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L'identification et l'analyse des situations en cours

LA DISTINCTION DU DROIT ET DES FAITS EN DROIT TRANSITOIRE

A. Le droit positif

II. L'identification et l'analyse des situations en cours

Il est notoire que les questions les plus épineuses en droit transitoire sont celles que soulève l'application d'une nouvelle loi à des situations juridiques en cours au moment de 1' entrée en vigueur du changement législatif. Ce sont d'abord ces situations que les légistes doivent savoir nettement identifier et à

8 HÉRON (note 2), p. 14.

PIERRE-ANDRÉ CôTÉ

1' égard desquelles ils devront éventuellement prévoir des dispositions transi-toires particulières.

Pour ce qui concerne les situations juridiques qu'il est possible de situer entièrement avant ou entièrement après le changement législatif, le principe de 1' effet exclusivement prospectif de la loi nouvelle (ou principe de la non-rétroactivité de la loi nouvelle) suffit généralement à fournir une réponse claire à la question de leur assujettissement à la loi nouvelle. Sauf indication con-traire, la si tua ti on entièrement accomplie avant 1' entrée en vigueur échappe à la loi nouvelle tandis que celle qui se situe entièrement après l'entrée en vi-gueur y est nmmalement assujettie. Ainsi, reprenant notre exemple, le cas de l'immeuble construit avant la suppression du congé d'impôts et dont le pro-priétaire a déjà joui de la totalité du congé en question est simple: il ne sera pas touché par le changement, sauf indication contraire. Si l'immeuble est construit entièrement après la suppression du congé, le propriétaire ne pomTa prétendre au droit de se prévaloir d'une mesure abrogée au moment où il a entrepris de construire.

Le cas difficile est évidemment celui de l'immeuble en cours de construc-tion ou dont le propriétaire est en train de jouir du congé au moment de sa suppression. Quel sera 1' effet de l'abrogation dans cette hypothèse? Plusieurs solutions peuvent être envisagées, allant de la plus favorable au propriétaire, et qui prévoirait qu'il pounait continuer à jouir entièrement du régime de congé dès lors qu'il aurait présenté une demande de permis de construire avant l'abrogation, jusqu'à celle qui lui serait la moins favorable, et qui em-porterait la suppression immédiate du droit au congé pour l'avenir, que le propriétaire ait entrepris ou terminé la construction ou qu'il soit en train de bénéficier du congé au moment de l'abrogation. Entre les diverses solutions possibles, la sécurité juridique exige que la loi précise celle que 1' on devrait retenir. Il faut donc que le rédacteur puisse bien identifier les situations en cours et qu'il puisse concevoir le plus clairement possible les diverses moda-lités d'application de la loi nouvelle à leur égard. Voilà ce que permet mieux que toute autre méthode, croyons-nous, celle que propose HÉRON.

Dans le système de HÉRON, la notion de situation juridique en cours cor-respond à l'hypothèse où une règle de droit est en cours de réalisation au moment du changement législatif. La règle comportant deux éléments, la pré-supposition et la conséquence juridique, la réalisation d'une règle de droit

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implique, d'une part, que certains faits se soient produits et, d'autre part, qu'il en soit résulté une conséquence juridique: droits ou pouvoirs, obliga-tions ou devoirs. Il y aura ainsi situation en cours dans deux hypothèses absolument distinctes: soit que les faits qui correspondent à la présupposition soient en train de se réaliser au moment du changement normatif, soit que la conséquence juridique soit alors en train de se produire. Pour reprendre notre exemple, il y a situation en cours lorsque, au moment de la suppression du congé, soit la construction de l'immeuble est en cours, soit le propriétaire est en train de jouir du congé.

HÉRON fait ainsi apparaître 1' ambiguïté de la notion traditionnelle d'effet immédiat: cette modalité d'application de la loi nouvelle en recèle deux. Il y a d'une part l'hypothèse où la présupposition de la règle est en train de se réaliser au moment du changement (ce que HÉRON appelle la dispersion des faits), hypothèse qui offre le choix entre ce qu'il appelle l'application géné-rale de la loi nouvelle9 et la survie de la loi ancienne, et d'autre part l'hypo-thèse où c'est la conséquence juridique qui est en cours de réalisation, auquel cas il faut choisir entre 1' effet rétrospectif ou non de la loi nouvelle, selon qu'elles' appliquera ou non aux conséquences futures de faits accomplis avant le changement normatif.

Ainsi, dans l'exemple de la suppression du congé d'impôts, il peut y avoir situation en cours soit en raison du fait que 1' immeuble était en voie de construction au moment de la suppression, soit parce qu'un propriétaire était en train de jouir du congé à ce moment. Ce sont là deux hypothèses radicale-ment différentes. En effet, dans le premier cas, la présupposition de la règle étant en cours de réalisation, 1' application de la loi nouvelle ne saurait encou-rir le reproche de la rétroactivité: l'application de la suppression du congé à 1' égard des faits en cours ne modifierait pas le régime juridique de faits tota-lement accomplis; tout au plus se poserait alors la question de la survie de la loi ancienne. Par contre, si le propriétaire était en train de jouir du congé au moment de sa suppression, le priver du droit au congé, ne serait-ce que pour l'avenir, comporte un élément de rétroactivité: il y aurait alors modification du régime juridique, modification des conséquences juridiques de faits (les

9 HÉRON (note 2), p. 91.

PIERRE-ANDRÉ CôTÉ

faits qu'implique la construction de l'immeuble) entièrement accomplis avant le changement normatif.

Non seulement ces deux hypothèses se distinguent-elles sur le plan for-mel, mais, en droit positif canadien, elles donneraient lieu à une analyse tout à fait différente. En l'absence de disposition transitoire, l'application d'une loi nouvelle à une situation en cours est généralement déterminée par le juge à la lumière du principe général du maintien des droits acquis. La mise en œuvre de ce principe comporte deux étapes. Il faut d'abord se demander si les faits qui se sont produits ont fait naître un droit acquis, puis vérifier si la loi, de manière expresse ou implicite, n'a pas mis à l'écart la présomption du maintien des droits acquis.

Lorsque tous les faits correspondant à la présupposition de la règle se sont réalisés avant le changement normatif et que ces faits sont en train de produire leurs effets, la conclusion qu'on est en présence de droits acquis s'impose d'elle-même et la loi nouvelle ne sera pas applicable à la situation, à moins que l'on ne puisse établir que, dans les circonstances, le législateur n'a pas voulu maintenir les droits en question. Par contre, lorsque le change-ment intervient alors que seulechange-ment une partie de la présupposition de la règle s'est réalisée, alors le débat devra porter d'abord sur l'existence des droits acquis. Si nous reprenons notre exemple, lorsqu'un immeuble est déjà cons-truit au moment de la suppression du congé, il n'y a pas de doute que le droit au congé serait jugé acquis, et seule la volonté du législateur de respecter ce droit serait sujette à débat. Par contre, si la construction était en cours à la date de la suppression du congé, il faudrait d'abord se demander si les faits survenus antérieurement étaient suffisants pour faire naître un droit acquis.

Le simple fait de requérir le permis de construire était-il suffisant? Fallait-il aussi que la construction ait été commencée? Qu'elle ait été terminée?

Cette hypothèse de la modification des conséquences futures de faits ac-complis avant le changement normatif, HÉRON la désigne par l'expression

«effet rétrospectif». Le te1me est nouveau, mais la modalité d'application de la loi dans le temps à laquelle il se réfère était connue de RouBIER, qui la désignait par l'expression «rétroactivité tempérée» 10. L'effet rétrospectif

est-10 ROUBIER (note 5), p. 290-291.

Il HÉRON (note 2), p. 100.

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il, comme le prétend HÉRON, un «Concept irréductible» 11 ou ne s'agit-il, sui-vant RoUBIER, que d'une version atténuée de l'effet rétroactif? Les deux auteurs ont raison, chacun à leur manière. Héron a raison d'insister sur le fait que l'effet rétrospectif diffère de l'effet rétroactif en ce qu'il ne modifie pas les effets déjà produits de faits accomplis avant le changement normatif: seulles effets futurs sont touchés. RoumER a lui aussi raison de rapprocher l'effet rétrospectif de l'effet rétroactif puisque, dans les deux cas, la loi modifie le régime juridique de faits accomplis avant son entrée en vigueur.

Nouveau concept ou nouveau mot? Serions-nous en présence d'une sim-ple querelle de mots? Sans doute que non, car, en droit positif, le fait de qualifier de rétroactive une application de la loi nouvelle entraîne des consé-quences. Notamment, il déclenche l'application du principe de la non-rétroac-tivité de la loi, principe qu'il est difficile d'écarter, certains systèmes de droit exigeant même que cela ne puisse être fait que par voie expresse. Cela expli-que sans doute pourquoi HÉRON, qui n'ignorait certainement pas la notion de rétroactivité tempérée de RoUBIER, a choisi de ne pas utiliser ce terme, à con-notation péjorative, et de faire plutôt appel au néologisme «effet rétrospec-tif», plus neutre et donc plus favorable à cette solution.

Si la perspective proposée par HÉRON permet une analyse plus fine de 1' effet des lois nouvelles sur les situations en cours, elle a en plus le mérite de proposer une voie susceptible de démêler 1' écheveau que représente, en tout cas en droit positif canadien, le problème de l'application d'une loi nouvelle à l'égard des conséquences à venir d'un acte juridique.