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Unité ou fragmentation du processus de rédaction des normes pénales?

UNITÉ OU FRAGMENTATION?

II. Unité ou fragmentation du processus de rédaction des normes pénales?

La distinction tripartite que nous avons proposée, d'un point de vue analyti-que, entre trois catégories différentes de normes pénales ne signifie pas que celles-ci soient susceptibles, d'un point de vue juridique, d'être isolées les unes des autres. Bien au contraire, et à la différence de KELSEN qui a défendu l'idée que certaines de ces normes, à savoir celles qui «instituent un acte de contrainte», peuvent être considérées comme des normes juridiques indépen-dantes31, on doit admettre que toutes ces normes constituent des «normes juridiques non indépendantes»32 qui ne peuvent être isolées33, dans la mesure où elles «s'enchaînent et se font suite» 34.

Par ailleurs, cette distinction ne signifie évidemment pas que les normes pénales soient toujours rédigées selon un canevas correspondant qui abouti-rait à différencier de manière explicite ces trois catégories de normes. Tradi-tionnellement, au contraire, la rédaction des textes pénaux nous confronte à

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Cf., en ce sens, MARC VERDUSSEN, Contours et enjeux du droit constitutionnel pénal, Bmxelles 1995, p. 106: «il ne nous paraît pas opportun de séparer l'obligation de l'in-crimination, l'une et l'autre constituant les deux faces d'une même réalité». A la diffé-rence des auteurs précédents, cependant, cet auteur en conclut à la nécessité de ne retenir que l'incrimination et la sanction, à l'exclusion de l'obligation, c'est-à-dire de la norme de conduite.

31 KELSEN (note 7), p. 74.

32 Ibidem.

33 FRANÇOIS RIGAUX, Introduction à la science du droit, Bruxelles 1974, p. 15.

34 DABIN (note 11), p. 74.

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une réalité très différente. Il n'en reste pas moins certain, cependant, que, pour des raisons de fond tenant essentiellement à une érosion progressive du principe de légalité et à un éclatement corrélatif des sources formelles du droit pénaJ35 , le processus de rédaction des normes pénales se fragmente de plus en plus souvent et aboutit à la consécration de plus en plus fréquente de normes explicites relevant de ces différentes catégories.

Pour commencer par la formulation traditionnelle des normes pénales, il suffit d'examiner attentivement la façon dont sont rédigées la plupart des dispositions d'un code pénal, mode d'expression unitaire et légaliste par ex-cellence de la norme pénale, pour se convaincre que la distinction tripartite évoquée ne se trouve nullement respectée.

Comme on le sait, il apparaît en effet que ces dispositions se composent généralement de deux parties, dont l'une formule l'incrimination, à titre de

«condition d'application» ou d' «hypothèse» (Tatbestand), et l'autre, la sanc-tion pénale, à titre de «conséquence juridique», de «solusanc-tion», de «dispositif»

ou d' «effet juridique» (Rechtsfolge )36 . Certains diront, d'ailleurs, que seule cette formulation nous met en présence d'une «règle complète»37, ce qui est discutable.

Ainsi l'article 398 du Code pénal belge dispose-t-il: «Quiconque aura volontairement fait des blessures ou porté des coups (incrimination) sera puni d'un emprisonnement de huit jours à six mois et d'une amende de vingt-six francs à cent francs, ou d'une de ces peines seulement (sanction pénale)».

Or, ce mode de rédaction de la norme pénale se caractérise évidemment par une forme d'unité essentielle : «1' incrimination et la peine sont indiquées dans le même texte légal, en une même phrase»38. Tel est ce qu'on appelle

35 A ce sujet, cf. notamment FRANÇOISE TULKENS/MICHEL VAN DE KERCHOVE, Introduc-tion au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, sème éd., Bruxelles 1999, p. 187 ss.

36 A propos de cette <<structure logique» qui n'est évidemment pas propre aux normes pénales, cf. notamment CLAUDE DU PASQUIER, Introduction à la théorie générale et à la philosophie du droit, Neuchâtel 1967, p. 89; DABIN (note 11), p. 73; PIERRE PESCATORE, Introduction à la science du droit, Paris 1960, p. 192; RIGAUX (note 33), p. 13.

37 PESCATORE (note 36), p. 196; HANS KELSEN, Théorie pure du droit, adaptée par H. THÉVENAZ, 2ème éd., Neuchâtel 1988, p. 76.

38 MERLENITU (note 13), p. 249.

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traditionnellement «le procédé de l'incrimination directe»39 qui, par un «rac-courci de style»40, intègre dans un même texte le contenu d'une nmme d'in-crimination qui, isolée, aurait pu être formulée «le fait d'infliger volontaire-ment des blessures ou de porter des coups constitue une infraction pénale qualifiée de coups et blessures volontaires» et le contenu d'une norme sanctionnatrice qu'on aurait pu formuler «l'infraction pénale qualifiée de coups et blessures est punissable d'un emprisonnement[ ... ]», en même temps qu'il consacre implicitement la norme de conduite selon laquelle «quiconque est tenu de s'abstenir d'infliger volontairement des blessures et de pmter des coups».

A la différence de ce procédé traditionnel de rédaction des textes pénaux, il est cependant possible d'observer que certaines dispositions du Code pénal lui-même opèrent une fragmentation du processus.

Ainsi l'art. 322 du Code pénal dispose-t-il: «Toute association formée dans le but d'attenter aux personnes ou aux propriétés est un crime ou un délit, qui existe par le seul fait de l'organisation de la bande», formulant une simple norme d'incrimination. Cependant, l'art. 323 du même Code complète immédiatement celle-ci en disposant: «Si 1' association a eu pour but la perpé-tration de crimes emportant la réclusion de dix à quinze ans ou une peine plus forte, les provocateurs de cette association, les chefs de cette bande et ceux qui y auront exercé un commandement quelconque, seront punis de la réclu-sion de cinq ans à dix ans», formulant ainsi la norme sanctionnatrice. Cet exemple illustre un simple procédé de «dissociation»41 où «l'incrimination est isolée de la sanction»42, mais où la proximité des dispositions visées rend superflu tout renvoi explicite entre elles43.

Comme nous l'avons déjà suggéré, cependant, ce processus de fragmen-tation s'est développé dans des proportions incomparables, non seulement lorsque la norme pénale a été appelée à jouer un rôle purement sanctionnateur 39 PIERRE LASCOUMES ET AL., Le droit pénal administratif. Instrument d'action étatique.

Incrimination. Transaction, Nemours 1986, p. 27.

40 MERLENELU (note 13), p. 249.

4! SYLVIE CrMAMONTI, «Législation par référence et nouveau code pénal>>, in: Revue de la recherche juridique, XXII, (4) 1997, p. 1259.

42 MERLENITU (note 13), p. 249.

43 Cf. NICOLAS MOLFESSIS, <<Le renvoi d'un texte à un autre», in: Revue de la recherche juridique, XXII, (4) 1997, p. 1195, où l'auteur distingue les formes de renvoi implicites

et explicites d'un texte à un autre.

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à l'égard de normes juridiques de conduite extra-pénales, mais encore et sur-tout lorsque d'autres pouvoirs- nationaux ou supranationaux- ont été ame-nés à se partager la compétence d'édicter des normes pénales, dont le législa-teur national avait traditionnellement le monopole.

Dans ces différents cas de figure, en effet, on assiste souvent à une disso-ciation entre la formulation de la norme de conduite ou de la norme incriminante, d'une part, et la formulation de la norme sanctionna triee, d'autre part.

Parfois, il s'agit d'une «incrimination par référence»,au sens où la for-mulation d'une norme sanctionnatrice s'assortit de conditions d'application (l'incrimination) qui se limitent à la violation d'une norme de conduite à la-quelle elle se contente d'opérer un renvoi explicite. Ainsi la loi belge du 24 mars 1987 relative à la santé des animaux prévoit-elle, en son art. 23, qu' «est puni[ ... ] d'une amende de 100 F à 5.000 F [ ... ]celui qui enfreint les disposi-tions des art. 8, 4°, 9, 1° et 4°, 12 et 13».

Dans d'autres cas, il s'agit d'une «pénalisation par référence»44, au sens où la norme établissant une incrimination déterminée renvoie aux peines pré-vues par une norme sanctionna triee applicable à d'autres incriminations. Ainsi, par exemple, la loi du 4 juillet 1989 relative à la limitation et au contrôle des dépenses électorales prévoit-elle, en son art. 14, par. 1er, 1°, que «sera puni des peines prévues à 1' art. 181 du Code électoral [ ... ] quiconque aura fait des dépenses ou pris des engagements en matière de propagande électorale sans en aviser le président du bureau principal concerné». On remarquera égale-ment que ce dernier procédé peut se combiner avec le précédent, comme l'il-lustre l'art. 14, par. 1er, 4° de la loi précitée qui prévoit les mêmes peines à l'égard de «quiconque n'aura pas respecté les dispositions prévues à l'art. 5».

Un autre cas de figure, de plus en plus fréquent, réside dans le renvoi non plus à une norme déjà adoptée, mais à une norme qui sera adoptée ultérieure-ment. Tel est ce qu'on a appelé le procédé du «renvoi infutwum»45 . Ici en-core, plusieurs hypothèses peuvent être distinguées.

44 VERDUSSEN (note 30), p. 119; MERLENITU (note 13), p. 251, qui parlent, quant à eux, de «pénalisation par renvoi».

45 MOLFESSIS (note 43), p. 1195 et 2006.

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L'hypothèse la plus souvent citée est celle de la loi pénale «en blanc»46 ou «par blanc-seing» 47 qui réside dans une norme sanctionnatrice fixant les peines applicables à une incrimination dont la détermination est confiée à une autre autorité, nationale ou supranationale.

Le procédé du renvoi à des règles que doit établir une autre autorité nationale se retrouve actuellement dans la plupart des pays. Ainsi MERLE et V nu citent-ils, pour la France, l'exemple de l'article 26-1SO du Code pénal (ancien) qui prévoyait une amende de 20 à 150 F contre les contrevenants aux décrets et arrêtés légalement faits par 1' autorité administrative48, disposition dorénavant remplacée par 1' mticle R. 610-5 du nouveau Code pénal, qui pré-voit que «la violation des interdictions ou le manquement aux obligations édictées par les décrets et arrêtés de police sont punis de l'amende prévue pour les contraventions de première classe»49. De même PEDRAZZI cite-t-il, pour la Suisse, l'exemple de l'article 292 du Code pénal punissant «celui qui ne se sera pas conformé à une décision à lui signifiée, sous menace de la peine prévue par le présent article, par une autorité ou un fonctionnaire compé-tents»50. Ainsi encore peut-on citer, pour la Belgique, l'article 29 des lois coordonnées par l'arrêté royal du 16 mars 1968 portant sur la coordination des lois relatives à la police de la circulation routière, qui dispose que «les infractions graves aux règlements pris en exécution des présentes lois coor-données, spécialement désignées comme telles par le Roi, sont punies d'un emprisonnement de 8 jours à un mois et d'une amende de 50 F à 500 F, ou d'une de ces peines seulement». Ce dernier exemple est d'ailleurs d'autant plus intéressant qu'il illustre, en réalité, un double renvoi «infuturum»: ren-voi à une règle d'incrimination proprement dite qui est appelée à désigner les infractions qualifiées de graves, ce qui fut ultérieurement l'objet de l'arrêté royal du 7 avril1976 désignant les infractions graves au règlement général sur la police de la circulation routière; renvoi, au-delà de celles-ci, à un en-semble de règles de conduite, en 1' occurrence les «règles de circulation», qui allaient être établies par le titre II de l'arrêté royal du 1er décembre 1975 portant règlement général sur la police de la circulation routière.

46 MERLENITU (note 13), p. 251; LASCOUMES ET AL. (note 39), p. 27.

47 PEDRAZZI (note 20), p. 24.

4S MERLENITU (note 13), p. 252, note 1.

49 Cf. CIMAMONTI (note 41), p. 1255.

50 PEDRAZZI (note 20), p. 24.

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Le renvoi à des règles que doit établir une autorité supranationale, par ailleurs, se trouve bien illustré par l'exemple, cité par RoBERT, de la loi fran-çaise du 22 mai 1985 qui attribue aux règlements de la Communauté euro-péenne une vocation générale à régir la pêche maritime et sanctionne pénale-ment l'inobservation de leurs dispositions51On remarquera, par parenthèses, que d'autres pays comme la Belgique ont résolu le problème de la sanction pénale des règlements européens d'une manière plus indirecte, tout en ayant également recours à la technique de la loi pénale en blanc. Telle est en effet la nature de la loi du 18 février 1969 relative aux mesures d'exécution des traités et actes intemationaux en matière de transport par route, par chemin de fer ou par voie navigable qui dispose, en son article 2, que «les infractions aux arrêtés pris en application de l'article 1er de la présente loi sont punies d'un emprison-nement de huit jours à six mois et d'une amende de cinquante à dix mille francs ou d'une de ces peines seulement». C'est dès lors en application de cette vérita-ble «loi de pouvoirs spéciaux» que le pouvoir exécutif se trouve amené à son tour à se référer aux règles de conduite contenues dans le règlement dont il assure l'exécution et dont la violation est, par l'effet de son intervention, cons-titutive de l'incrimination passible des sanctions pénales prévues par l'article 2 de la loi du 18 février 1969. Ainsi l'arrêté royal du 13 mai 1987 portant exécu-tion du Règlement (CEE) n° 3820/85 du Conseil des Communautés européen-nes du 20 décembre 1985, relatif à l'harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route, dispose-t-il, en son article 3, que «l'article 2 de la loi du 18 février 1969 [ ... ]est applicable en cas d'infraction aux dispositions du Règlement précité».

A ce procédé devenu classique, on pourrait cependant encore ajouter le procédé, en quelque sorte inverse, qui consiste à créer ce qu'on pourrait ap-peler une «incrimination en blanc», dans la mesure où celle-ci renvoie à des sanctions qu'une autre autorité est appelée à établir ultérieurement. Ce pro-cédé trouve des illustrations de plus en plus nombreuses dans certaines dispo-sitions incluses dans des conventions intemationales qui érigent certains com-portements en infractions pénales, tout en chargeant les Etats signataires d'adopter les dispositions sanctionnatrices correspondantes. Ainsi la · Convention de Genève du 12 août 1949 pour 1' amélioration du sort des

bles-51 Cf. JACQUES-HENRI ROBERT, «L'incrimination par renvoi du législateur national à des règlements communautaires futurs», in: Mélanges offerts à GEORGES LEVASSEUR, Paris 1992,p.l76.

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sés et des malades dans les forces armées en campagne prévoit-elle, en son article 49, que «les Hautes Parties contractantes s'engagent à prendre toute mesure législative nécessaire pour fixer les sanctions pénales adéquates à appliquer aux personnes ayant commis, ou donné l'ordre de commettre, l'une ou l'autre des infractions graves à la présente Convention définies à l'article suivant». De même, la Convention de La Haye du 16 décembre 1970 pour la répression de la capture illicite d'aéronefs dis po se-t -elle, dans son article 1er, que «commet une infraction pénale[ ... ] toute personne qui, à bord d'un aéro-nef en vol[ ... ] illicitement et par violence ou menace de violence s'empare de cet aéronef ou en exerce le contrôle ou tente de commettre l'un de ces actes», tandis qu'elle prévoit, en son article 2, que «tout Etat contractant s'engage à réprimer 1' infraction de peines sévères».

Sans prétendre aucunement à l'exhaustivité, ces différents cas de figure illustrent à suffisance la multiplicité des hypothèses dans lesquelles, selon des modalités diverses, on assiste de plus en plus fréquemment à une véritable fragmentation de la rédaction des normes pénales.