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L’analyse des évaluations précédentes témoigne de nombreuses ambivalences (Moeglin, 2005). Celles-ci trouvent leur origine dans les tensions qui s’exercent autour de l’intégration des Tic dans le système éducatif.

Les Tic n’échappent pas à la double distinction de l’endogène et de l’exogène, de l’artisanal et de l’industriel. Une innovation technique endogène et artisanale résulte du savoir-faire et de l’imagination des acteurs de terrain. Une innovation technique exogène est proposée et imposée par l’autorité de pouvoir, elle dispose de moyens financiers, techniques et humains considérables et relève d’un mode

42Rapport sur la contribution des nouvelles technologies à la modernisation du système éducatif, mars 2007. http://www.audits.performance-publique.gouv.fr/bib_res/664.pdf

industriel. Cette distinction rejoint la distinction anglo-saxonne entre « top down » et « bottom up », c’est-à-dire entre des procédures par voie hiérarchique et à sens unique et des procédures participatives. Les premières expérimentations des plans restreints et des plans concertés conduisent les enseignants pionniers à innover lentement sur le mode du « bricolage pédagogique » (Audran, 2000). Certains développent des savoir-faire dans la programmation de logiciels éducatifs adaptés à leur discipline d’enseignement ou dans la construction, avec leurs élèves, du site « vitrine » de leur établissement. Pour passer de l’expérimentation à la généralisation des Tic dans tout le système éducatif, un processus d’industrialisation est mis en place. Il comprend des changements organisationnels au sein de l’Institution Éducation nationale (Cisi43, Dui44, Dt-

Sdtice45) qui indiquent une institutionnalisation de la question des Tic et

impliquent des partenariats avec les industriels qui produisent les matériels, les logiciels et l’accès au réseau, notamment pour la généralisation des Ent46. Ce processus exogène est du type « top down », il n’exclut pas pour autant les pratiques artisanales des enseignants. L’instrumentalisation pédagogique la plus adaptée « est celle que l’on ne doit qu’à soi. (…) Ainsi, même lorsqu’ils s’aident

d’outils et de médias industriels, proposés ou imposés par le haut, les enseignants conservent-ils des pratiques “populaires” et spontanées. » (Moeglin, 2005 : 65-

66). Les Tic ne modifient pas ce constat ; l’enseignant est plus libre de manipuler, moduler et retourner les Tic au profit de micro-objectifs appropriés à son acte pédagogique (Dieuzeide, 1994). Il s’établit une réflexivité entre les innovations artisanales endogènes et les stratégies exogènes, entre les orientations et décisions exogènes et le développement d’usages endogènes. Serge Pouts-Lajus (2005) décrit cependant les Ent français comme des projets territoriaux qui s’appuient sur une volonté politique forte qui les légitime. Ces projets imposés par le haut disposent de moyens financiers importants, mais peuvent contraindre les individus et contrarier des dynamiques locales. Ainsi, pour passer des usages effectifs aux

consulté en mai 2007.

43Cisi : Comité interministériel pour la société de l’information 44Dui : Délégation aux usages de l’Internet

45 Dt-Sdtice : Sous-direction des technologies de l’information et de la communication pour l’éducation

usages prescrits, il est urgent de considérer les besoins de la communauté éducative (parents, enseignants, personnels administratifs, techniques, de santé et de vie scolaire et élèves) et sa capacité d’intégrer les Tic dans ses pratiques quotidiennes. Il est tout aussi urgent de répondre à ses attentes de formation et d’accompagnement. On ne décrète pas l’usage des Tic !

La généralisation des Tic dans le système éducatif introduit une tension supplémentaire entre le service public et le marché, entre l’intervention de l’État et l’intervention du privé. En effet, les contextes européen et international favorisent une approche technophile dont l’enjeu est économique, social et politique : le marché international de la formation et la réforme des Institutions (Musselin, 2005 & Barats, 2006). Les décisions et les orientations politiques relèvent du service public de l’éducation alors que la fourniture des matériels, des logiciels, des réseaux et de la maintenance nourrissent le marché. L’instance publique impulse et contrôle, l’industrie privée répond à la commande publique. Seule une tension productive entre ces deux pôles peut assurer une « coopération- concurrence » équilibrée (Moeglin, 2005), un partenariat transparent entre tous les acteurs. Car le partenariat est une culture qui induit des comportements en synergie positive entre les acteurs (Greffe, 2005). Chacun des acteurs s’engage sur l’axe des résultats. Le capital social du partenariat est la confiance et sa condition de validité réside dans la logique de projet : un projet placé dans une vision prospective et qui intègre la variété des préférences des acteurs ; un projet qui tienne compte des enjeux et des mutations technologiques et qui parte des usages et non des équipements.

En ce qui concerne les Tic, les rapports d’évaluation commandés par le Men47 mettent l’accent sur l’absence de complémentarité entre, d’une part, la sphère privée du domicile, des relations familiales et des amis et, d’autre part, la sphère publique des relations sociales, des contraintes professionnelles et institutionnelles. Les élèves, lorsqu’ils disposent d’un équipement informatique et

47 Rapport 2005 de l’Igaen, rapport 2006 du groupe de travail pour le développement des Tics dans

d’une connexion au domicile, développent des usages communicatifs variés sans aucun rapport avec les usages scolaires, souvent limités à la recherche d’informations. De même, « la présence d’outils et médias éducatifs au domicile

de l’enseignant ne joue pas autant qu’on le pense en faveur de leur importation en classe. » (Chaptal, 2003 : 226). Quand les infrastructures sont en place dans les

établissements, l’enseignant tarde à les utiliser en présence des élèves, alors qu’il s’en sert principalement au domicile en tant qu’outil de « bureautique professorale » pour la préparation des séquences et l’organisation de l’année scolaire. Cette tension entre ces deux univers dessert plus les élèves que les enseignants : ceux qui disposent du matériel doivent apprendre à se débrouiller seuls et ceux qui en sont démunis se voient exclus de l’accès aux mondes actuels tressés par les réseaux de communication (Rasse, 2006 : 193). Thomas Lamarche, Alain Rallet et Jean-Benoît Zimmermann (2006) constatent que sont exclus de l’univers numérique ceux qui sont déjà en position d’infériorité dans d’autres univers.

Les Tic sont des outils, des contenants sans contenu, qui deviennent médias quand ils sont porteurs de contenus. L’ordinateur présent dans la salle de classe est à la fois un outil et un média. Il est l’outil qui instrumente l’acte pédagogique dans un processus de « technologisation » et le média qui permet l’ouverture au monde de l’école par les possibilités de « médiatisation de la communication » qu’il autorise. La « technologisation » représente l’instrumentation technique par les outils (Miège, 1997). La « médiatisation » désigne l’usage de dispositifs techniques pour favoriser et accélérer le rythme des échanges sociaux ou suppléer au traditionnel face à face en temps réel (Miège, 1997). Ainsi, la communication ordinaire se retranscrit dans la « communication médiatisée » selon un processus de continuité. L’ordinateur connecté au réseau appartient à la catégorie des médias

stricto sensu (Moeglin, 2005) qui conjuguent la présence d’un contenu et la

possibilité de sa reproduction élargie dans l’espace public : les portails de ressources éducatives en ligne comme le Kiosque Numérique des Savoirs (kns) et les aspects administratifs, gestionnaires et pédagogiques des environnements numériques de travail (Ent). Il appartient aussi à la catégorie des médias personnels ou self média (Moeglin, 2005) qui associent la présence d’un contenu

et l’absence de sa reproduction élargie : les espaces personnels de publication sur Internet, la messagerie, les blogs, wikis ou journaux de classe dont le contenu est destiné à la seule diffusion en classe, entre l’enseignant et ses élèves. Or, les travaux du laboratoire Grésec (Miège, 2005) concernant la présence des Tic dans le monde éducatif montrent que l’aisance des échanges à distance avec d’autres écoles favorise plus l’acquisition de normes d’actions communicationnelles que celle de connaissances. Les enfants maîtrisent la communication à distance pour une nouvelle vie professionnelle et sociale et mettent ainsi en place un nouveau mode de relations entre eux. Leurs stratégies se développent autour de différentes logiques sociales de la communication : l’individualisation de la communication par le « chat », la communauté en réseau sur les blogs, l’échange de fichiers en « peer to peer » etc.

Les Tic conjuguent une réalité matérielle et une réalité idéelle. La première dépend des infrastructures mises en place dans les établissements scolaires : le nombre d’ordinateurs et de périphériques disponibles, les connexions à Internet, les réseaux. La seconde est une fonction symbolique attachée aux représentations sociales et culturelles véhiculées par les Tic et au lien social qu’elles génèrent (Moeglin, 2005). L’ordinateur multimédia connecté au réseau est à la fois un outil et un média. L’outil véhicule des représentations sociales et culturelles. Le média conjugue ou oppose les représentations sociales qui lui sont liées et celles que ses contenus véhiculent. Ainsi, le tableau numérique évoque la modernité, l’interactivité et l’ouverture au monde quand il est mis au service d’une pédagogie active fondée sur l’échange en visioconférence et la construction des savoirs. Quand le tableau numérique assiste une pédagogie transmissive et rigide, avec diffusion de contenus traditionnels, les exercices à trous ou les textes à lire, la représentation de modernité et d’interactivité liée à l’outil entre en confrontation avec la représentation traditionaliste liée aux contenus. Or, la tension entre le matériel et l’idéel n’est productive que lorsque les représentations liées au contenant convergent avec celles qui sont liées au contenu.

Ainsi, les Tic, considérées comme un média nouveau, véhiculent des représentations sociales et culturelles différentes, entre l’instrument de travail personnel ou professionnel, coûteux et rapidement obsolète, l’outil pédagogique susceptible d’assister des activités scolaires variées et le moyen d’une communication médiatisée à distance. La confrontation de ces représentations est à l’origine de tensions dont les évaluations commandées ou conduites par le Men sont révélatrices. Le processus d’intégration et d’appropriation des Tic dans le système éducatif est complexe. Son succès dépend de la prise en compte et de la régulation de ces multiples tensions qui l’accompagnent. L’instance publique fixe les objectifs d’instrumentation technique de l’éducation par les Tic. Ces investissements en infrastructures correspondent à une commande faite au marché privé des fournisseurs de matériels, de logiciels, de connexion et de maintenance. Or ces deux mondes ne partagent pas les mêmes valeurs : l’un tient pour priorité des valeurs éducatives et des valeurs d’égalité, l’autre est soumis au diktat financier, aux parts de marché et aux valeurs de rentabilité.

Le processus d’instrumentation induit un processus de médiatisation, de mise en média de contenus produits en situation pédagogique. Entre ces deux processus coexistent des usages pédagogiques qui composent des modèles cognitifs distincts allant de la transmission de connaissances à l’apprentissage coopératif et collaboratif instrumenté en réseau (Henri & Lundgren, 2003 ; Jocair 2006). La nouvelle loi d’orientation pour l’école considère que la maîtrise des Tic est une compétence à développer. Elle fixe les objectifs des programmes scolaires à cette fin. Cette injonction du Men est interprétée différemment par les acteurs- enseignants confrontés à la réalité de la salle de classe. Ces derniers adaptent leurs usages en fonction des finalités d’apprentissage qu’ils poursuivent et des contraintes qu’ils rencontrent, entre un « bricolage pédagogique » (Audran, 2000) artisanal et personnel et une utilisation rationnelle de la « communication et de l’apprentissage instrumentés en réseau » (Jocair , 2006).