 3 novembre 1934)