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UNE TRAGÉDIE AUTRICHIENNE

UN REGARD PLUS CONTRASTÉ SUR L’AUTRICHE CHRÉTIENNE-SOCIALE ET CORPORATISTE

Au Confédéré, il n’y a pas de rupture essentielle avec la presse conservatrice. S’il est clair que le système dollfussien ne peut pas recueillir l’approbation des libéraux-radicaux valaisans, la nécessité de défendre une Autriche indépen- dante au cœur de l’Europe n’est pas remise en cause. La question autrichienne n’est toutefois que très rarement abordée du côté de Martigny ; le premier article de fond sur le sujet ne fait son apparition qu’au mois d’avril 1934. Dis- sertant sur la probable refonte de la constitution autri- chienne dans un sens corporatiste, Eugène Moser relève qu’en Autriche on parle désormais « ouvertement d’un régime fasciste », dont le modèle serait le système italien, d’une part, mais également les encycliques en matière de doctrine sociale du Saint-Siège, d’autre part.

Les encycliques papales sont lues attentivement au Confé-

déré, et l’on prend visiblement la peine de chercher à com-

prendre le point de vue adverse, même si le fait de consi- dérer Pie XI comme un « admirateur du fascisme italien » répond sans doute plus à des impératifs politiques immé- diats qu’à un réel souci d’objectivité. Avant comme après les Accords du Latran, les crises sont nombreuses entre le Saint-Siège et le gouvernement fasciste italien (organisa- tions de jeunesses, instruction publique, etc.). Celle de l’été 193193montre bien à quel point Pie XI n’a rien d’un admi- rateur du fascisme, lui qui parle à son sujet, dans Non

abbiamo bisogno (29 juin 1931), de « statolâtrie païenne »94. L’encyclique, à l’image de ce qui se passera plus tard avec

Mit brennender Sorge, paraît d’ailleurs directement en

langue profane, ce qui souligne bien le sens politique que le pape tient à lui donner. Malgré un souci de citer correc- tement les textes pontificaux, la position du Confédéré à l’égard de Pie XI est donc marquée par certains partis pris idéologiques.

Quoi qu’il en soit, c’est également le régime dollfussien qui est critiqué par ce biais et par celui de la défense du parle- mentarisme libéral : « Presque tout ce qui rappelle la démo- cratie ou le libéralisme [en Autriche] est appelé à disparaître. […] Quant à la représentation nationale dans sa forme de parlementarisme politique, telle qu’on le conçoit en régime

« Si le chancelier Dollfuss s’est inspiré, chose indéniable, des méthodes du Duce, il a également, au cours de son [dernier] voyage à Rome, cherché des directives auprès du Vatican. Deux encycliques, où le Saint-Père ne cache pas son admiration pour le fascisme italien, ont notamment inspiré le chancelier Doll- fuss. Pour remédier à l’état de crise actuel, il convient avant tout, comme le dit l’encyclique Quadragesimo anno, de “ lutter contre la déchristianisation de la vie sociale et économique ”. C’est pourquoi il importe de remplacer les partis politiques par des

“ ordres ou des professions qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils appartiennent ”. L’Etat toutefois n’est pas seulement le gardien de l’ordre et des lois, “ il doit, en outre, dit l’encyclique Rerum

Novarum, travailler énergiquement à ce que, par tout l’ensemble

des lois et des institutions, la Constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité tant poli- tique que privée ”. » (Confédéré, 18 avril 1934)

démocratique, elle sera purement et sim- plement supprimée. »95 Cela ne met pas le régime autrichien sur le même pied que les dictatures italiennes et alle- mandes – le Confédéré tient à cette dis- tinction, à la fois par réel souci d’objecti- vité et par besoin de pouvoir encore justifier son soutien à l’indépendance de l’Etat autrichien –, mais cela présage mal, aux yeux de son rédacteur, de la suite des événements. Eugène Moser conclut que « le caractère de la nouvelle Constitution autrichienne sera donc essentiellement autoritaire et dictatorial. […] L’expé- rience montrera si le peuple autrichien, dont on ne saurait nier le tempérament libéral, saura s’accommoder d’un régime qui, sans avoir la rigueur du fascisme ita- lien ou du national-socialisme allemand, ne semble pas moins devoir restreindre considérablement l’esprit de liberté. »96 Alors que le Confédéré, bien que ne voyant dans Dollfuss qu’un dictateur chrétien-social peu sympathique, ne défend pas des positions totalement incompatibles avec celles des conserva- teurs valaisans à propos de la question du maintien d’une Autriche indépendante et souveraine, Le Peuple valaisan prend le

contre-pied de la ligne définie par la presse majoritaire. De même, l’organe socialiste ne s’embarrasse par de différencia- tions ou de nuances entre Autriche, Italie et Allemagne : fas- cistes, ces pays le sont tous, sans distinction. Pour Le Peuple

95Confédéré, 18 avril 1934.

96Ibidem. Eugène Moser ajoute encore ironiquement, in cauda venenum : « Et dire que la plupart des frontistes suisses et qu’un grand nombre

de conservateurs nous souhaitent pareil régime ! On ne dirait pas qu’ils descendent de ces vaillants preux qui ont secoué le joug autrichien. »

La tournée du facteur, Théophile Filliez, Le Châble, 1935. (Max Kettel, Médiathèque Valais - Martigny)

valaisan, l’Autriche n’est donc pas une entité souveraine

qu’il s’agit de défendre pour elle-même et à tout prix ; au contraire, l’éventuel soutien apporté au voisin alpin est conditionné au type de régime politique qui y sera pratiqué.

Le gouvernement Dollfuss ne saurait recueillir le soutien que les socialistes valaisans refusent aux catholiques- conservateurs de leur propre canton. Le Peuple valaisan soutient la social-démocratie autrichienne, et non pas l’Au- triche en elle-même. Il s’agit d’une différence fondamentale avec le reste de la presse valaisanne francophone. Cette dif- férence est cependant assez facilement explicable : Le Peu-

ple valaisan envisage les problèmes internationaux en

termes de lutte des classes, dans une perspective marxiste clairement transnationale, alors que le reste de la presse cantonale continue à réfléchir dans un schéma de pensée classique, où l’Europe est divisée en Etats-nations souve- rains. Le maintien d’un Etat national ou son absorption par un voisin ne sont dès lors jugés qu’à l’aune de la situa- tion de la classe ouvrière de l’Etat en question. Ainsi, la satellisation de l’Autriche par l’Italie d’abord, et par l’Alle- magne ensuite, est critiquée non pas parce que les socia- listes valaisans se font un devoir de défendre l’identité autrichienne, mais parce qu’ils savent pertinemment qu’un rapprochement austro-italien ou qu’une alliance austro-allemande ne peuvent qu’être défavorables à la social-démocratie autrichienne.

Ce positionnement du Peuple valaisan appelle une remarque : dans un premier temps, soit durant la première moitié de

l’année 1933, l’organe socialiste développe un concept global de « fascisme » qui englobe l’Italie mussolinienne, l’Alle- magne hitlérienne, l’Autriche dollfussienne et la Hongrie autoritaire à la Horthy, en niant la spécificité intrinsèque de chacun de ces modèles. Le Peuple valaisan, avec peut-être un peu moins de clairvoyance que ses concurrents conserva- teurs ou libéraux, ne perçoit pas ce que le modèle dollfussien a d’anti-pangermaniste. Il ne voit dans le chancelier autri- chien qu’une sorte de marionnette aux mains de Hitler et de Mussolini, s’embourbant dans une analyse biaisée de la réa- lité qui ne tient pas du tout compte du fait que les deux dic- tateurs sont, à ce moment et dans ce contexte, profondément divisés sur la question autrichienne. Le Peuple valaisan cherche, dans sa condamnation globale de tout régime auto- ritaire de droite (dans un spectre allant du simple conserva- tisme chrétien-social au totalitarisme le plus extrême), à voir un axe Rome-Berlin avant l’heure, une entente germano-ita- lienne qui, dans les faits, n’existe pas, ou pas encore. Dans sa vision, il est simplement doctrinalement inconcevable que la résistance autrichienne à la pression allemande puisse être due à d’autres forces qu’à l’action social-démocrate, puisque tous les régimes de droite se ressemblent au final et tendent à s’unir dans le but de pouvoir élargir encore leur aire de domination.

Le Peuple valaisan propose la vision d’un front « fasciste »

uni, voire monolithique, assimilable en même temps au nazisme et à la doctrine mussolinienne d’une part, et à toutes les formes que prend le conservatisme en Europe d’autre part, ce qui n’est pas sans amener des confusions. Dans l’édition du 7 avril 1933, Alexandre Walter, rédacteur au Peuple valaisan, avance par exemple que « la Heimwehr autrichienne est subventionnée pour son action criminelle et diabolique […] par le parti fasciste allemand »97. Que la milice de Starhemberg soit financée par l’étranger, c’est cer- tain ; le bailleur de fonds n’est cependant pas l’Allemagne nazie, mais bien l’Italie mussolinienne. Cette analyse est

« Le plan fasciste est d’unir dans un solide faisceau toute l’Eu- rope centrale, c’est-à-dire l’Italie, l’Autriche, la Hongrie et l’Allemagne. La petite Autriche est la pièce qui manque dans le jeu fasciste. C’est une pièce de première importance puisqu’elle sépare les trois autres Etats. En s’opposant à l’ins- tauration d’un Gouvernement fasciste en Autriche et au rat- tachement de fait de ce pays avec l’Allemagne fasciste, les socialistes autrichiens rendent un service considérable à la paix en Europe. S’ils tiennent, nous pourront peut-être échapper à la guerre que, par ailleurs, le fascisme prépare fébrilement. » (Le Peuple valaisan, 17 mars 1933)

hautement révélatrice de cette Welt anschauung du Peuple

valaisan, qui envisage le camp « fasciste » comme un tout

indissoluble au sein duquel il ne saurait exister la moindre tension. Le fait que les vues de l’Allemagne et de l’Italie quant à l’Autriche soient fondamentalement discordantes en 1933 ne peut entrer en ligne de compte dans une telle construction doctrinale qui vient se placer en écran entre la réalité observée et l’analyse présentée. De même, le fait que la droite autrichienne fascisante soit attachée à l’indépen- dance du pays n’est pas relevé, ce rôle ayant été dévolu à la social-démocratie une fois pour toutes et ne pouvant être distribué entre plusieurs acteurs.

Face au déroulement des événements, cette position est pourtant difficilement tenable, et, dans la même édition du 7 avril 1933, au risque de se contredire d’une page à l’autre, Alexandre Walter nuance son propos : « La seule différence entre les Heimwehren et les nazis est d’ordre international, si l’on peut dire : les nazis revendiquent le rattachement au Reich, et les Heimwehren entendent maintenir l’indépen- dance de l’Autriche, parce qu’elles comptent se développer plus aisément en ce cadre. » Si la Heimwehr est attachée à l’indépendance de l’Autriche, comment l’affirmation, asse- née encore quelques lignes plus haut, selon laquelle elle serait vendue au parti nazi allemand, peut-elle dès lors tou- jours se justifier ? Alexandre Walter retombe sur ses pieds en concluant qu’il y a pourtant bien un front commun entre nazis et Heimwehren, puisque tous sont d’accord pour « réclamer l’extermination du marxisme »98. La simple unité de vues de circonstance entre nazis autrichiens et Heimwehren quant à la social-démocratie autrichienne devient aux yeux du Peuple valaisan le signe patent de leur ancrage idéologique commun et de leur appartenance de

fait au groupe « fasciste » monolithique et transnational qu’il se plaît à créer, sous la forme d’une « chaîne fasciste qui va du sud au nord en passant par l’est » et d’une nou- velle « Triple-Alliance fasciste »99.

Il faut attendre le mois de septembre pour que l’organe socialiste révise clairement sa position, qu’il accepte l’idée que le conservatisme chrétien-social de Dollfuss est à bien des égards opposé au nazisme allemand, et qu’il existe des failles dans le bloc « fasciste » qu’il décrit depuis le début de l’année : « Dollfuss veut instaurer le fascisme en Autriche, mais ne [veut] pas être écrasé par la patte de Hitler. Il veut un fascisme dont le pilier serait son parti, le Parti chrétien- social et les corporations. »100Récusant une vision par trop marquée par l’idéologie, on convient pour la première fois que Dollfuss, s’appuyant sur le Front patriotique, travaille au maintien d’une Autriche indépendante et souveraine. Mais la politique de répression menée par le chancelier à l’égard de la social-démocratie, seule garante véritable de l’indépendance du pays aux yeux du Peuple valaisan, lui aliène naturellement les sympathies de l’hebdomadaire socialiste.

Ainsi, la position a été révisée dans un sens moins doctrinal et la pluralité des fascismes européens admise, de même que leur rivalité potentielle. Sans aller jusqu’à percevoir l’altérité radicale du modèle national-socialiste allemand, que personne ne ressent encore clairement en Valais, Le

Peuple valaisan rompt toutefois déjà avec les positions

manichéennes du début de l’année. Cependant, le point central de la position à l’égard du gouvernement Dollfuss demeure inchangé et la méfiance affichée se transformera en condamnation radicale lors des événements de février 1934.

98Le Peuple valaisan, 7 avril 1933. 99Idem, 14 avril 1933.

LES ÉVÉNEMENTS DE FÉVRIER 1934