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L’intérêt porté aux usages des Tic conduit à étudier la place et le rôle des usagers dans les approches concernant l’innovation technologique. En France, les travaux de Michel De Certeau fondent l’approche qui considère que les usages se développent selon une logique propre. Le philosophe, croyant à la liberté buissonnière des pratiques, entend rendre la parole aux gens ordinaires pour qui

« le quotidien s’invente avec mille manières de braconner. » (De Certeau, 1980 :

XXXVI). Dans son ouvrage, L’invention du quotidien, le philosophe oppose à la passivité supposée des consommateurs de marchandises culturelles, la créativité des gens ordinaires cachée dans des ruses silencieuses, subtiles et efficaces. Cette créativité permet à chacun de s’inventer des manières propres de cheminer à travers l’immensité de l’offre des produits imposés, d’inventer le quotidien avec mille manières de braconner (De Certeau, 1980). Cette approche concerne les marchandises culturelles, elle peut néanmoins s’étendre aux technologies dans leur ensemble. Ainsi, l’utilisateur n’est pas un être passif et docile mais un inventeur, un producteur silencieux qui développe des manières de faire, des ruses, des braconnages. Ces « pratiques subjectives » (Jouët, 1993a) sont certes différentes des pratiques imposées par le produit ou par un ensemble de codes, mais elles possèdent une forme et un sens propres et sont le fondement d’une « production de soi » (Jouët, 1993a). Cette « logique de l’usage » (Perriault, 1989) doit être étudiée pour elle-même dans des études qualitatives qui s’attachent à sa compréhension. « Le comportement autonome des usagers est de négocier

technologie dans les modes de vie et dans leurs rites. (…) Le détournement implique une modification du modèle d’usage. » (Perriault, 1989 : 155-156).

Ainsi, le comportement des usagers est souvent en décalage avec les modes d’emploi d’un appareil, c’est-à-dire avec la logique technicienne. La logique de l’usage est une logique d’adaptation qui permet des détournements, des créations alternatives, des substitutions. « L’usager se trouve au nœud d’interactions

complexes entre son projet, son désir profond et le modèle d’utilisation auquel il pense. Porteur de tout cela, il exerce une logique. » (Perriault, 1989 : 213).

L’usage se construit donc dans une interaction, une négociation entre la technologie et les utilisateurs, entre les fonctions de la technologie et les projets des utilisateurs. Pour Josiane Jouët (1993a), il s’agit d’une double médiation : une médiation technique car l’outil utilisé structure la pratique qui en est faite, et une médiation sociale car les mobiles, les formes d’usage et le sens accordé à la pratique ont leur source dans le corps social. L’utilisateur est actif car il développe une activité ordinaire face à des objets stabilisés (Jouët,1993a ; Perriault, 1989). Cette activité prend au moins l’une des quatre formes d’intervention sur l’objet lui-même ou ses usages prescrits : le déplacement, l’adaptation, l’extension ou le détournement. (Akrich,1998 : 79- 90).

- Le déplacement est la modification du scénario d’usage possible sans pour autant modifier l’artefact technique. Il en est ainsi de l’usage du sèche-cheveux qui peut aussi sécher une plaie, soulager un torticolis, accélérer le séchage d’un vernis, attiser des braises. L’objet devient polyvalent sans remise en question de ses fonctionnalités particulières : souffler de l’air et le chauffer.

- L’adaptation est l’ajustement du dispositif aux besoins de l’utilisateur ou de l’environnement sans remettre en question ses fonctions premières. Les transformations visent à répondre à des besoins particuliers et peuvent concerner l’ergonomie ou l’adaptation à l’environnement réel. Prenons l’exemple de l’envoi depuis la France vers l’Afrique noire de kits d’éclairage solaire constitués d’un panneau solaire, d’une batterie et de deux lampes. Ces kits, conçus au départ pour équiper les habitations et les dispensaires, ne conviennent pas aux usagers qui souhaitent

éclairer la mosquée. Dans ce cas, l’adaptation consiste à allonger les câbles prévus initialement pour relier le panneau solaire à la batterie et cette dernière aux deux lampes (Akrich,1987a, 1987b). - L’extension permet d’ajouter un ou plusieurs éléments qui

enrichissent les fonctions initiales de l’artefact tout en conservant à peu près sa forme et ses usages de départ. Constatant les habitudes des utilisateurs, certains constructeurs proposent des extensions : c’est ainsi que les poussettes pour bébés sont équipées de filets qui s’accrochent aux poignées, car les constructeurs constatent que les parents y suspendent des sacs plastiques quand ils font leurs achats. - Le détournement correspond à la négation du scénario d’usage initial et à l’invention d’un nouveau scénario, sans retour possible au précédent. La récupération des objets usagés est un exemple de ce détournement qui dépend beaucoup de l’ingéniosité et du sens pratique des personnes. Ce détournement prend appui sur les propriétés de l’objet de départ. Ainsi, la réutilisation des pneus usagers en Afrique noire aboutit à la confection de récupérateurs d’eau qui intègrent la propriété d’étanchéité du produit initial.

La plupart du temps, les usagers disposent d’un objet technique « pré-existant » auquel ils doivent se confronter (Akrich, 1993). L’innovateur mobilise des représentations des utilisateurs au moment même où il pense les actions du dispositif technique qu’il élabore. Ces représentations guident l’élaboration de scénario autour d’un projet d’innovation. Elles permettent la constitution d’un programme d’action, la distribution de la réalisation de ce programme en diverses entités et la mise en contexte de l’action dans un espace précis. Il s’agit de passer d’un scénario porté et énoncé par les concepteurs, soit un nombre restreint d’acteurs, à un scénario approprié par un vaste ensemble d’entités. L’action, « sa

préparation, son accomplissement, sa signification ne résultent pas d’une simple projection de l’intention du sujet agissant, mais sont répartis entre l’objet, l’acteur et l’environnement et se constituent au point de rencontre entre ces différents éléments. » (Akrich, 1993 : 47). L’action, ses repères, son déroulement

l’acteur et l’environnement. L’action acquiert sa signification quand elle est considérée sous différents angles : l’action en tant que manipulation du dispositif technique, l’action en tant que concrétisation de l’intention d’un sujet, l’action en tant que création ou actualisation d’un lien social. Par ce fait, l’acteur-usager devient un acteur multidimensionnel dont on peut considérer la posture, le concept d’actant et celui d’auteur pour analyser des situations d’usage imaginées par les concepteurs, construites pour une expérimentation ou vécues par les utilisateurs réels.

- La posture de l’acteur est associée aux dispositifs techniques et sociaux : par exemple, dans le cadre des Tic, l’acteur est pris dans une posture « d’abonné » du réseau Internet.

- L’actant, quant à lui, assujettit le réseau à sa volonté. Il enchaîne une série de micro-actions coordonnées entre elles qui permettent l’expression de sa volonté et le passage à l’action. Ainsi, l’acteur passe d’une posture d’abonné au réseau à une posture d’actant lorsqu’il saisit une adresse Url et désigne par là même sa volonté de consulter les informations qui y sont postées. La différence entre posture et actant renvoie donc aux compétences développées pour générer une action, à la coopération entre le dispositif technique et l’utilisateur.

- L’auteur est la personne à laquelle l’action est imputée.

« La division du travail entre ceux qui conçoivent et ceux qui utilisent n’est donc pas si nette que cela : nous constatons que les aller et retour entre concepteurs professionnels et utilisateurs sont plus nombreux qu’on ne pourrait le croire à première vue.» (Akrich, 1998 : 89). Cependant, les relations ne sont pas directes

et visibles, elles dépendent de médiations multiples qui permettent aux concepteurs de tester les dispositifs techniques et les scénarios d’usage et de prendre en compte les idées des usagers.