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CHAPITRE 5 – ENRICHISSEMENT ET DISTANCIATION : LA MIXITÉ COMME CONSTRUCTION

5.5. D ESCRIPTION ETHNOGRAPHIQUE DES DIFFÉRENTES CONFIGURATIONS CULTURELLES

5.5.5. Un no man’s land culturel

Marrakech, 8 mai 2006

J’étais impatiente d’aller rencontrer Yumiko et Miloud qui, déjà au téléphone, m’avaient semblé un couple assez particulier. Après avoir parcouru une longue distance en train pour aller à leur rencontre (ils habitent Marrakech), lorsque j’ai posé le pied dans leur maison, je n’ai pas été déçue. Leur maison, décorée très sobrement, est tout à fait originale. Ils l’ont construite eux-mêmes. Chaque détail a été pensé. Ils ont tout fabriqué de leurs mains, même les meubles. La décoration est très minimaliste, très épurée, cela contraste avec la surcharge de couleurs, de tapis et de bibelots des maisons traditionnelles marocaines. Chez eux, pas de tapis. Pas de couleurs. Les murs sont blancs. L’emplacement des rares sculptures et peintures (création de Miloud) qui ornent la maison a été longuement réfléchi. Pas de balcon. Quelques fenêtres seulement, percées à une hauteur et à un angle calculés pour préserver leur intimité et les couper des bruits de la rue. Quand on pénètre à l’intérieur de leur foyer, on se retrouve dans un autre monde, en retrait du monde extérieur. On n’est plus au Maroc et bien qu’on sente dans la décoration une influence de l’art japonais (c’est d’ailleurs leur passion commune pour la calligraphie japonaise qui a les a fait se rencontrer), on n’est pas non plus au Japon. On est dans un lieu voulu le plus neutre possible. Leur maison est à l’image de leur couple, un peu en dehors du monde réel et des interactions du monde extérieur. Ils vivent un peu comme sur un radeau qui flotte au milieu de nulle part. Leur vie ne ressemble à celle de personne.

Yumiko : Je ne sais pas… Je crois que… finalement… nous avons créé un mode de

vie… localement, comme un microclimat dans lequel nous vivons (Yumiko, 53 ans, Japonaise, et Miloud, 57 ans, Marocain, mariés, 25 ans de vie de couple, sans enfant).

Leur univers me fait plonger dans un troisième espace qui ne se situe pas au croisement de la culture marocaine et de la culture japonaise, mais dans un lieu neutre où ils se sont volontairement éloignés (autant qu’il leur a été possible) de leurs propres références

culturelles. Comme s’ils vivaient dans un no man’s land permanent. Pour Miloud,

l’éloignement culturel entre les individus du couple est l’ennemi de la liaison. Il faut donc le réduire jusqu’à ce qu’il n’existe plus. Pour réduire cette distance, ils ont choisi de se retrouver dans un espace le plus neutre possible.

Yumiko : Il n’y a pas de nationalité ici. Il n’y a pas de trucs japonais, il n’y a pas de

trucs marocains (Yumiko, 53 ans, Japonaise, et Miloud, 57 ans, Marocain, mariés, 25 ans de vie de couple, sans enfant).

Ce travail d’épuration, qui demande énormément de sacrifices et d’efforts de la part de chacun, m’ont-ils précisé, est pour eux une façon de trouver un certain équilibre, de vivre dans un espace où «les deux forces se neutralisent» (Miloud). Sans ce travail de distanciation, précise Miloud, «on aboutit toujours à… un certain égoïsme culturel, c'est-à- dire à son ego personnel et puis bon… on se heurte au reste».

Ce style de vie minimaliste, comme ils le décrivent eux-mêmes, se retrouve dans chaque aspect de leur quotidien : dans leur décoration évidemment, mais aussi dans leur alimentation (leurs repas sont légers et ne nécessitent pas trop de temps de préparation); leur budget (ils vivent avec très peu de moyens); le choix de leurs vêtements (ils optent pour des tissus en coton qui ne nécessitent pas d’entretien); leurs fréquentations (ils fréquentent très peu de gens : « on vit sur un radeau » (Miloud) ; leur spiritualité (aucune pratique religieuse mis à part le ramadan que fait Miloud par équité pour ses élèves qui jeûnent) ; une vie spirituelle de l’ordre de l’absence ou de la transparence, c’est-à-dire intégrée à la vie elle-même, « comme l’air qu’ils respirent » (Miloud), etc. Même leurs engueulades, me précisent-ils, sont les plus silencieuses possibles : « On est discret. On

n’aime pas élever la voix » (Miloud).

Le fait de ne pas avoir d’enfant (bien que ce ne soit pas un choix, mais une conséquence médicale) les aide à s’éloigner de leurs propres références culturelles. Chez eux, pas d’enjeu de transmission. Comme ils le disent, ce sont souvent les enfants qui provoquent les

cérémonies (baptême, circoncision, fêtes, etc.), et qui donnent envie de perpétuer des traditions. Au début, à leur arrivée au Maroc, ils invitaient des amis japonais à célébrer des repas traditionnels, mais avec le temps, ils ont abandonné ce genre de pratique. Ils voient maintenant très peu de gens. Je suis consciente que j’ai eu une chance incroyable de me rendre jusqu’à eux. Le jour de l’Aïd, ils se rendent parfois dans la famille de Miloud, par respect pour celle-ci, et non parce que ça a un sens pour lui. Si parfois la nostalgie de certaines références ou de certaines pratiques culturelles les gagne, leur réaction est en totale cohérence avec leur choix de vie : ils ont appris à faire abstraction de leurs désirs…

Question : Est-ce que c’est quelque chose que vous auriez aimé, avoir plus d’aspects

japonais dans votre vie ?

Yumiko : Non. Mais, si on commence à avoir envie, alors il faut, il faut tout, c’est sans

limites…

Miloud : Là c’est une question de bouddhisme.

Question : Est-ce que vous êtes d’accord avec ce qu’il vient de dire ? Yumiko : Je ne sais pas si c’est bouddhiste.

Question : Peu importe le titre qu’on y met.

Miloud : Le fait de désirer quelque chose nous rend malheureux, c’est sûr, si on arrive

à supprimer, c’est bien.

Question : Est-ce que vous y arrivez ?

Yumiko : Ça dépend des choses (Yumiko, 53 ans, Japonaise, et Miloud, 57 ans,

Marocain, mariés, 25 ans de vie de couple, sans enfant).

Yumiko précise que les éléments de la culture bouddhiste et des rites shinto qui lui ont été transmis au Japon, lorsqu’elle était enfant, étaient réduits au minimum (cérémonie mortuaire bouddhiste, fête de naissance animiste avec un prêtre shinto). Elle ne se considère d’ailleurs pas bouddhiste. Ne pas se laisser envahir par des désirs qui les empêcheraient de vivre dans ce no man’s land culturel – auquel ils aspirent et dans lequel ils sont confortables – est tout simplement logique pour préserver la cohérence de ce projet de neutralité culturelle qui semble, pour eux, la base même de l’équilibre d’un couple mixte.