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Une valorisation commune d’un modèle culturel

CHAPITRE 5 – ENRICHISSEMENT ET DISTANCIATION : LA MIXITÉ COMME CONSTRUCTION

5.5. D ESCRIPTION ETHNOGRAPHIQUE DES DIFFÉRENTES CONFIGURATIONS CULTURELLES

5.5.3. Une valorisation commune d’un modèle culturel

Meknès, 8 février 2005

Entrons maintenant chez Laure et Abdessalam. En passant le seuil de la porte, on se retrouve dans un appartement de style français. Pas de salons marocains qui, au dire de Laure, sont trop grands, froids et très difficiles à nettoyer. L’appartement est plutôt européen. On vient de défaire le sapin de Noël. On fête Noël, mais sans référence à l’aspect religieux de la fête. Chez eux, le jour de l’Aïd l’kbir (la grande fête musulmane), pas de sacrifice. Ils offrent leur mouton à l’employée de maison et s’éclipsent en Espagne pendant la fête. Mis à part la cuisine où, de temps en temps, un plat marocain est servi, les références marocaines ne semblent pas faire partie de leur quotidien. Ce couple fréquente surtout la communauté francophone de la ville. La seule langue présente au sein du foyer est le français. Les enfants, scolarisés à la mission française, ont appris l’arabe dialectal avec les copains et les employés de maison. Dans ce foyer, l’absence de pratique religieuse est un mode d’être discret, mais assumé. On ne jeûne pas. L’alcool et le porc font partie des habitudes de table.

Le quotidien de cette famille est semblable à celui d’une famille française et c’est justement ce qui le rend particulier. Ils vivent sur un îlot français qui flotte dans un contexte marocain. Si on analysait le quotidien de cette famille en regard de la théorie assimilationniste, on

affirmerait que dans ce foyer la culture française domine complètement la culture marocaine, ce qui contredirait les observations de plusieurs chercheurs qui voient les mariages mixtes comme des indicateurs du degré d’assimilation des immigrants dans une société où la majorité assimile la minorité. On dirait, comme LeBlanc (2001), au sujet de certains couples qu’elle a étudiés à Montréal, que dans ce couple, le membre de la communauté minoritaire a persuadé celui de la communauté majoritaire de pencher de son côté. Cette conclusion serait cependant trop hâtive et évacuerait un élément important qui explique la configuration culturelle particulière de ce couple. Le récit d’Abdessalam met en lumière un aspect essentiel.

Abdessalam : Nous avons reçu une culture extrêmement occidentalisée. Parce qu’à

l’époque mon père y croyait. […] Mon enfance s’est passée, pour moi et pour toutes mes sœurs, à l’internat français. Nous avons reçu une culture occidentale, très poussée. On fêtait à la maison aussi bien les fêtes marocaines que les fêtes françaises. Déjà nous étions très sensibilisés. L’indépendance est arrivée. Et puis… sur la lancée je crois que… à ce moment-là les vraies études ne pouvaient se faire qu’en France. Donc la continuité de mes études, c’était en France. […] Quatre de mes cinq frères ont épousé des Françaises (Laure, 59 ans, Française, et

Abdessalam, 60 ans, Marocain, mariés, 41 ans de vie de couple, 3 enfants).

Ce mode de vie français n’était donc pas étranger à Abdessalam, même avant sa rencontre avec Laure. Son mariage avec une Française a certainement accentué le côté français de son mode de vie mais, loin de s’expliquer par l’assimilation, cette valorisation commune d’un style de vie français s’expliquerait davantage par la volonté d’Abdessalam de vivre un mode de vie qui lui convenait davantage. Comme il le dit lui-même, «ça m’arrangeait».

Laure et Abdessalam ne sont pas les seuls dont la configuration du quotidien s’est bricolée à partir d’une grande majorité d’éléments de la culture étrangère (française, allemande, américaine, etc.). Il n’est pas rare au Maroc de rencontrer des couples mixtes qui ont fait ce choix. Plus rares sont les couples maroco-étrangers qui ont opté pour une configuration à dominance marocaine. Il y a cependant des rencontres étonnantes.

Le seul endroit où j’ai été reçue à la marocaine, lors de mes entretiens, c’est au moment de ma rencontre avec Marie et Omar. Dans le typique salon marocain où ils m’ont reçue, Marie m’a servi du thé à la menthe et des gâteaux marocains. Dans ce foyer, pas d’alcool ni de porc. Bien que Marie ne soit pas musulmane, elle m’a confié qu’elle avait entamé un chemin dans ce sens et qu’elle envisageait peut-être un jour se convertir à l’islam. La conversion, pour elle, demande une sérieuse et sincère réflexion qu’elle approfondit tranquillement. Omar, qui n’était visiblement pas au courant du cheminement spirituel de Marie, a été très touché d’apprendre, en même temps que moi, que Marie était sensible à la religion musulmane. Marie, qui ne renie pas sa culture française, est parfaitement à l’aise dans la culture marocaine. Elle connaît les formules d’usage et de politesse marocaine, aime recevoir à la marocaine, possède les rudiments de l’arabe dialectal et prend un grand plaisir, depuis qu’elle a pris des cours, à danser sur de la musique orientale comme le font les Marocains dans les fêtes.

Marie : Je suis contente d’avoir augmenté ma culture. Une culture marocaine. Tant sur

le plan vestimentaire, musical, culinaire, architectural.

Question : Est-ce que vous avez l’impression que la culture marocaine vous sied

davantage ?

Marie : Oui. Probablement que oui.

Question : Donc le changement de vêtement vous a fait du bien ?

Marie : Oui, bien je crois que je m’épanouis bien dans cette culture (Marie, 38 ans,

Française, et Omar, 44 ans, Marocain, mariés, 15 ans de vie de couple, sans enfants).

Dans ce foyer, on sent que cette configuration à dominance culturelle marocaine (leur vie n’est pas exempte d’éléments de culture française, culture à laquelle Omar est d’ailleurs très sensible puisqu’il a été socialisé lui aussi avec des Français et a fait ses études en France) s’est dessinée harmonieusement, personne ne cherchant à imposer quoi que ce soit. Le style de vie qu’ils ont créé leur convient aussi bien à l’un qu’à l’autre. Marie a simplement trouvé davantage à s’épanouir dans plusieurs aspects de la culture marocaine.