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CHAPITRE 1 – POUR UNE NOUVELLE APPROCHE DE LA MIXITÉ CONJUGALE : MOUVEMENT,

1.3. P OUR UN NOUVEAU LANGAGE DE LA RENCONTRE

1.3.2. Éléments d’un nouveau cadre conceptuel

La transformation culturelle

La transformation culturelle, concept repris par Guilbert (1993), est une transformation d’ordre axiologique, c’est-à-dire qu’elle concerne les valeurs et le rapport de l’individu à ses valeurs. Cette transformation s’effectue dans le sens d’un ajustement, d’une adaptation, d’une harmonisation des valeurs d’origine de l’individu à un autre système de valeurs. Guilbert nous met en garde de ne pas confondre le concept de transformation culturelle et celui d’ajustement pragmatique (intégrer de nouvelles saveurs à sa cuisine, apprendre une autre langue, écouter de la musique « ethnique », apprendre à faire le calcul d’une nouvelle monnaie, etc.) qui s’effectue par l’ajout de nouvelles connaissances. La transformation culturelle n’équivaut pas à du plus, mais à du différent.

Guilbert précise que la transformation culturelle ne dépend pas du seul facteur temps ni de la seule relation interculturelle. Elle s’inscrit dans un projet concret, elle provient d’un désir personnel de changement : celui de remettre en question son propre système de valeurs afin de rejoindre l’autre, quelque part au milieu d’une passerelle en construction. Il va sans dire que, pour que la relation et la communication interculturelles soient satisfaisantes pour les deux partenaires, il faut que chacun consente à des efforts de décentrement par rapport à ses propres références culturelles et s’engage à apprivoiser et à accepter la différence de l’autre.

L’altération

Le concept d’altération (Fernandez 2002) amène l’idée d’une transformation au contact de l’autre. Le préfixe du mot altération, alter, veut dire avoir soif. Dans le cas d’une rencontre interculturelle, nous dit Fernandez, c’est d’une soif d’ailleurs qu’il s’agit, une soif de rencontre et d’enrichissement au contact de l’autre. Cette altération ne se fait pas dans le sens d’une contamination (terme du registre médical qui implique les notions de pur et d’impur), mais dans le sens d’un ensemencement réciproque, d’un échange de différences et de ressemblances. Accepter de se laisser transformer, devenir autre, accepter d’être touché profondément par la rencontre de l’autre et intégrer tranquillement une partie de son monde. Celui qui accepte de devenir autre ne se détourne pas de lui-même, ne perd pas ses bases et ses points de repère, il accueille tout simplement ce qui naît de la rencontre : un enrichissement par le contact de la différence.

La congruence

L’état de congruence, concept également amené par Fernandez (2002), est le mouvement de fluidité (en opposition à la rigidité) indispensable à notre équilibre. C’est aussi le lâcher- prise essentiel à la création d’un lien réciproque entre soi et l’autre. La congruence offre la possibilité de voir la réalité avec un nouveau regard. Cette fluidité n’implique cependant pas de se perdre dans l’infini du mouvement sans prendre position. Il ne s’agit pas d’accepter n’importe quoi. Tout tolérer, précise Fernandez (2002), signifie ne souscrire à rien. Il s’agit d’un équilibre à inventer. Il faut donc garder contact avec son pivot central (le noyau dur culturel à partir duquel on peut se situer) puisqu’il y a des différences culturelles qu’on ne peut pas gommer. Il ne faut pas atomiser ce noyau au risque d’errer.

Le transfuge

Pour Jean-Michel Belorgey (2000), le transfuge est celui qui accepte la rencontre, au prix parfois d’un déracinement culturel. Le transfuge est un être en quête de métamorphoses. Il veut d’une part se sortir du monde qui l’a vu naître et grandir, mais il est surtout à la recherche d’un changement, d’un remaniement en profondeur de sa personnalité. Cet aventurier est mu par une volonté de se sortir de lui-même. Il cherche l’Autre, se cherche à

travers cet Autre. La plupart du temps, le transfuge abandonne sa culture d’origine pour en embrasser une différente. Il est donc en rupture avec les modes de vie, les modes de pensée de sa culture d’origine. Puisqu’il ne trouvait pas chez lui une réponse à ses besoins et à ses attentes fondamentales, il est parti chercher ailleurs.

Être transfuge, c’est dépasser le rôle de témoin ou de spectateur et accepter la confrontation et le mélange. Il y a inévitablement dans le parcours du transfuge une rupture, mais c’est dans le sens d’une métamorphose, d’un passage, d’un changement, d’une volonté de sortir de soi-même, de transcender sa situation.

L’intelligence nomade

Dans son ouvrage, Fernandez (2002) a développé l’idée d’une intelligence nomade acquise par l’expérience de l’ailleurs. À ses yeux, le voyage prolongé (ou la migration) constitue une véritable école de la vie. Voyager ou immigrer, c’est aller à la rencontre de l’inconnu, aller à la rencontre de l’altérité, découvrir d’autres façons de vivre (penser, parler, manger, fêter, etc.). La rencontre interculturelle stimule et construit une intelligence nomade, une identité qui se laisse altérer pour apprivoiser d’autres façons d’être au monde.

Toujours selon Fernandez, celui ou celle qui acquiert une intelligence nomade affiche une identité traversée durablement par le métissage interculturel, une identité dont les valeurs acquises sont le résultat d’un dégagement par rapport à une pensée héritée au profit d’un

penser autrement. Cette intelligence nomade implique une aptitude et une attitude à être en relation, et revendique des qualités humaines plus que cérébrales : tolérance, souplesse, recherche d’un équilibre, humilité, humour, etc.

Des forgerons transculturels

Maalouf (1998) avance l’idée que les êtres frontaliers ont un rôle à jouer pour tisser des liens, dissiper des malentendus, raisonner les uns, tempérer les autres, aplanir, raccommoder. Ils ont pour vocation d’être des traits d’union, des passerelles, des médiateurs. De son côté, Fernandez nous renvoie à la métaphore de la clef. Celle-ci jalonnerait l’expérience interculturelle. En donnant accès à un entre-deux nécessaire pour

déchiffrer les signes, la clef nous permet de mieux naviguer dans le labyrinthe social et culturel. Elle permet également d’accéder à un apprentissage, à une intercompréhension. Les clefs acquises ne sont cependant pas des passe-partout. Elles ne sont jamais identiques. Nous avançons constamment à tâtons. Il existe cependant des forgerons de l’interculturel, comme le dit Fernandez, des êtres situés aux frontières qui, grâce à leur position, ont un rôle à jouer dans la construction de ponts entre les différents mondes. Les individus qui s’engagent dans l’expérience de la mixité ne sont-ils pas ce qu’on pourrait appeler des forgerons transculturels ?

Accepter de vivre cette expérience de transformation à laquelle la mixité conjugale invite, c’est devenir en quelque sorte un passeur, un être capable de traverser les frontières culturelles pour construire des ponts entre soi et l’autre, un forgeron transculturel qui travaille quotidiennement à créer de nouvelles clefs nécessaires à la rencontre. Ce projet de doctorat s’intéressera spécifiquement à ce défi que relèvent certains couples mixtes (parce que certains ponts s’effondrent en cours de route), celui de travailler à la construction de passerelles d’intercompréhension – selon la belle expression de Begag et Chaouite (1990) – nécessaires à la poursuite d’une trajectoire commune.

Conclusion

Les changements du monde contemporain ont modifié le regard, le langage et la pratique des chercheurs en sciences sociales, notamment en ce qui a trait à la question de l’identité d’acteurs sociaux qui négocient leur quotidien au croisement de références culturelles multiples. Un parcours des écrits au sujet de l’identité dans le monde contemporain a permis de mettre en évidence le mouvement qui caractérise notre époque, tout en mettant au jour le leitmotiv de certaines métaphores postmodernes qui font de l’individu contemporain un être déraciné et fragmenté. Le concept de « home », central dans cette thèse, a permis un début de réplique à ces métaphores en rétablissant une continuité dans la construction et la définition de soi de l’individu contemporain.

Si le cadre théorique de cette thèse est fortement influencé par un courant de pensée qui se caractérise, selon Friedman (2000), par ses attaques contre les concepts qui soulignent la

fermeture, la délimitation et l’essence en mettant l’accent sur le franchissement des frontières, l’imagination et l’émergence des identités multiples, cette thèse n’en demeure pas moins ancrée dans des données empiriques qui permettront, grâce au concept de « home », de remettre en question certains concepts (comme celui de racines) et de relativiser certaines idées exaltantes, comme celle d’un nomadisme généralisé ou d’une identité contemporaine fragmentée et en proie à une dérive sans but et sans cadre.

Un survol des théories élaborées au sujet de la mixité conjugale a également mis au jour l’absence de mouvement et le manque de vocabulaire adapté à la situation contemporaine. En continuité avec les nouvelles perspectives anthropologiques qui placent l’individu, le sujet et l’expérience au cœur de leurs méthodologies, ce premier chapitre a élaboré un cadre conceptuel qui permet – à l’aide de la métaphore du voyage prolongé – de mettre en évidence le mouvement présent au sein de cette expérience tout en contribuant à jeter les bases scientifiques d’un habitus discursif valorisant. Cette thèse n’est cependant pas un projet théorique, mais une recherche anthropologique qui s’intéresse à la mixité conjugale dans un contexte bien précis : le Maroc contemporain. Un survol des différents paysages de la mixité dans le contexte marocain (scientifique, littéraire, historique, migratoire, familial, législatif, etc.) est donc nécessaire pour situer cette recherche.