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Ces quatre schèmes nous sont insuffisants pour comprendre le paradoxe auquel nous faisons face. En effet, aucun de ces modèles ne prend en compte l’intentionnalité des acteurs-usagers.

Le schéma linéaire science-technologie-société du processus de développement autonome de la technique valorise l’action des scientifiques et véhicule l’idée d’une activité scientifique autonome et indépendante qui n’a pas l’obligation d’opérer des arbitrages sociaux ou politiques. Seul le progrès des connaissances scientifiques joue le rôle moteur dans la conception des techniques. Cette approche ne questionne pas l’innovation ou le dispositif technique dont l’adoption est considérée comme allant de soi.

Dans la même logique, l’approche linéaire du déterminisme technique des usages ne remet pas en cause le travail de l’inventeur et considère que le processus d’innovation s’opère sans obstacle particulier, du fait de la pertinence de l’intuition initiale de l’inventeur.

L’approche des pratiques d’usage autonomes accorde un rôle passif à l’usager face à l’offre technologique et privilégie l’étude des courbes de diffusion. Dans tous les cas, l’objet technique est une « boîte noire » qui ne peut être modifiée et que l’acteur social doit adopter telle quelle. Il l’accepte ou la refuse en bloc si elle ne correspond pas à ses valeurs culturelles. Toutefois, dans la troisième édition de ses travaux, Everett Rogers admet que les technologies subissent quelquefois des transformations et qu’elles font l’objet d’une réinvention au cours de leur diffusion. Cette évolution conduit à une définition plus active de l’usager. Dominique Boullier (1989) adresse deux points de critique au modèle diffusionniste de l’innovation. Le premier point concerne un certain positivisme de l’innovation qui véhicule une visée instrumentale de la société. L’innovation ne se transforme pas, seul le milieu d’accueil doit le faire. Ce point laisse envisager une stratégie consistant à bien connaître un milieu pour y intégrer les innovations voulues. Le second point concerne le principe par lequel l’innovation est toujours

bonne. Les problèmes n’émanent que des acteurs, de leur résistance, mais pas de la technique qui représente ce que les techniciens et les ingénieurs pouvaient proposer de mieux.

En théorie, l’approche socioconstructiviste et l’approche des réseaux technico- économiques considèrent les usagers comme des participants à part entière du processus de construction des systèmes techniques. Dans la pratique, Madeleine Akrich (1993) montre que les usagers n’apparaissent qu’à la mise en œuvre d’une technologie existante, et ce dans un contexte social particulier. Ces deux approches permettent d’envisager la technique comme un construit social mais ne permettent pas de comprendre la place de l’usager dans la construction de la technique. Les usagers sont absents dans la phase de conception des technologies, ce qui illustre bien une des limites du modèle socioconstructiviste. Dans l’approche socioconstructiviste, le processus d’innovation commence avec la confrontation de projets différents et se termine quand un de ces projets s’impose à tous les autres. Il s’agit bien d’ouvrir la « boîte noire » et de découvrir, selon Louis Quéré (1989 : 103), « le lien social dans la machine » ; cependant cette approche réduit les conflits techniques à des conflits sociaux et les choix technologiques à des choix sociaux. De même, le public est absent des travaux de Michel Callon et Bruno Latour, qui, bien qu’ils rejettent le modèle de la diffusion, n’entreprennent aucun travail sur les usages de la science et de la technique. « La

sociologie des techniques s’est rendue passible d’une critique qui lui est souvent opposée, à savoir que ses modèles d’acteurs et d’action sont pauvres. En effet, l’utilisateur des dispositifs techniques n’est perçu qu’au travers de sa confrontation avec les objets : soit il correspond aux hypothèses faites lors de sa conception, soit il s’en démarque, mais il n’a jamais la possibilité d’échapper à cette alternative, ce qui signifie qu’il n’est en fait que faiblement acteur. »

(Akrich, 1993 : 37). L’apport du modèle de la « traduction » est l’ouverture de la « boîte noire » des techno-sciences pour étaler les différents éléments humains et non humains qui la composent et comprendre ce qui les rapproche dans un réseau commun. L’objet technique ou la théorie scientifique devient alors une boîte noire quand la période des controverses laisse la place à celle des stabilités, dans laquelle l’acteur stratégique impose ses choix. Cependant, ce modèle élimine la question de l’intentionnalité des acteurs au profit des capacités tactiques, de coups

portés lors d’un jeu. Louis Quéré reproche à Bruno Latour cette métaphore guerrière selon laquelle les « chercheurs scientifiques et les ingénieurs sont de

grands stratèges engagés dans une guerre, construisant des alliances et défaisant celles des ennemis, piégeant dans leurs réseaux toutes sortes d’acteurs dont le concours leur est indispensable. » (Quéré, 1989 : 111). La question de

l’intentionnalité est cependant cruciale car elle révèle le projet des scientifiques et des ingénieurs. Bruno Latour ne considère pas cette question car il garde un point de vue d’objectivation, un point de vue d’observateur qui poursuit une visée d’explication sans chercher à accéder à la dynamique interne du phénomène, c’est-à-dire à sa compréhension. « L’approche demeure pré-wébérienne :

l’explication causale ne semble jamais devoir être médiatisée par la “compréhension de sens”, tant il s’agit uniquement d’appréhender les phénomènes depuis la perspective externe de l’observateur objectivant. » (Quéré,

1989 : 100). D’autre part, le modèle de la « traduction » surestime la liberté de manœuvre de l’acteur stratégique dans l’environnement qu’il doit maîtriser pour parvenir au succès. Ce modèle n’interroge pas comment l’enchaînement des interactions entre partenaires crée un ordre social qui stabilise le réseau des interactions. Il s’agit ici de prendre en compte ce qu’Erwin Goffman (1987) nomme une « régulation normative ».

Dans le cadre de l’intégration des Tic dans le système éducatif, les objectifs des plans Reso 2000 et 2007 sont d’équiper et de connecter tous les établissements scolaires français. Ces plans relèvent d’une approche diffusionniste dont l’indicateur principal est le ratio du nombre d’élèves par ordinateur. Cet indicateur quantitatif dresse le bilan des infrastructures, mais il ne rend pas compte des usages en situation pédagogique. Ainsi, depuis l’expérimentation des « 58 lycées » en 1971, le modèle épidémiologique de l’adoption de la technique par des pionniers capables d’entraîner leurs pairs ne garantit pas l’appropriation des dispositifs techniques par tous les enseignants. L’obsolescence rapide des technologies est à l’origine de nombreux écueils dans les politiques de diffusion : le Plan Informatique pour Tous (Ipt) et le dispositif Logo sont dépassés par l’arrivée de la micro-informatique (Dimet, 2003). Par ailleurs, certains enseignants-pionniers deviennent des leaders au sein de leur établissement, ils

entraînent avec eux une majorité de leurs pairs autour d’usages co-construits du dispositif technique. Mais l’aventure s’arrête quand ces personnes quittent l’établissement (Moeglin, 2006 : 165 ; Pouts-Lajus, 2003).

Ainsi, pour comprendre ce qui se joue dans l’intégration des Tic dans le système éducatif, nous poursuivons notre interrogation théorique par la sociopolitique des usages (Vedel, 1994) et le modèle de la circulation (Flichy, 2003).