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UNITÉ OU FRAGMENTATION?

III. Principaux enjeux de la question

Le phénomène de fragmentation du processus de rédaction des normes péna-les ne comporte évidemment pas que des enjeux de nature légistique, encore que ceux-ci ne soient pas négligeables.

Pour nous limiter une fois encore à l'essentiel, il semble que le phéno-mène comporte au moins cinq enjeux fondamentaux: le respect du principe de la légalité des incriminations, le respect de l'exigence de «qualité» de la loi pénale, le problème de l'application de la norme pénale dans le temps, le problème de l'interprétation des normes et le problème du contrôle de leur validité. On ne fera que les évoquer succinctement.

1. Ce n'est évidemment pas le phénomène de fragmentation des différents types de normes pénales qui risque, en lui-même, d'affecter le respect du principe de légalité des incriminations. Tant que les normes pénales, même dissociées dans leur rédaction, émanent toutes du pouvoir législatiflui-même, il va de soi que ce piincipe se trouve entièrement respecté. En revanche, comme nous l'avons vu, il est fréquent que cette dissociation s'accompagne d'un

LA RÉDACTION DES NORMES PÉNALES: UNITÉ OU FRAGMENTATION?

partage de pouvoirs dans la rédaction des normes et, s'il est généralement admis qu' «il appartient au législateur de profiler les contours essentiels des peines» qu'il permet éventuellement à d'autres pouvoirs d' imposer52, il sem-ble que ce principe connaisse une érosion progressive dans l'établissement des incriminations et, a fortiori, des règles de conduite correspondantes. En témoigne notamment la décision du Conseil constitutionnel français du 10 novembre 1982, aux termes de laquelle «aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle n'interdit au législateur d'ériger en infractions le manque-ment à des obligations qui ne résultent pas directement de la loi elle-même», de telle sorte que «la méconnaissance par une personne des obligations résul-tant d'une convention ayant force obligatoire à son égard peut donc faire 1' objet d'une répression pénale» 53. En témoigne également l'arrêt de la Cour de cassation belge du 16 novembre 1994 qui, à propos de la référence faite par un arrêté royal à des règlements CEE, a décidé qu' «aucune disposition légale n'interdit de définir, dans une disposition édictant une peine, les élé-ments constitutifs de l'infraction par référence à un autre texte légal ou régle-mentaire»54.

2. Si, sous l'impulsion notamment de la Cour européenne des droits de l'homme, on assiste progressivement, en matière pénale, au «passage d'une légalité formelle à une véritable exigence de la "qualité de la loi"»55 , au sens d'une exigence d'accessibilité, de précision et de prévisibilité des normes pé-nales, il paraît certain que la multiplication des procédés aboutissant à une fragmentation de la rédaction des normes pénales, en particulier des différen-tes techniques de renvoi utilisées, contrevient à une telle exigence. Comme 1' a fait remarquer CHRISTINE LAZERGES, en effet, «classiquement, un seul et même texte définit le comportement incriminé et prévoit la sanction. La proliféra-tion d'autres techniques est à l'évidence une forme de négation partielle du principe de légalité»56.

52 VERDUSSEN (note 30), p. 110.

53 Citée par VERDUSSEN (note 30), p. 107.

54 Cass., 16 novembre 1994, in: Pasicrisie, 1994, p. 948.

55 MIREILLE DELMAS-MARTY, <<Légalité pénale et prééminence du droit selon la Conven-tion européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales», in: Droit pénal contemporain, Mélanges en l'honneur d'ANDRÉ VITU, Paris 1989, p. 154.

56 CHRISTINE LAZERGES, <<Le principe de la légalité des délits et des peines», in: Droits et libertés fondamentaux, sous la direction de R. CABRILLAC/M.-A. FRISON-ROCHE/

T. REVET, 4ème éd., Paris 1997, p. 415. Cf. également VERDUSSEN (note 30), p. 119:

<<La clarté de la loi pénale s'accommode mal du procédé de législation par référence».

MICHEL VAN DE KERCHOVE

3. Le phénomène de fragmentation évoqué est susceptible d'affecter, à son tour, le problème du champ d'application de la loi pénale dans le temps. Si le principe de non-rétroactivité de la loi pénale connaît, selon certains, une ex-ception dans ce cas, dans la mesure où la nature extra-pénale de la norme de conduite de référence justifierait son application immédiate57, c'est surtout son complément traditionnel, le principe de rétroactivité des lois pénales plus douces, qui a fait, à cet égard, en Belgique comme dans d'autres pays, l'objet de la dérogation la plus importante. En effet, selon une jurisprudence cons-tante qui remonte à 1932, la Cour de cassation belge considère que le prin-cipe de la rétroactivité in mitius, consacré par l'art. 2, al. 2 du Code pénal, n'est «pas applicable lorsque les infractions aux dispositions prises en vertu d'une loi étant punies des peines prévues par cette loi, des arrêtés réglemen-taires successifs, pris en exécution de ladite loi, changent les conditions d'in-crimination sans que la loi elle-même ait été modifiée». Par voie de consé-quence, elle décide qu' «en pareil cas, des faits qui, à la date à laquelle ils ont été commis, étaient punissables en vertu d'un arrêté réglementaire, restent punissables, même si, en vertu d'un arrêté postérieur, ils ne le sont plus à la date du jugement»58 .

Si cette jurisprudence a pu se justifier par l'idée que la rétroactivité ne s'applique qu'à la condition que «l'intention non douteuse du pouvoir législa-tif ait été de renoncer à toute répression pour le passé comme pour l'ave-nir»59, ce qui ne serait pas le cas lorsqu'une même législation a fait l'objet de règlements d'exécution temporaires et successifs, il semble que cette justifi-cation paraisse de plus en plus contestable lorsque les éléments essentiels de l'incrimination se trouvent contenus dans ces règlements eux-mêmes. En outre, comme 1' a suggéré DUMON, lorsqu'il s'agit de règlements communautaires, la Cour de cassation belge ne paraît pas autorisée à décider elle-même qu'ils possèdent un caractère provisoire ou temporaire, mais semble obligée de sou-lever cette question préjudicielle d'interprétation à la Cour de justice des

57 MERLENITU (note 13), p. 323: «les règles du droit pénal transitoire s'appliquent aux lois pénales seules».

58 Cass., 27 mai 1992, in: Revue de droit pénal et de criminologie, septembre-octobre 1992, p. 877.

59 Conclusions de M. l'Avocat général L. CORNIL, avant Cass., 16 octobre 1933, in:

Pasicrisie, 1934, I, p. 33.

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Communautés européennes60. Enfin, on peut légitimement soutenir qu'une telle dérogation n'est pas compatible avec l'art. 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui ne prévoit aucune exception et qui a été adopté par la Belgique sans réserve sur ce point61 .

4. Le phénomène de fragmentation du processus de rédaction des normes pénales n'est pas non plus sans incidence sur le problème de 1' interprétation.

En effet, le renvoi éventuel d'une norme pénale sanctionnatrice à une norme de conduite extra-pénale pose d'abord le problème des directives d'in-terprétation applicables à cette dernière. Dans la mesure où un système juri-dique prétend au moins formellement consacrer certaines directives spécifi-ques en matière d'interprétation des normes pénales- telles que le principe de l'interprétation stricte ou l'interdiction de l'interprétation analogique -62, se pose évidemment la question de savoir si ces directives s'appliquent égale-ment à 1' interprétation de la norme de conduite extra-pénale dont la violation est constitutive de l'incrimination sanctionnée. Etant donné les conséquences pénales qui sont susceptibles d'en découler, la réponse devrait logiquement être affirmative. On remarquera cependant qu'elle ne fait pas l'unanimité63 .

Par ailleurs, se pose également la question de savoir si les termes contenus dans la norme extra-pénale doivent se voir attribuer le sens, parfois spécifi-quement technique, qu'ils possèdent dans ce contexte, lorsqu'ils se voient attacher des conséquences de nature pénale. A cette question, la jurispru-dence n'a pas hésité à répondre par la négative, en admettant au moins une

60 Conclusions de M. le Premier avocat général F. DUMON, avant Cass., 16 juin 1975, in:

Revue de droit pénal et de criminologie, octobre 1975, p. 77.

61 A ce sujet, cf. TULKENS/VAN DE KERCHOVE (note 35), p. 215; BART SPIET, <<Het strafrechtelijk retroactiviteitsbeginsel toegepast op een gunstige wijziging van de uitvoeringsreglementering», in: Liber amicorum Armand Vandeplas, Gand 1994, p. 372 s.; O. V ANDEMEULEBROEKE, <<Propos sur la rétroactivité des incriminations pénales (art. 2, al. 2 du Code pénal)», Liber amicorum JOSÉ VANDERVEEREN, Bruxelles 1997, p.

184-185.

62 A cet égard, cf. notamment MICHEL VAN DE KERCHOVE, <<Les directives d'interpréta-tion en droit pénal belge. La lettre plutôt que l'esprit?», in: Les règles d'interprétad'interpréta-tion.

Principes co1mnunément admis par les juridictions, Fribourg 1989, p. 137 s. A l'excep-tion de l'interdicl'excep-tion de la créal'excep-tion analogique d'infracl'excep-tions ou de peines, il semble que la jurisprudence suisse consacre au contraire le principe selon lequel <<les règles de l'interprétation législative sont les mêmes en droit pénal que dans les autres domaines du droit». A cet égard, cf. notamment PHILIPPE GRAVEN, <<Note sur l'interprétation des lois pénales en Suisse», ibidem, p. 157 s.

63 A cet égard, cf. notamment VAN DE KERCHOVE (note 62), p. 148-150.

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certaine «autonomie conceptuelle» du droit pénal qui autorise à s'écarter, dans certains cas, d'une telle signification64. Enfin, se pose parfois laques-tion de 1' organe compétent pour interpréter les normes pénales qui ont été dissociées. Comme 1' a très justement souligné ROBERT, dans le cas du renvoi du législateur national à des règlements communautaires65, si l'interprétation de la loi nationale relève, pour l'essentiel, de la compétence des juridictions nationales, celle des règlements communautaires, en revanche, relève de la compétence de la Cour de Justice des Communautés, soit de manière faculta-tive si la question est soulevée devant une juridiction de fond, soit de manière obligatoire si elle est soulevée devant la Cour de cassation.

5. Un dernier enjeu lié au phénomène de fragmentation des normes péna-les réside dans l'appréciation de leur validité. S'il va de soi que péna-les critères d'appréciation de leur validité sont appelés à se différencier en fonction de leur nature juridique de plus en plus variable, il convient également de rappe-ler que les juridictions susceptibles de contrôrappe-ler leur validité et, le cas échéant, de les frapper de nullité, sont appelées à se diversifier corrélativement66.

64 Cf. notamment TuLKENs/VAN DE KERCHOVE (note 35), p. 141-142.

65 ROBERT (note 51), p. 178 et 18. Cf. également MERLENITU (note 13), p. 287.

66 Ibidem.