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« Innover représente ainsi toujours une prise de risque, une forme de déviance au

quotidien. De même, ce ne sont pas les élites qui peuvent décréter l’innovation puisque celle-ci représente toujours l’usage inattendu, la perversion ou l’appropriation d’une décision ou d’une nouveauté. Mais les élites savent aussi tirer parti des innovateurs du quotidien, en transformant en lois leurs pratiques innovantes, en les institutionnalisant. » (Alter, 2000 : préface).

Les travaux de Joseph Aloïs Schumpeter (1942/1972) permettent de distinguer l’invention de l’innovation. Pour l’auteur, l’invention relève de la logique de la découverte, elle correspond à la création de nouveauté indépendamment d’un contexte économique ou social. L’innovation, quant à elle, relève de la logique de marché ou d’usage social. Il s’agit de la mise sur le marché de l’invention ou de son intégration dans un milieu social ; soit le corps social s’empare de l’invention, soit il la rejette. Ces deux concepts sont dissociés au moins sur quatre plans :

- Ils ne possèdent pas la même temporalité. L’invention est figée dans le temps par la mémoire de sa date anniversaire alors que l’innovation correspond à l’histoire d’un état de tension permanente entre les possibilités d’intégration de l’invention dans le corps social et les choix collectifs qui sont effectivement opérés. - L’invention traduit un progrès positif et est considérée comme

quelque chose de « bien ». L’innovation, quant à elle, représente la façon dont les hommes donnent un sens à cette invention, font des choix parmi les potentialités offertes par l’invention, s’emparent de certaines et rejettent définitivement les autres.

- Les qualités intrinsèques d’une invention ne déterminent en rien l’importance de sa diffusion alors que l’innovation représente la possibilité d’affecter un usage social à une invention, et ce indépendamment de la nouveauté qu’elle représente.

- L’invention se rapporte aux concepts d’efficacité, de rendement, de productivité et de richesse qui la fondent. L’innovation n’est pas

aussi rationnelle, c’est la rencontre opportune d’un usage social et d’une invention.

L’innovation, par son opposition à la routine et à l’ordre établi, est généralement jugée de manière positive en raison de l’idée de progrès, de créativité et d’entrain qu’elle véhicule. Elle crée du nouveau, valorise de nouveaux acteurs et permet l’attribution d’un autre sens au monde. Mais elle peut aussi être perçue négativement quand elle détruit l’ancien. C’est-à-dire quand elle détruit les structures et les règles sociales qui donnent sens aux pratiques et assurent la socialisation, quand elle porte atteinte à l’environnement ou quand elle provoque des dégâts n’ayant fait l’objet d’aucune anticipation. Contenant à la fois une force de création et une force de destruction, l’innovation correspond à un processus de « destruction créatrice » (Schumpeter,1942). La destruction concerne la remise en cause des routines et des régulations sociales antérieures. La création fait naître de nouvelles combinaisons entre les diverses ressources économiques et organisationnelles d’une entreprise ou d’un marché et favorise l’émergence de nouveaux acteurs.

Cependant, l’innovation ne se décrète pas (Alter, 2000). Le passage de l’invention à l’innovation n’est pas linéaire et immédiat. Pour se transformer en innovation, une invention suppose que les acteurs qui la portent réussissent à mettre à profit les leçons de l’expérience liées à sa mise en œuvre. Ces leçons se traduisent en séquences d’un processus créateur : incitation, appropriation, institutionnalisation. L’incitation à l’innovation mobilise progressivement les acteurs en donnant du sens à l’invention initiale.

L’appropriation de l’innovation par quelques acteurs au cours de leurs activités quotidiennes exige que les directions renoncent au caractère formel de l’invention afin de laisser aux acteurs des marges d’interprétation, des zones d’ombre qui sont les niches de l’innovation. Ces passeurs de l’innovation se saisissent du flou de la réorganisation, tirent parti des incertitudes, acquièrent une nouvelle identité, adoptent une démarche stratégique. Leur travail est le fruit d’une action quotidienne de contournement des circuits établis dans l’organisation, de constitution de réseaux d’alliés et de contacts informels. La logique de l’innovation, qui se loge dans les espaces mal définis, méconnus ou

tumultueux de l’entreprise, entre alors en conflit avec la logique de l’organisation dont le but est de réduire l’incertitude du fonctionnement des entreprises, de programmer, de planifier et de standardiser. Cette rencontre entre les deux logiques donne sens à l’invention initiale qui n’est, au départ, qu’une idée. Ce sens n’est pas donné ou décidé, il représente une action collective et le résultat d’un processus d’acteurs. Mais, petit à petit, les directions intègrent les pratiques innovatrices, transforment une partie d’entre elles en règles d’organisation et les imposent à ceux qui ne les ont pas encore adoptées. Ce retour à la forme est l’institutionnalisation qui tend à réduire les incertitudes.

A contrario, l’invention qui ne fait l’objet d’aucune appropriation par les acteurs,

d’aucun processus critique, ne se transforme pas en innovation et est destinée à disparaître. Elle peut être introduite et maintenue par la contrainte dans les pratiques sociales ; il s’agit alors de l’émergence d’un nouveau dogme, d’une vérité incontestable imposée de manière autoritaire par les directions des entreprises, d’une « invention dogmatique » (Alter, 2000). Dans ce cas, l’incitation s’accompagne d’un discours institutionnel qui valorise les mesures et leur caractère efficace. Cette politique de communication met l’accent sur le respect du changement et sur le bien-fondé de l’action, sans pour autant remettre en question le contenu et l’instrumentation de la décision initiale. Cette situation ne permet ni déviance, ni appropriation et est rigoureusement surveillée par les procédures de contrôle. De ce fait, il revient à l’acteur dirigeant d’assumer les transformations de l’ordre antérieur et de gérer le conflit et les résistances qui en résultent. Les activités quotidiennes banales qui permettent à l’invention dogmatique d’intégrer les pratiques sociales sont des activités prescrites qui ne produisent pas de sens. Certains acteurs se conforment à la loi dictée par les directions, s’y adaptent et assurent la promotion du changement, sans véritable souci de sens. Ils deviennent les acteurs du conformisme, les alliés d’une politique élaborée au sommet, mais qui ne dispose ni de sens ni de trajectoire. Ceux qui n’acceptent pas de mettre en oeuvre la politique de l’entreprise sont mis à l’écart car ils ne disposent pas d’une position d’influence permettant de faire évoluer les représentations de la sphère dirigeante. Ils ne font pas partie de l’élite dirigeante et doivent se plier à la décision négociée entre les directions et les syndicats. L’invention dogmatique ne permet pas l’émergence d’action critique minoritaire,

elle reste ferme sur ses croyances, ses normes et ses représentations et n’apprend pas car elle exclut du système social ceux qui n’intègrent pas la nouvelle conception de l’ordre.

Dans les organisations, l’innovation est toujours un apprentissage collectif qui relève plus d’un processus et de mouvement que de système et de changement. Le changement est la comparaison entre deux états voire deux situations : l’avant et l’après, mesurés à l’aide d’indicateurs rationnels qui permettent de décrire le passage d’un état initial A vers un état final B. Cette mesure correspond à la comparaison de deux états stables et exclut toute analyse de la manière de passer d’un état à l’autre. Car la stabilité est la référence de base pour analyser le changement. Or, l’organisation est en permanence en mouvement entre un état initial de type A et un état attendu de type B, sans pour autant l’atteindre. Cette permanence du changement dans l’organisation est la conséquence des transformations qui touchent le monde du travail depuis quelques années. Sans passage d’un état stable à un autre, il n’y a pas de changement mais une

« trajectoire incertaine, dans laquelle cohabitent la force des croyances et la recherche de sens, incitant simultanément à la mobilisation et au désengagement. » (Alter, 2000 : 4). Il y a un mouvement permanent et ordinaire,

toujours en cours et jamais abouti qui intègre à la fois des processus créateurs et des inventions dogmatiques. Ce mouvement est constant et interagit avec d’autres composantes de l’organisation dans une logique systémique, ce qui caractérise une instabilité entre deux états, le A et le B, sans pour autant atteindre et même pouvoir décrire l’état B. « Tout bouge constamment : les acteurs, les situations,

les dispositifs et les politiques de gestion, les apprentissages réalisés, les leçons qui en sont tirées et la notion même de rationalité. » (Alter, 2000 : 127).

Analyser l’innovation dans l’organisation revient à s’intéresser à ce mouvement qui n’est ni linéaire, ni circonscrit dans le temps. « Il s’agit d’un flux de

changements, celui des hommes et de leurs actions, dans lequel on peut repérer le point de départ, mais ni le point d’aboutissement, ni les contours, ni la durée nécessaire pour atteindre le point d’arrivée. » (Alter, 2000 : 129). Ce mouvement,

changement » car nous pouvons décrire le mouvement issu de A sans pour autant pouvoir définir l’état B.

Dans le cadre de notre recherche, l’intégration des Tic dans le système éducatif oscille entre processus créateurs et inventions dogmatiques. L’acteur est pris entre deux logiques : la logique de l’appropriation des Tic dans le cadre de ses pratiques pédagogiques quotidiennes et pour laquelle il est libre d’exprimer sa créativité, la logique du dogme qui impose l’utilisation des Tic selon des conventions d’usage approuvées et reconnues par la validation d’un brevet (B2i) ou d’une certification (C2i). Les discours officiels de l’organisation élargie Éducation nationale traduisent les enjeux de l’utilisation des Tic. Ils insistent sur la nécessité de développer les compétences numériques dans le cadre du socle commun de compétences et de valider le B2i niveau 2 en fin de scolarité secondaire. Cette incitation place les acteurs dans une zone d’incertitude. La plupart des enseignants ne sont pas formés à la pratique des Tic et « bricolent » autour d’usages personnels. D’autres ne bénéficient pas des infrastructures numériques dans leur établissement, ou bien celles-ci sont dans un tel état d’obsolescence qu’elles ne permettent pas de développer les usages prescrits, notamment l’apprentissage collaboratif à distance. Dans cette situation d’apprentissage collectif sans accompagnement, chaque acteur fonde un espoir sur l’autoformation, la constitution de réseaux informels d’échange et d’entraide pédagogique. Il s’agit là de l’amorce du processus d’appropriation par lequel certains acteurs vont s’emparer de l’innovation, interpréter les contraintes et s’engager dans des zones d’ombre laissées par l’introduction des Tic à l’école. Nous nous intéressons à ce passage de l’incitation à l’appropriation, c’est-à-dire à l’émergence du changement lors d’une intégration d’innovation technique. De ce fait, nous nous devons de questionner le processus même de l’intégration de la technique.