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UNE TRAGÉDIE AUTRICHIENNE

LES ÉVÉNEMENTS DE FÉVRIER 1934 VUS PAR LA PRESSE D’OPPOSITION

Le recours aux armes contre la social-démocratie, en février 1934, va susciter au sein de la presse cantonale un ensem- ble de réactions relativement violentes qu’il s’agit de diffé- rencier clairement de celles générées par la question autri- chienne prise dans sa globalité. En effet, les lignes de démarcation se modifient légèrement face aux événements de février. Si, sans surprise, c’est Le Peuple valaisan qui condamne le plus fermement la décision du gouvernement Dollfuss de faire donner la troupe contre les insurgés sociaux-démocrates, il ne sera pas le seul à dénoncer les conséquences d’une telle décision : le Confédéré va choisir, quoique dans des termes moins violents, de marquer lui aussi sa désapprobation, alors que des voix se feront enten- dre jusqu’au sein de la presse majoritaire pour critiquer le recours à la violence contre les socialistes.

Le Peuple valaisan n’hésite pas à recourir à un registre de

langue violent pour dénoncer cette attaque frontale de la social-démocratie par le gouvernement autrichien : « A Vienne, 1500 morts marquent le tyran catholique Dollfuss d’une tache de sang infamante », titre l’édition du 23 février 1934. Dans sa dénonciation du « tyran catholique », il va jusqu’à brouiller les cartes en appliquant des qualificatifs rattachés traditionnellement au christianisme tant au gou- vernement qu’il condamne qu’à la classe ouvrière qu’il élève au rang de martyr : « Le sang des martyrs fécondera les efforts de la classe ouvrière. » Face au sacrifice des socia- listes sur l’autel du corporatisme et de la réaction, Dollfuss apparaît dès cet instant comme un monstre d’hypocrisie et de duplicité : « Aucun Machiavel n’a jamais agi dans le monde avec autant de fourberie pour préparer l’assassinat de la classe ouvrière », assène Alexandre Walter, l’Autriche de Dollfuss donnant par là l’exemple « d’une hypocrisie touchant à l’ignominie », alors que l’ensemble des membres de la coalition au pouvoir (chrétiens-sociaux et Heimat- block) sont qualifiés de « monstres qui blasphèment en invoquant Dieu et en entrant dans les temples ».

Au-delà de la dénonciation, on voit que Le Peuple valaisan, par un recours habile à un vocabulaire largement connoté, cherche à dénoncer l’attaque gouvernementale comme anti-ouvrière mais aussi comme antichrétienne. On com- prend l’utilité d’un tel positionnement dans un canton comme le Valais, où, sur toute la largeur du spectre poli- tique, la dimension catholique joue un rôle si central. En ne se limitant pas au registre de la lutte des classes, mais en associant une dimension morale chrétienne à sa dénoncia- tion, Le Peuple valaisan affermit sa critique du modèle doll- fussien, critique qui puise sa justification à des sources multiples et qui lui permet d’élargir potentiellement son public cible.

Ce procédé d’entrelacement d’éléments du discours tradi- tionnel de la gauche socialiste avec des références au modèle moral chrétien atteint son plus haut degré d’efficacité sous la plume du rédacteur invité Ernest-Paul Graber (1875-1956). Socialiste neuchâtelois, rédacteur à La Sentinelle (organe des socialistes neuchâtelois et jurassiens jusqu’en 1971), conseil- ler national de 1912 à 1943 et chef du groupe parlementaire socialiste de 1919 à 1925, Ernest-Paul Graber est décrit par Marc Perrenoud dans le Dictionnaire historique de la Suisse comme une « personnalité forte et combative », qui « a joué un rôle politique de premier plan grâce à ses dons d’orateur, de pédagogue, de polémiste et de caricaturiste ». Dans son article du 23 février 1934, Ernest-Paul Graber mêle inextri- cablement les rhétoriques marxiste et religieuse ; il suffit de considérer le nombre de termes repris du vocabulaire habi- tuellement considéré comme chrétien pour saisir à quel point ce transfert n’a rien d’innocent :

« Les socialistes d’Autriche, dans des conditions désespérées, ont fini par se défendre les armes à la main. Ce furent des jours et des nuits de lutte héroïque contre des forces armées pourvues de tout l’appareil militaire. L’armée a joué la fonc- tion que la bourgeoisie attend d’elle, non pas d’assurer le res- pect de la constitution, mais d’assassiner des ouvriers, des femmes et des enfants qui n’avaient commis aucun mal et qui, eux, restaient sur le terrain constitutionnel. Ces martyrs ont apporté au monde le témoignage de leur attachement au socialisme. Quand on est prêt à mourir pour une cause, c’est

Cette dénonciation de l’écrasement militaire du mouve- ment social-démocrate autrichien prend un sens également national, puisque l’organe socialiste va jusqu’à encourager les recrues à désobéir à leur hiérarchie au cas où l’armée suisse serait engagée contre le prolétariat dans des condi- tions semblables à celles prévalant en Autriche : « Socia- listes soldats, si jamais la bourgeoisie affolée déclenche la guerre civile – nous ne le ferons jamais –, préparez-vous, à l’armée même, à faire votre devoir de citoyens et de socia- listes en tournant vos armes contre ceux qui, au mépris de la constitution, voudraient suivre les traces du criminel Dollfuss, le chrétien-social, ou de quelque dégénéré vou- lant imiter Hitler. »101

Le message prend donc une autre dimension, puisqu’on part du principe que, premièrement, il n’est pas impos - sible que les événements autrichiens se répètent en Suisse, et que, deuxièmement, il convient dans ce cas de résister, les armes à la main s’il le faut : « Nous ne serons pas des lâches ! […] Les morts de Vienne nous ont dicté notre tâche. »102Au lendemain du massacre viennois, si l’appel à une éventuelle insurrection en Suisse comprend bien sûr sa dimension purement rhétorique, l’inquiétude est cependant palpable.

Parallèlement à l’article d’Ernest-Paul Graber, la chronique internationale d’Alexandre Walter du 23 février insiste sur un autre aspect du problème soulevé par l’écrasement de la social-démocratie autrichienne : celui de l’indépendance de

l’Autriche. « Le gouvernement clérical Dollfuss, en détrui- sant la social-démocratie autrichienne, anéantit la meil- leure armée de l’indépendance autrichienne », résume le rédacteur du Peuple valaisan, avec cette fois une pertinence qui peut difficilement être mise en doute. « La social-démo- cratie autrichienne lutte et sacrifie la vie des meilleurs des siens, non seulement pour sauver le parti, la presse, les libertés constitutionnelles et la constitution elle-même, mais aussi pour l’existence de l’Autriche. »103

Le soutien à l’existence d’une Autriche indépendante, hier encore conditionné par la question de savoir comment et par qui cette Autriche est dirigée, ne souffre tout à coup plus aucune restriction face à la gravité des événements. Si l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie sont irrémédiablement per- dues, on part du principe que la social-démocratie autri- chienne, par son combat désespéré, démontre qu’une Autriche démocratique peut encore exister au milieu des dictatures, qu’il y subsiste encore des forces politiques saines et qu’une telle Autriche mériterait un soutien au moment où elle risque de disparaître définitivement. Ce revirement intervient pourtant trop tard, puisque Le Peuple

valaisan est bien forcé de reconnaître que les journées de

février ont vu la victoire de l’austrofascisme, inaugurant la voie « nouvelle » de l’« Autriche corporative et chrétienne […] fondée sur le triomphe de la potence », emblème des « bourreaux chrétiens-sociaux de l’Autriche »104.

que cette cause est sacrée. Nous pleurons sur eux, mais nous nous penchons avec admiration et dévotion sur leurs cada- vres. Nous les bénissons et leur crions la reconnaissance du prolétariat mondial. Mais ces morts, eux, nous disent : Nous avons donné l’exemple, soyez prêts à nous suivre ! » (Le Peu-

ple valaisan, 23 février 1934)

101 Le Peuple valaisan, 23 février 1934. 102 Ibidem.

103 Ibidem. 104 Ibidem.

Paradoxalement, ce n’est en quelque sorte que lorsqu’elle dis- paraît manifestement en tant qu’Etat démocratique que l’Au- triche reçoit enfin dans les colonnes de l’organe socialiste le statut de pays souverain et indépendant, défendable en tant que tel, statut qui lui a toujours fait défaut jusque-là. Avant les journées de février, il n’est question que de la défense de la social-démocratie autrichienne, jamais de l’Autriche en tant que telle. A l’inverse, au moment où les forces socialistes sont écrasées par la coalition regroupée dans le Vaterländische

Front, l’Autriche meurtrie, au sein de laquelle la social-démo-

cratie jadis si forte se retrouve totalement décapitée, acquiert une réelle identité nationale aux yeux d’Alexandre Walter. Considérée comme la victime de son propre gouvernement, l’Autriche-nation obtient la reconnaissance tacite qu’on lui avait refusée jusque-là au profit exclusif de l’une de ses com- posantes sociales, l’Autriche-ouvrière ou l’Autriche-prolétariat, dans une perspective marquée par l’idée de lutte des classes. Au Confédéré, étonnamment, on ne trouve pas la moindre ligne sur les événements autrichiens. Seule l’analyse de la nouvelle constitution autrichienne, au printemps, occupe les colonnes de l’organe radical. Pour le reste, les péripéties de la République autrichienne ne paraissent pas intéresser outre mesure Eugène Moser. Le peu de sympathie éprouvée tant pour Dollfuss que pour les socialistes y est peut-être pour quelque chose, même si les prises de position souvent coura- geuses du journal en matière de défense de la démocratie par- lementaire auraient peut-être pu laisser augurer un meilleur traitement des nouvelles en provenance du voisin alpin…