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LES DÉBATS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES DE L’ANTHROPOLOGIE DU MAROC

CHAPITRE 2 – PAYSAGES DE LA MIXITÉ CONJUGALE AU MAROC : DE LA LITTÉRATURE À

2.1. LES DÉBATS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES DE L’ANTHROPOLOGIE DU MAROC

C’est le débat théorique et méthodologique entre Geertz et Gellner, autour notamment de la thèse de la segmentarité (caractère social des regroupements lignagers), qui a différencié

deux écoles de recherche anthropologique au Maroc. Lahouari (2003), qui a dirigé la publication d’un colloque qui a eu lieu à Lyon en septembre 2001 autour de l’anthropologie du Maghreb, explique que la logique segmentaire a pris son origine chez Durkheim, a migré vers l’anthropologie sociale britannique avec Evans-Pritchard et a été redécouverte par Gellner au Maghreb qui en a fait le régulateur d’un modèle fonctionnel. Les principales critiques de ce modèle, de la part de Geertz, surtout, visent l’inéquation empirique de la théorie segmentaire. Rachik (2005) précise que le modèle théorique suppose en effet l’égalité et l’alliance entre les segments d’une même tribu suivant leur proximité sociale. Certains chercheurs ont montré le contraire en mettant en évidence la stratification sociale et en donnant des exemples où le principe de l’alliance est inversé6. Selon Geertz, le modèle segmentaire est un idiome non enraciné dans les faits, mais imposé par le chercheur qui observe. Autrement dit, pour Geertz, Gellner est arrivé au Maroc avec une théorie préétablie qu’il a voulu appliquer à un pays auquel elle semblait se prêter (Rachik 2005).

Geertz, représentant de l’anthropologie symbolique, demeure réticent devant les grandes théories explicatives et reproche à Gellner de croire à l’objectivité des faits (Lahouari 2003). Le projet anthropologique de Geertz, pensé dans le cadre du postmodernisme, consiste en effet à créer une rupture avec la segmentarité en saisissant les différences entre les sociétés comme des invariants, et ce, à l’aide du comparatisme (Mouna 2008). La démarche interprétative de Geertz, qui est une quête de sens et non une quête de loi, consiste donc à pénétrer les systèmes culturels pour comprendre les systèmes de sens (symboles et signes observables dans la vie quotidienne) qui permettent aux individus de mettre de l’ordre dans leur vie. Utilisant la description dense, il tente de saisir le point de vue de l’indigène. À partir de son étude de deux saints (un au Maroc et un autre en Indonésie), Geertz (1996) déduit un modèle qui caractérise la formation religieuse de chaque pays. Khaled Mouna (2008), jeune anthropologue marocain qui a soutenu sa thèse sur la société Ketama du Rif central, souligne l’importance et la richesse du concept interprétatif comme outil d’interaction entre l’anthropologue et le terrain, mais émet quelques réserves en ce qui concerne la généralisation des résultats d’un terrain à un autre qui ne présente aucune similitude : « Malgré l’importance du concept interprétatif, nous ne

6 Rachik renvoie le lecteur à l’étude d’Hammoudi (1974), « Segmentarité, stratification sociale, pouvoir

politique et sainteté : Réflexions sur les thèses de Gellner », Hespéris-Tamuda, 15, et à celle de H. Munson (1993), « Rethinking Gellner’s Segmentary Analysis of Morocco at Atta », MAN, 28 :2.

pouvons pas déduire un principe d’organisation de changement social à partir d’un seul exemple de terrain. Le concept interprétatif nous offre des outils de travail pour vivre en interaction avec le terrain, mais il reste difficile de déduire un modèle de la société marocaine à partir de l’étude du souk de Sefrou, et encore moins d’al-Youssi comme

modèle de la sainteté au Maroc » (Mouna 2008 : 316).

Le projet de Geertz s’oppose donc en tout point à la théorie segmentaire de Gellner. À travers le concept interprétatif – pensé dans une logique de réflexions interactives entre la culture et la pratique anthropologique –, l’anthropologue se retrouve devant le sens et non la chose, devant l’individu et non devant une structure ou une société (Mouna 2008). L’individu n’est plus enfermé dans un groupe lignager qui lui dicte sa conduite (Lahouari 2003). De son côté, le principal reproche que Gellner fait à Geertz – et à travers lui aux postmodernistes – est celui d’exagérer la subjectivité de l’acteur et de l’auteur, en faisant de l’acteur un sujet participant à la construction de la connaissance, notamment en conservant la dimension dialogique et situationnelle du terrain dans le texte ethnographique.

En dehors du débat entre Geertz et Gellner, d’autres chercheurs ont évidemment marqué l’anthropologie marocaine : Crapanzano, Rabinow, Dwyer, Kapchan, Berque, Jamous, le Franco-Marocain Pascon7, etc. Plusieurs de ces recherches se sont intéressées à l’islam, au sacré, aux rites de possession, au monde berbère et au monde rural, aux institutions traditionnelles, etc. Alors que j’arrivais difficilement à établir des liens de parenté intellectuelle avec ces ouvrages-clés de l’anthropologie du Maroc, le texte de Ferrié (1993) « L’anthropologie au Maroc : situation actuelle et perspectives » m’a symboliquement insérée dans un réseau de parenté en m’indiquant une place, me permettant ainsi de saisir en quoi cette recherche doctorale rompt avec la tradition anthropologique maghrébine et en quoi elle s’y rattache. Ce que le texte de Ferrié m’a permis de comprendre, c’est qu’en

7 CRAPANZANO, V. (1973). The Hamadcha a study in Moroccan ethnopsychiatry, Berkeley, The

University of California Press ; RABONOW, P. (1977). Reflections on fieldwork in Morocco, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press; DWYER, K. (1982). Moroccan dialogues. Anthropology in question, Illinois, Waveland Press Inc. ; KAPCHAN, D. (1996). Gender on the market. Moroccan Women and the Revoicing of Tradition, Philadelphia, University of Pennsylvania Press; PASCON, P. (1978). « Segmentarité et stratification dans la société rurale marocaine », Recherche récente sur le Maroc moderne, Rabat, Publication du Bulletin économique et social du Maroc; JAMOUS, R. (2002). Honneur et baraka, les structures sociales traditionnelles dans le Rif, Paris, Édition de la Maison des Sciences de l’Homme; BERQUE, J. (1978). Les structures sociales du Haut Atlas, Paris, Puf.(2005).

insistant sur les mutations et en s’attardant à la mixité des références (étudiés au Maroc par la sociologie ou la politologie) plutôt qu’en s’intéressant à la permanence et aux objets initiaux (comme l’ont fait les anthropologues qui ont travaillé sur le Maroc) et en se situant en milieu urbain ou semi-urbain, cette recherche s’éloigne de la majorité des études anthropologiques qui ont été menées au Maroc. Cependant, en s’intéressant à l’intersubjectivité du réel et aux acteurs plutôt qu’à la détermination des règles et des structures comme le font les héritiers de Gellner et en s’éloignant de la conception dominante de l’anthropologie du Maghreb qui consiste, comme le souligne Mouna (2008), à enfermer l’individu dans une image à travers laquelle il est dépossédé de toute marge de manœuvre vis-à-vis de son groupe et de sa religion, cette recherche se rapproche de l’anthropologie interprétative de Geertz.

La démarche anthropologique entreprise dans cette thèse s’inscrit clairement dans une perspective d’anthropologie contemporaine des objets dits « proches », et ce, dans un pays lointain (j’y reviendrai dans le chapitre suivant). Ferrié (1993) souligne à juste titre la difficulté de l’anthropologie du Maghreb à se doter de nouveaux objets différents de ceux légués par l’anthropologie classique. L’anthropologie du proche semble avoir été réservée, comme le précise Ferrié, aux sociétés occidentales. Il insiste d’ailleurs sur l’importance de ce dernier enjeu. « À force de négliger le semblable et ses reformulations, nous risquons de

donner une fausse idée de la vie quotidienne à l’intérieur de ces sociétés, de radicaliser l’altérité en somme » (Ferrié 1993 : 1074). Certains ouvrages anthropologiques, cités par Ferrié (1993), se sont intéressés à la mixité des références au Maroc8. Cette thèse s’inscrit en continuité avec ces travaux.

8 LEFEBURE (1992). «France, terre d’écueils. Une suite d’extraits littéraires berbères », Le Maghreb,

l’Europe et la France. Bafao K., Henry, J. R.(1990) : 251-262 ; Hannah Davis (1989). «American magic in a Moroccan Town », Middle East Report, 159 : 12-17 ; Davis, S. et Davis, D (1989). Adolescence in a Moroccan town (Making social sens), New Brunswick et Londres, Rutgers University Press. Je rajouterais à cette liste Kapchan (2005), «Possessing gnawa culture: displaying sound, creating history in dar gnawa, Tangier», Prologues, 32, hiver 2005 : 76-83, qui a étudié la culture marocaine gnawa au niveau mondial dans son interaction avec d’autres cultures non locales.