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Unité ou diversité des normes pénales?

UNITÉ OU FRAGMENTATION?

I. Unité ou diversité des normes pénales?

La première difficulté à laquelle se trouve confronté celui qui entend étudier les normes pénales réside dans la question de savoir si celles-ci appartiennent à un type unique ou à une pluralité de types différents.

1 CHARLES-ALBERT MORAND, «La sanction», Archives de philosophie du droit (35), 1990, p. 293-312.

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Pour se limiter à l'essentiel, on peut considérer que cette question a fait l'objet d'au moins trois réponses divergentes.

1. La première réponse ramène toutes les normes pénales à un modèle unique:

celui des normes sanctionnatrices. Telle était déjà la position adoptée par RoussEAU et PoRTALIS lorsqu'ils affirmaient que «les lois pénales sont moins une espèce particulière de lois que la sanction de toutes les autres»2. Elle apparaît également chez certains sociologues comme DuRKHEIM, pour qui «le droit pénal[ ... ] n'édicte que des sanctions, mais il ne dit rien des obligations auxquelles elles se rapportent. Il ne commande pas de respecter la vie d' autmi, mais de frapper de mort l'assassin» 3. Elle a encore été consacrée par certains pénalistes, comme Roux4 et GARRAUD5, en France, ou PRrNs6, en Belgique.

La version extrême de cette position consiste à en conclure que seules existent des nmmes prescrivant aux agents publics d'appliquer une sanction à certaines conditions, sans que les particuliers eux-mêmes soient obligés d'adopter aucune conduite particulière, comme le suggère l'affirmation de KELSEN selon laquelle «ce qui 'doit être', ce n'est pas la conduite ordonnée mais bien la sanction» 7.

La version modérée de cette position, en revanche, consiste à admettre, comme l'a également fait KELSEN lui-même, que «le caractère obligatoire de la sanction inclut de soi la prohibition de la conduite qui est la condition spécifique de la sanction, donc la prescription de la conduite contraire», tout

2 JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Du colltrat social, Paris 1963 (coll. 10/18), p. 100; JEAN-ETIENNE-MARIE PORTALIS, «Discours préliminaire prononcé lors de la présentation du projet de la commission du gouvernement», in: P. A. FENET, Recueil complet des tra-vaux préparatoires du code civil, I, Paris 1827, reproduit, Osnabrück 1968, p. 478.

3 EMILE DURKHEIM, De la division du travail social, Paris 1893, réédition 1973, p. 41.

4 JEAN-ANDRÉ Roux, Cours de droit criminel français, tome I, 2ème éd., Paris 1927, p.

13.

5 RENÉ GARRAUD, Traité théorique et pratique du droit pénal français, tome I, 3ème éd., Paris 1913, p. 203: «Il n'appartient pas au droit pénal de régler; il lui appartient de sanctionner>>.

6 ADOLPHE PRINS, Science pénale et droit positif, Bruxelles 1899, p. 80.

7 HANS KELSEN, Théorie pure du droit, traduction de la 2ème éd. par Ch. EISENMANN, Paris 1962, p. 35.

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en considérant cependant que cette norme de conduite implicite n'a pas un caractère pénal8, voire même qu'elle n'aurait aucun caractère juridique9.

Bien que cette version modérée soit elle-même discutable, comme nous le verrons, elle semble logiquement plus convaincante que la précédente, car elle permet seule de distinguer une norme sanctionnatrice, au sens strict du terme, de toute autre norme prévoyant 1' application d'un mal ou d'un acte de contrainte n'ayant pas la nature d'une sanction. En effet, comme l'a reconnu KELSEN lui-même, «les normes qui instituent un acte de contrainte n'ordon-nent pas toutes une certaine conduite, plus précisément la conduite contraire;

seules le font celles qui ordonnent 1' acte de contrainte comme réaction contre une certaine conduite humaine, autrement dit: comme sanction» 10 . De plus, comme l'a fait remarquer DABIN, «Si les agents publics ont à appliquer la règle, c'est justement parce que les sujets, particuliers ou fonctionnaires, ne l'ont pas observée alors qu'ils y étaient obligés»11 et «ce n'est pas parce que le droit pénal [ ... ] dispose, s'adressant au juge répressif, que 1' assassin sera puni de mort, qu'il est licite aux sujets d'assassiner» 12.

2. Une deuxième réponse consiste à admettre la diversité des normes pénales, en ramenant celles-ci à deux types différents: des normes sanctionnatrices, sans doute, mais également des normes de conduite, catégorie dont la position précédente niait l'existence, à tout le moins en droit pénal. Cette division bipartite se trouve apparemment adoptée par de nombreux pénalistes, mais on peut se demander si les termes qu'ils utilisent ne manifestent pas souvent une confusion entre les normes de conduite proprement dites et ce qui, comme nous essayerons de le montrer, devrait constituer une troisième catégorie de normes, qu'on pourrait qualifier de normes incriminantes ou normes d'incri-mination.

8 Cf. notamment GARRAUD (note 5), p. 203: «l'infraction [ ... ] n'est pas la violation de la loi pénale, mais la violation des principes, des «normes», protégés par la loi pénale», p. 214: «l'infraction est un fait ordonné ou prohibé par la loi à l'avance»; PRINS (note 6), p. 80: «l'agent qui commet une infraction ne viole pas la loi pénale; il viole le principe qui a donné naissance à l'article du code».

9 Ainsi certains auteurs, comme MAYER en Allemagne, ont-ils conçu l'infraction pénale comme la transgression de normes de culture extra-juridiques (cité par JEAN DARBELLAY, Théorie générale de l'illicéité en droit civil et en droit pénal, Fribourg 1955, p. 108-110).

10 KELSEN (note 7), p. 78.

11 JEAN DABIN, Théorie générale du droit, nouvelle édition, Paris 1969, p. 88.

12 Ibidem, p. 89.

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Ainsi peut-on citer MERLE et VITu qui, à l'encontre de la position précé-dente, affirment, à propos du droit pénal, qu'il serait «contraire à la réalité de réduire sa fonction à un rôle purement sanctionnateur. Car il est aussi, sous d'autres aspects, normatif, ou «déterminateur», comme l'on disait au XIX ème

siècle. Il crée lui-même des obligations, des règles de fond qu'ignorent les autres lois positives»13. Dans le même sens, TROUSSE a pu dire qu' «il est difficile de prétendre que le droit pénal soit exclusivement sanctionnateur. Il est incontestable que le droit pénal crée ou définit des obligations qui, sans lui, n'auraient pas d'existence ou, tout au moins, de définitionjuridique»14 .

Cette réponse à la question traditionnelle de 1' «autonomie normative» du droit pénal par rapport aux autres normes juridiques, ainsi qu'aux normes morales, paraît devoir être confortée, à la condition d'admettre qu'une telle autonomie n'est que relative et peut revêtir des degrés différents selon les cas de figure qu'on peut schématiquement distinguer de la façon suivante.

Dans certains cas, même s'ils sont sans doute relativement rares, la norme de conduite ne préexiste sous aucune forme à l'adoption de la norme pénale sanctionnatrice et se laisse entièrement déduire de celle-ci.

L'autonomie normative du droit pénal par rapport aux autres branches du droit peut ainsi être illustrée par l'exemple classique de l'obligation de porter secours à une personne en danger, qui n'existe juridiquement en Belgi-que Belgi-que depuis Belgi-que le législateur a, en 1961, pénalement sanctionné l'absten-tion de porter secours à une personne en danger. Même si 1' on peut soutenir qu'une telle norme de conduite était déjà consacrée par la morale, elle ne l'était par aucune autre branche du droit. Même si elle préexistait sur le plan moral, tel n'était pas le cas sur le plan juridique.

Dans d'autres cas, cependant, tels que l'obligation pour un automobi-liste de rouler à droite, il semble possible d'affirmer que la norme de con-duite, sans être pour autant moralement indifférente, ne préexiste ni juridi-quement ni moralement à la norme sanctionnant pénalement le fait de ne pas

13 ROGER MERLE/ANDRÉ VITU, Traité de droit criminel, I, Problèmes généraux de la science criminelle. Droit pénal général, 4ème éd., Paris 1981, p. 207.

14 PAUL-EMILE TROUSSE, Les principes généraux du droit pénal positif belge, Les Novel! es, Droit pénal, tome I, 1, Bruxelles 1956, p. 66.

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rouler à droite. L'autonomie normative du droit pénal se manifeste donc ici tant par rapport aux autres branches du droit que par rapport à la morale 15.

Dans d'autres cas encore, sans doute plus fréquents, on peut affnmer qu'une norme de conduite préexiste à l'intervention du droit pénal, mais non sous une forme aussi précise que celle qui se laisse déduire de la norme sanctionnatrice16.

Par rapport à la morale, cette autonomie partielle de la norme pénale se mani-feste très souvent et se justifie par le fait évident que «lorsque le droit positif s'empare des critères «métajuridiques», il les assimile selon ses propres be-soins»17. Comme l'affirme RoBERT, à la différence de la morale, «le droit dé-coupe des segments comportementaux pour les faire rentrer dans le type crime»18. PIRES a également fait observer, à juste titre, que, même pour l'homicide, le droit n'incrimine que «certaines formes de causer la mort d'autrui»19.

Il en va parfois de même par rapport aux autres branches du droit. Ainsi peut-on constater que l'interdiction de soustraire frauduleusement la chose d'autrui ou l'interdiction de receler la chose volée ne sont consacrées, comme telles, par aucune norme juridique extra-pénale, bien qu'elles se trouvent sans doute englobées dans la norme de droit civil plus générale consacrant le droit pour le propriétaire de jouir et disposer d'une chose de la manière la plus absolue, ainsi que l'obligation implicite pour quiconque de s'abstenir de por-ter atteinte à un tel droit.

La plupart du temps, on peut encore ajouter que la norme pénale ne protège pas les mêmes intérêts que les autres nmmes ou, tout au moins, qu'elle les protège d'une manière différente20

15 En ce sens, cf. également MERLENITU, (note 13), p. 207: «on pourrait citer d'autres lois criminelles, telles les lois sur la sûreté de l'Etat ou sur la dénonciation obligatoire des malfaiteurs, qui sont véritablement créatrices d'obligations originales et dont les racines sont étrangères aux lois positives et aux lois morales>>.

16 Cf. notamment DURKHEIM (note 3), p. 45: «les règles pénales sont [ ... ]. remarquables par leur netteté et leur précision, tandis que les règles morales ont généralement quel-que chose de flottant».

1? DARBELLAY (note 9), p. 118.

18 PHILIPPE ROBERT, «Paradigme ou stratégie: Pires et la conception du crime», in: Dé-viance et société, XIX, 3 (1995), p. 269.

19 ALVARO PIRES, <<La criminologie et ses objets paradoxaux: réflexions épistémologiques sur un nouveau paradigme», in: Déviance et société, XVII, 2 (1993), p. 138.

20 TRoussE (note 14), p. 66: «même quand il assure la sanction d'institutions ou d'obliga-tions en apparence semblables, le droit pénal poursuit un but différent de celui que poursuivent les autres disciplines: il tend à la protection de l'ordre social, tandis que

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Dans certains cas, enfin, qui paraissent de plus en plus fréquents dans la législation contemporaine, la norme pénale sanctionnatrice se contente de

«renvoyer» à une norme de conduite précise qui se trouve contenue dans des dispositions extra-pénales consacrées soit par le même texte juridique, soit par un texte juridique distinct.

Même si les domaines dans lesquels cette technique devient de plus en plus fréquente font souvent apparaître une autonomie importante du droit par rapport à la morale, ne fût-ce que sur le plan de la précision des règles adop-tées, ils tendent en revanche à réduire singulièrement 1' autonomie normative du droit pénal par rapport aux autres branches du droit. Dans ce cas, en effet, cette autonomie se limite à l' «intégration»21 , à la «réception»22 ou à l' «incorporation»23 formelle, dans le droit pénal, de la norme de conduite à laquelle la norme sanctionnatrice se réfère en sanctionnant sa violation d'une peine.

Dès lors, même si 1' on doit admettre que le droit pénal «emprunte» sou-vent de manière plus ou moins substantielle à d'autres ordres normatifs le contenu des normes de conduite dont il sanctionne la violation, il est possible d'affirmer, avec DARBELLAY, qu'en toute hypothèse, «la norme «supposée»

par la loi pénale est en réalité incorporée, d'une manière pmticulière, selon une technique propre, par la loi pénale» et que, à ce titre, «il serait faux de

souvent les autres disciplines juridiques protègent des intérêts particuliers»; CESARE PEDRAZZI, «Le rôle sanctionnateur du droit pénal», in: Le rôle sanctionnateur du droit pénal, Fribourg 1985, p. 17: «la sélection des intérêts dignes de protection pénale obéit à une optique qui ne coïncide pas avec celle des autres branches du droit». On peut texte incriminateur avec chacune des prescriptions auxquelles ce dernier fait référence».

Cf. également MERLE!VITU (note 13), p. 249: «la norme, dont l'origine est antérieure et extérieure à la loi pénale, s'intègre à elle de façon nécessaire».

22 Cf. MERLEIVITU (note 13), p. 286. Cf. également SANT! ROMANO, L'ordre juridique, traduit par L. FRANÇOIS/P. GOTHOT, Paris 1975, p. 130, où l' auteur, sans viser le cas spécifique du droit pénal (qu'on ne peut considérer comme un véritable «ordre juridi-que», mais seulement comme un «sous-système»), évoque, en des termes analogues, le procédé du «renvoi de réception>>, par lequel un ordre juridique «affirme qu'une ma-tière donnée est de son domaine, tout en réglant cette mama-tière, non pas directement, mais par ce qu'on pourrait appeler des règles en blanc, que l'ordre auquel on renvoie servira à remplir matériellement>>.

23 DARBELLAY (note 9), p. 107.

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croire que parce que la loi pénale ne procède pas à la manière des commande-ments divins ou des lois mosaïques[ ... ] elle n'interdit pas elle-même l'acte qu'elle sanctionne de peine»24.

3. Une troisième réponse, enfin, consiste, sans rejeter la distinction qui vient d'être proposée entre normes sanctionnatrices et normes de conduite, à la compléter par une troisième catégorie de normes qu'on peut qualifier d'incriminantes ou d'incrimination.

Cette division tripartite des normes pénales, consacrée par certains auteurs25 , permet en effet, semble-t-il, d'éviter une confusion souvent pré-sente chez ceux qui adhèrent à la distinction précédente.

A titre d'illustration, on citera notamment MERLE et VITu qui distinguent, dans la règle de droit pénal, deux éléments essentiels: «l'incrimination et la sanction»26Or, l'incrimination est caractérisée par eux tantôt comme étant

«la "norme" ou le "précepte"»27, qui contient «un commandement de faire ou de ne pas faire»28, c'est-à-dire la norme de conduite, au sens strict du terme, tantôt comme «la définition, fournie par le législateur, de l'activité ou de l'abstention répréhensible»29, c'est-à-dire la norme qui érige en infraction pénale la conduite contraire à celle qui était commandée par cette norme de conduite.

Si l'on peut évidemment considérer qu'il existe un lien logique entre les deux, au sens où l'incrimination explicite d'un comportement présuppose sans aucun doute la consécration implicite de l'interdiction du comportement

24 Ibidem.

25 Cf. notamment DENISE DETRAGIACHE-TROPER, «Des prescriptions de nature réglemen-taire correctionnellement sanctionnées», in: AlDA, 1978, p. 411 s.; LOUIS FAVOREU,

«La constitutionnalisation du droit pénal et de la procédure pénale. Vers un droit cons-titutionnel pénal», in: Droit pénal contemporain. Mélanges en l'honneur D'ANDRÉ VITV, Paris 1989, p. 180; MICHEL VAN DE KERCHOVE, <<Les frontières des normes pénales», in: Normes, normes juridiques, normes pénales. Pour une sociologie des frontières, sous la direction de ROBERT/SOUBIRAN-PAILLET/vAN DE KERCHOVE, Il, Paris 1997, p. 77 ss.

26 MERLENITU (note 13), p. 249.

27 Ibidem.

2S Ibidem, p. 250.

29 Ibidem, p. 249.

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contraire 30, ce lien est de même nature que celui qui existe entre la norme qui sanctionne une conduite et celle qui prescrit la conduite contraire. La distinc-tion entre la norme de conduite et la norme d'incriminadistinc-tion paraît dès lors tout aussi justifiée que la distinction déjà évoquée entre la norme de conduite et la norme sanctionnatrice. On peut même ajouter qu'elle paraît d'autant plus justifiée que la consécration explicite de normes pénales d'incrimination est beaucoup plus fréquente que celle de normes pénales de conduite et que, d'un point de vue strictement pénal, l'identification de l'incrimination est beaucoup plus essentielle que celle de la conduite correspondante.

II. Unité ou fragmentation du processus de rédaction des