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NÉGOCIER AU CROISEMENT DE RÉFÉRENCES CULTURELLES DIFFÉRENTES

CHAPITRE 5 – ENRICHISSEMENT ET DISTANCIATION : LA MIXITÉ COMME CONSTRUCTION

5.2. NÉGOCIER AU CROISEMENT DE RÉFÉRENCES CULTURELLES DIFFÉRENTES

Avant de poursuivre, revenons à certaines idées mentionnées plus haut afin d’y jeter un regard un plus attentif. Pour bien voir les spécificités de la mixité, il faut savoir aller au- delà des évidences. C’est un fait, les couples mixtes, comme tous les autres couples, font face à des difficultés et à des conflits liés à leurs différences (de genre, d’éducation, de personnalité, d’origines sociales, d’âge, etc.). La vie de couple, par définition, nécessite des ajustements, des concessions, des compromis. Cependant, il semble impossible de banaliser le fait que ces couples mixtes doivent également, en plus de faire face à toutes ces différences, négocier leur quotidien au croisement de références culturelles différentes. Références culturelles renvoyant aux mots (la langue), au territoire d’appartenance (la nationalité), à la religion, aux traditions, à l’identité ethnique, aux manières d’être, de penser et d’agir qui sont spécifiques à une culture (manières de table, gestuelle, conception du temps, de l’espace, de l’intimité, etc.), qui ne sont pas partagés par les deux membres du couple. Comme le spécifie Ferrié (1993), ces systèmes de références culturelles ne sont pas liés à un lieu (on peut les porter avec soi) ni à l’identité des acteurs (un individu peut ou non se reconnaître dans ces références culturelles), raison pour laquelle cette thèse a privilégié le concept de référence culturelle à celui de culture (qui évoque un tout monolithique et homogène).

Voici quelques exemples tirés d’observations sur le terrain ou d’extraits d’entretien qui illustrent la particularité de ces négociations culturelles : un Sénégalais se retrouve au quotidien devant l’obligation de parler avec sa femme marocaine une autre langue que sa langue maternelle ; pendant le mois de ramadan, un ajustement doit se faire dans le rythme des repas d’une famille franco-marocaine où tous les membres ne jeûnent pas ; une Espagnole veut donner à sa fille aînée, qui vient de naître, le prénom de sa grand-mère paternelle, comme le veut la tradition familiale, mais donner le prénom d’une aïeule vivante

équivaut à un manque de respect pour le père marocain ; l’égorgement d’un mouton, tradition courante pour un Marocain, est synonyme d’incompréhension et de dégoût pour une étrangère asiatique ; un Français, même s’il comprend culturellement la réticence de sa femme à se laisser embrasser en public, se sent souvent brimé dans ses élans spontanés ; c’est d’un œil un peu suspicieux qu’une Allemande accueille, au départ, la pratique religieuse tardive de son mari ; la manière franche et directe de parler d’une Russe choque sa belle-famille marocaine (et embarrasse son mari) habituée à plus de détours diplomatiques ; au-delà de la douleur, ce fut un véritable déchirement pour un couple Polonais-Marocain de décider du lieu d’enterrement de leur enfant décédé en bas âge, etc. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que les projets identitaires parentaux se négocient également au croisement de références culturelles différentes : choix du prénom, transmission de différentes langue(s), religion(s), nationalité(s), traditions, etc. Ces références culturelles différentes, même si elles ne provoquent pas automatiquement de lourds conflits, rendent souvent les négociations plus ardues.

Emilia : Je dirais que le mariage c’est toujours difficile. Le mariage mixte, il y a de la

difficulté ajoutée. Il faut savoir ça. […] C’est un terrain qu’on ne connaît pas. On a l’impression au début que tout est bon tout est facile, mais quand vous commencez à marcher, vous trouvez des virages, des descentes, des arbustes, des rochers… (Emilia, 57 ans, Espagnole, et Anouar, 64 ans, Marocain, mariés, 38 ans de vie de couple, 2 enfants).

Certains couples de l’étude répliqueraient qu’au sein de leur foyer ils ne ressentent aucune différence liée à des références culturelles. En effet, chez quelques-uns la langue était commune, la pratique religieuse absente, le mode de vie très similaire et seules les traditions culturelles communes étaient suivies. Mais, même chez ces couples qui n’avaient en apparence rien de mixte, un fait demeure cependant : ils se sont installés (comme tous les couples auxquels s’est intéressée cette recherche) dans un contexte (national, social, culturel, juridique, politique, géographique, etc.) étranger à l’un des deux partenaires, ce qui n’est pas anodin. Même si certains ne ressentent pas de différences culturelles au sein de leur couple, le contexte marocain les met constamment face à des références culturelles différentes (rythme de vie, notion de temps, aspects législatifs, etc.). Voici un extrait d’entretien qui montre bien cette particularité.

Rose : Moi le problème, c’est que je ne vois pas trop ce qu’on a de mixte, si ce n’est

qu’on est venu vivre dans son pays d’origine. Dans notre couple à nous, je ne vois pas où est la mixité. On n’a aucun truc de religion, ni culturel…

Ali : La mixité, c’est une personne extérieure qui nous oblige, dans notre couple, à faire

des choses qu’on ne ferait pas forcément.

Rose : Moi, j’ai rien eu de culturel qui m’a fait quelque chose… qui m’a vraiment… si

ce n’est le pays en lui-même, mais ça c’est pas nous…

Ali : Mais alors pourquoi on n’est pas arrivé ici, on ne s’est pas marié, par exemple,

spontanément ?

Rose : Mais tu avais envie toi ?

Ali : Mais attends, tout le monde a envie de se marier. Mais bon, si on y met autant de

temps c’est parce que c’est quand même différent. […] Deux Marocains qui se marient ça ne leur cause aucun problème. Ils amènent des adouls, ils font leurs papiers d’accord ? Deux Français, ils vont à la mairie. Mais un Marocain avec une étrangère... Il faut changer de religion pour pouvoir se marier...

Rose : Il ne faut pas changer de religion.

Ali : Non tu ne changes pas de religion, mais tu n’hérites de rien. Donc aucune

protection (Rose, 30 ans, Française, et Ali, 30 ans, Franco-Marocain, en concubinage, 8 ans de vie de couple, sans enfant).

À entendre ce couple, hormis ce contexte qui les oblige à négocier avec deux systèmes culturels différents, il n’aurait rien d’un couple mixte. Cependant, si on analyse la suite de l’entretien, on se rend compte que certaines références culturelles, au-delà de l’aspect caricatural et spectaculaire qu’on veut bien leur donner parfois, sont intériorisées et s’expriment sous forme de projets, de souhaits.

Ali : D’abord le dernier problème qu’on n’a pas résolu c’est le problème du prénom

des enfants. Voilà, c’est la seule barrière qu’on a encore. Le problème est que moi je ne vois pas mon enfant s’appeler Pierre, Paul, Jacques et Rose ne voit pas son enfant s’appeler Mohamed, Miloud, Aziz…

Rose : On est d’accord qu’on ne se reconnaît pas dans ces prénoms-là. À ce niveau-là

oui, peut-être qu’on… (Rose, 30 ans, Française, et Ali, 30 ans, Franco-Marocain, en

Le problème de ce couple, au-delà du fait que la législation marocaine n’inscrit à l’état civil que les prénoms à caractère traditionnel marocain, tient dans le fait que cet homme et cette femme voulaient tous deux se reconnaître dans le prénom de leurs enfants à naître. Si les projets identitaires parentaux sont l’objet de perpétuelles négociations, c’est justement parce qu’ils naissent et doivent se déployer au croisement de références culturelles différentes. Dans le cas où ce couple déciderait d’avoir un enfant, Ali, qui est pourtant athée, semble dire qu’il trouverait complètement normal, voire souhaitable, de faire circoncire son fils (dans un souci d’intégration sociale, pour éviter les moqueries au vestiaire par exemple), alors que cette intervention poserait question à Rose. Le seul fait que ces choix (prénoms, circoncision) soulèvent un débat alors que ce couple n’a pas d’enfant montre l’intensité que peut prendre le croisement de références culturelles différentes. En dehors de cette négociation de projets identitaires parentaux, le simple fait qu’Ali soit et se sente marocain amène un élément de mixité dans leur couple.

Rose : Je me souviens de Neïl on discutait, ça faisait trois mois qu’on était là. Il a dit [à

Ali], mais toi tu n’es pas Marocain, tu ne parles pas bien arabe, tu n’es pas un vrai Marocain, tu ne connais même pas l’hymne national. Il a commencé à lui dire des conneries. J’ai pété un boulon. Je lui ai dit attendez, moi j’ai déménagé de France, il m’a fait tout quitter parce qu’il aime son pays et qu’il voulait y rentrer. Ça, c’est pas être Marocain ? (Rose, 30 ans, Française, et Ali, 30 ans, Franco-Marocain, en

concubinage, 8 ans de vie de couple, sans enfant).

On peut donc dire, à la lumière de ces exemples, que la négociation d’un quotidien au croisement de références culturelles différentes est ce qui fait la particularité des couples mixtes. Les écarts sont évidemment plus ou moins nombreux et plus ou moins grands selon les différents couples. La négociation de références culturelles prend donc une forme et une intensité différentes pour chacun d’entre eux, mais elle est inhérente à la situation même de couple mixte.