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Qu'est-ce que l'évaluation législative?

PRATIQUE. L'EXPÉRIENCE DE LA COMMISSION EXTERNE D'ÉVALUATION

II. Qu'est-ce que l'évaluation législative?

Selon MADER, on entend par évaluation législative «1' ensemble des analyses basées sur 1' emploi de méthodes scientifiques et portant sur la mise en œuvre et les effets des actes législatifs»6. Pourtant, même si elle se sert de méthodes scientifiques, «1' évaluation n'est pas une science au sens classique du terme, elle fait plutôt partie des «arts et métiers»» 7. FREIBURGHAUS rappelle ainsi le double caractère de la rationalité qui sous-tend la démarche évaluative, une rationalité à la fois scientifique et politiqueS. C'est pour avoir négligé cette rationalité combinée que le modèle expérimentaliste, fondé sur le paradigme méthodologique des sciences naturelles et développé surtout aux Etats-Unis, s'est épuisé à respecter une rationalité scientifique abstraite, dans 1' ignorance

6 Luzrus MADER, L'évaluation législative. Pour une analyse empirique des effets de la législation, Lausanne 1985, p. 44.

7 DIETER FREIBURGHAUS, «De l'efficacité des évaluations. Un discours en trois étapes»

in: MORAND (éd.), Evaluation législative et lois expérimentales, Aix-en-Provence 1993, p. 47.

8 PIERRE LASCOUMES/MICHEL SETBON, L'évaluation pluraliste des politiques publiques,

Paris 1996, p. 5.

JEAN-DANIEL DELLEY

du caractère multiforme de la réalité sociale et de la pluralité des représenta-tions du réel parmi les acteurs impliqués9.

La démarche de la CEPP s'apparente plutôt au modèle pluraliste, dit «à la française». Selon ce modèle, l'évaluation ne doit pas seulement obéir aux exigences de rigueur méthodologique mais aussi produire des résultats ac-ceptables et utiles. Dans cette perspective, 1' expert n'est pas seul responsable de la production de la démarche évaluative. Cette production résulte d'une démarche collective, celle de l'instance d'évaluation réunissant «des acteurs représentant des visions et des intérêts différents et défendant des valeurs opposées» 10. L'analyse empirique montre pourtant les limites de cette appro-che qui se veut participative: trop souvent l'acteur administratif, par ailleurs commanditaire de l'évaluation, prend le commandement au sein de l'instance d'évaluation, c'est-à-dire tend à maîtriser le processus et provoque ainsi un effet de désertion de la part des autres membres de 1' instance 11. De plus, dans le modèle français, le régulateur scientifique, garant de la rigueur méthodolo-gique de l'évaluation- Conseil scientifique de l'évaluation ou Commission scientifique selon les cas -, ne semble pas jouer le rôle de contrepoids face aux intérêts particuliers des acteurs de l'instance12.

L'évaluation telle que pratiquée par la CEPP se rapproche très claire-ment du modèle pluraliste, mais il s'agit d'un pluralisme restreint. En effet, on peut considérer la CEPP comme une instance d'évaluation. Mais cette instance n'inclut pas les acteurs directement impliqués par une législation particulière. Par contre, de par sa composition - ses «membres sont choisis parmi des personnalités représentatives de la diversité culturelle et sociale du canton et qui se sont acquis par leur formation ou leur expérience une large autorité dans le domaine de la gestion économique et politique»13 - elle peut prétendre refléter la variété des intérêts et des valeurs de la société genevoise.

Des membres de sensibilités politiques différentes s'y côtoient, riches d' expé-riences de la gestion publique et de l'économie privée. Certains d'entre eux, désignés au titre de leur compétence scientifique, veillent au respect des

stan-9 Idem, p. 9 10 Idem, p. 10.

11 Idem, p. 22.

12 Idem, p. 24-25.

13 Art. 19 de la loi sur la surveillance de la gestion administrative et financière et l'éva-luation des politiques publiques

L'ÉVALUATION LÉGISLATIVE ENTRE RIGUEUR SCIENTIFIQUE ET UTILITÉ PRATIQUE

dards méthodologiques, tout comme le secrétaire permanent de la commis-sion, un agent spécialisé professionnel de l'évaluation. Ainsi, contrairement au modèle français, la régulation scientifique n'est pas extérieure à 1' instance d'évaluation et l'administration ne peut exercer une influence directe sur la démarche d'évaluation. Pas plus d'ailleurs que d'éventuels experts extérieurs à qui ne sont confiés que des mandats partiels très spécifiques tels qu'un sondage d'opinion ou une analyse statistique; il faut encore préciser que ces mandats sont très précisément définis: ainsi dans le cas d'un sondage, le ques-tionnaire est élaboré par la commission elle-même.

Comparé à la démarche expérimentaliste et au pluralisme large tel qu'il prévaut en France, ce regard externe et pluraliste constitue un avantage indé-niable. D'une part, la composition de la CEPP confère aux analyses et aux recommandations de cette dernière une large légitimité : on ne peut écarter d'un revers de main les conclusions unanimement adoptées par des universi-taires, d'anciens magistrats et députés, et des cadres de 1' économie privée, comme on le ferait de celles d'un expert dont on reconnaîtrait la rigueur mé-thodologique mais à qui on reprocherait de mal connaître le contexte socio-politique en cause. D'autre part, 1' absence de 1' administration évite le travers bien connu d'une instrumentalisation de l'évaluation, conçue comme un moyen de légitimer une législation par ceux-là mêmes qui sont chargés de l'appli-quer. Ce pluralisme que nous avons qualifié de restreint présente parfois des limites. Ainsi, 1' évaluation d'une législation ou d'une politique peut conduire à des recommandations mettant en cause des situations acquises et suscitant de ce fait la controverse, à 1' exemple des conclusions de 1' étude portant sur le subventionnement des écoles de musique14. Dans un tel cas de figure, la mise sur pied d'un groupe d'accompagnement incluant les acteurs concernés de-vrait permettre de mieux appréhender les enjeux de 1' évaluation et de cerner plus précisément les conditions d'acceptabilité des recommandations, sans pour autant déléguer à des tiers le mandat légal confié à la CEPP.

14 Politique cantonale d'éducation musicale. Evaluation de l'impact des subventions aux écoles de musique, Genève 1999. Tous les rapports de la CEPP sont disponibles sur le site de la commission http://www.geneve.ch/cepp.

JEAN-DANIEL DELLEY