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LA DISTINCTION DU DROIT ET DES FAITS EN DROIT TRANSITOIRE

A. Le droit positif

III. Les actes juridiques en cours d'effets

L'acte juridique se définit comme la «manifestation d'une ou de plusieurs volontés destinée à produire un effet de droit»12.11 prend, dans la vie juridi-que, des formes très diverses, mais qui toutes peuvent s'analyser en distin-guant ce qui appartient à 1' ordre des faits et ce qui relève de 1' ordre du droit.

Ainsi, un accord de volontés (un fait) entraîne l'obligation pour les parties de

12 Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec, Dictionnaire de dmit privé et lexique bilingue, zème éd., Montréal 1991, p. 17.

PIERRE- ANDRÉ CôTÉ

respecter le contrat (une conséquence juridique); le prononcé d'unjugement en matière pénale (un fait) entraîne 1' obligation pour 1' inculpé de purger une peine (une conséquence juridique).

En droit positif canadien, on peut observer que la qualification de l' ap-plication d'une loi nouvelle à l'égard d'un acte juridique en cours d'effets fait très souvent l'objet de désaccords en jurisprudence. L'application d'une loi nouvelle de manière à modifier pour l'avenir les effets d'un contrat est-elle rétroactive? Non, diront les uns, puisque la loi n'agit qu'à 1' égard des effets futurs du contrat. Oui, diront les autres, puisque la loi modifie les effets d'un fait accompli, la formation du contrat13 . L'application de la loi nouvelle de manière à modifier une peine d'emprisonnement prononcée avant son entrée en vigueur est-elle rétroactive? Non, diront les uns, puisque l'on ne modifie pas la partie de la peine qui a été purgée avant l'entrée en vigueur de la loi nouvelle. Oui, diront les autres, puisque cette modification revient sur un fait accompli, le jugement de condamnation 14.

Ce qui rend ardue l'analyse de ces cas, c'est que l'on a affaire dans chacun d'eux à deux ordres de normes que 1' on aura tendance à confondre. Il faut cependant être sur ses gardes, car une norme peut en cacher une autre!

Les normes que l'on aura le plus facilement à l'esprit sont celles qu'énonce l'acte juridique lui-même. Ainsi, en matière contractuelle, une loi nouvelle qui s'applique de façon à modifier pour 1' avenir le contenu obligationnel du contrat porte atteinte à l'application des règles du contrat; de même, en ma-tière pénale, la modification de la peine après le prononcé de la sentence porte atteinte à 1' application d'une norme individuelle, la décision consacrée par le jugement.

Mais d'autres normes sont également à l'œuvre. D'où le contrat tire-t-il sa force obligatoire? D'une norme, forcément. Qu'est -ce qui oblige 1' inculpé à purger la peine imposée par le jugement? Il ne peut s'agir que d'une norme.

Effectivement, l'article 1434 du Code civil du Québec, faisant écho au prin-cipe pacta sunt servanda, énonce que «le contrat valablement formé oblige

13 On verra les notes des juges majoritaires et dissidents dans Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271.

14 On verra les notes de la majotité et de la dissidence dans R. c. Gambie, [1988] 2 R.C.S.

595.

15 R. c. Milne, [1987] 2 R.C.S. 512; R. c. Sm·son, [1996] 2 R.C.S. 223.

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ceux qui l'ont conclu[ ... ]». En droit pénal canadien, la jurisprudence affirme qu'un accusé a l'obligation de purger intégralement la peine imposée lors-qu' il a été régulièrement déclaré coupable et condamné par un jugement passé en chose jugée15.

Ces normes qui rendent obligatoire le respect de l'acte juridique et que Héron qualifie de règles habilitantes par opposition aux normes habilitées inscrites dans 1' acte juridique, ce sont des méta-normes, des normes relatives aux normes que les sujets de droit sont habilités à créer16 . Quel que soit 1' acte qu'elles ont comme objet (contrat, testament, règlement, jugement, etc.), leur structure peut se ramener au modèle suivant: si un acte juridique est formé en respectant les conditions de forme et de fond prescrites (la présupposition), il est alors valide et il doit être respecté (la conséquence juridique).

La nmme habilitante se réalise ainsi en deux étapes, chacune comportant sa propre dimension temporelle. La présupposition prend le temps qu'il faut à la parfaite manifestation de la ou des volontés. Quant aux conséquences de la norme habilitante, elles durent ce que doit durer l'effet de l'acte habilité.

L'obligation de respecter le contrat dure aussi longtemps que 1' exécution du contrat n'est pas accomplie. L'obligation de respecter le jugement pénal dure aussi longtemps que la peine n'a pas été entièrement purgée. Si l'application d'une loi nouvelle vient compromettre l'exécution d'une peine ou d'un contrat antérieurs, la conséquence juridique de la norme habilitante s'en trouve par là même affectée. Alors que la norme habilitante prescrivait que le contrat va-lide devait être respecté, la loi nouvelle dispense de cette obligation pour l'avenir. Alors que la norme habilitante prescrivait que la peine devait être entièrement purgée, la loi nouvelle en dispense 1' inculpé pour 1' avenir.

La prise en compte de la norme habilitante permet ainsi de régler la question de la qualification d'une loi dont l'application modifie pour l'avenir les effets d'un acte juridique antérieur à son entrée en vigueur. Cette loi mo-difie non seulement les effets de l'acte, mais également, et de façon plus fon-damentale, elle modifie les effets de la norme qui rendait le respect de 1' acte obligatoire. Tous les effets de cette norme ne sont toutefois pas atteints, puis-que la modification ne vaut pas pour le passé: seule l'application future de la

16 Elles appartiennent au monde des «règles secondaires» de H. L. A. HART, par opposi-tion aux «règles primaires>> inscrites dans l'acte juridique.

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norme habilitante est compromise. On a donc nettement affaire à une loi d' ef-fet rétrospectif ou d'efef-fet rétroactif tempéré. La loi modifie le régime juridi-que d'un fait accompli, la formation d'un acte valide (et, dans cette mesure, elle est rétroactive), mais cette rétroactivité est tempérée puisque les effets passés de l'acte sont respectés.

Le caractère hybride de la notion de rétrospectivité explique vraisembla-blement les controverses jurispmdentielles auxquelles elle donne lieu. Le juge qui s'attache au fait que l'application de la loi revient sur un acte accompli aura tendance à la qualifier de rétroactive tandis que le juge qui voit plutôt que les effets passés de 1' acte ne sont pas atteints dira que 1' application de la loi nouvelle n'implique pas de rétroactivité. La notion de rétrospectivité per-met d'éviter un débat stérile sur la qualification et de faire porter la discus-sion sur la question fondamentale de savoir si la loi nouvelle doit ou non s'appliquer aux effets futurs de 1' acte juridique antérieur.

On ne saurait trop insister sur l'importance, lorsque la loi modifie les effets à venir d'un acte juridique, de centrer l'analyse de droit transitoire sur la norme habilitante plutôt que sur la ou les normes habilitées. Dans le cas d'un contrat, à titre d'exemple, les normes habilitées sont, au même titre que la norme habilitante, des règles, avec leur présupposition et leurs conséquen-ces juridiques. Par exemple, une stipulation de non-responsabilité dans un contrat énonce une règle voulant que si un dommage se réalise (la présuppo-sition), alors telle partie au contrat ne pourra être tenue responsable de ce dommage (la conséquence juridique). Supposons que le législateur interdise à compter du premier janvier 1994 les clauses de non-responsabilité pour les dommages corporels ou moraux et qu'il décrète en outre que, dans tous les contrats en cours à cette date, de telles clauses seront privées d'effet pour l'avenir17.

Imaginons qu'un dommage corporel visé par une clause de non-respon-sabilité se réalise après le premier janvier 1994. Selon la loi nouvelle, la clause de non-responsabilité, valable au moment de sa stipulation, sera néan-moins sans effets à l'égard de ce dommage. Comment qualifier 1' application de la loi nouvelle dans les circonstances? Si 1' on prend comme base d'analyse

17 C'est ce qu'a fait le législateur québécois à l'occasion de la réforme du Code civil. Voir l'article 1474 C. c. Q. et l'article 5 de la Loi sur l'application de la réforme du Code civil, L. Q. 1992, c. 57.

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la règle contractuelle, il faut, pour apprécier l'effet de la loi nouvelle, déter-miner la présupposition et l'effet juridique de la règle à appliquer. La présup-position, c'est la réalisation d'un dommage et la conséquence juridique, 1' ab-sence de responsabilité. En 1' occurrence, aucun dommage ne s'étant réalisé avant le premier janvier 1994, la loi nouvelle ne porte en aucune manière atteinte aux effets d'un fait accompli. Seuls les effets d'un fait futur, le dom-mage qui se manifeste après le premier janvier 1994, sont touchés. Il n'y a pas non plus de situation en cours et donc pas d'effet rétrospectif. Il s'agit d'une application purement prospective de la loi nouvelle, application à la-quelle aucun principe de droit transitoire n'est opposable et que seule une manifestation de volonté contraire par le législateur pourrait écarter.

A notre avis, cette analyse procède d'une etTeur de perspective. La règle qui se lit« Une personne ne peut aucunement exclure sa responsabilité pour le préjudice corporel causé à autrui» (art. 1474 C. c. Q.) n'est pas une règle qui détermine les conséquences juridiques d'un préjudice ou d'un acte préjudi-ciable. Manifestement, c'est une règle qui prohibe certaines stipulations dans un acte juridique. Elle fait partie de la norme habilitante, c'est clairement une méta-norme, une norme qui prescrit une condition de validité d'un acte juridi-que. Puisque le changement normatif intervient au niveau d'une méta-norme, c'est à ce niveau que l'analyse de droit transitoire doit se faire et non au niveau de la norme contractuelle, de la norme habilitée. L'effet de la loi nou-velle est ici de priver d'effet pour l'avenir une stipulation qui était parfaite-ment valide au moparfaite-ment où le contrat s'est formé. On a donc affaire à une application rétrospective caractérisée, ou, si l'on préfère, à un effet rétroactif tempéré, qui ne devra être admis que lorsque la loi l'a prévu.

Conclusion

Les travaux de JACQUES HÉRON constituent une avancée significative dans la meilleure compréhension des modalités de l'application des lois nouvelles aux situations juridiques en cours. En centrant l'analyse sur les règles de droit, ils ont fait de la distinction droit-faits un élément essentiel du droit transitoire. Ils ont également ouvert la voie à une détermination plus précise des situations en cours en mettant en évidence les deux dimensions du con-cept d'effet immédiat qui étaient plus ou moins confondues par RouBIER, soit l'effet général et l'effet rétrospectif, selon que sont en cours les faits qui

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lisent le présupposé de la règle à appliquer ou les effets de droit attachés à ces faits.

HÉRON a également brillamment mis en lumière l'impact des change-ments législatifs sur les actes juridiques formés sous la loi ancienne et qui sont en cours d'effets lorsque la loi nouvelle entre en vigueur. Le mode d'ana-lyse qu'il met en avant, centré sur les effets de la règle habilitante plutôt que sur ceux des normes habilitées, fait également appel à la distinction droit-faits. L'acte juridique est un fait, mais un fait nmmatif, un fait qui engendre du droit. Ce droit tire sa force, son autorité, d'une norme, la règle habilitante.

Si le caractère obligatoire d'un acte juridique vient à être atteint par une loi nouvelle, c'est l'effet de droit de la règle habilitante qui est par là même supprimé ou modifié, alors que la présupposition de la règle habilitante (la formation d'un acte valide) s'était déjà réalisée sous la loi ancienne. Comme le caractère obligatoire de l'acte n'est pas atteint pour le passé, ce qui serait le cas si la loi nouvelle était rétroactive, on a ici affaire à une application rétrospective de celle-ci.

L'ÉVALUATION LÉGISLATIVE ENTRE