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CHAPITRE 4 – DÉLIMITATION DE FRONTIÈRES LÉGALES ET SYMBOLIQUES : LA MIXITÉ

4.5. DES FORGERONS TRANSCULTURELS

Si les couples mixtes au Maroc soulèvent de nombreuses réactions de fermeture, cette thèse penche du côté de Root (2001) qui affirme que la mixité conjugale porterait les éléments nécessaires à une révolution non-violente. Selon Root, et les données de ce terrain vont dans le même sens, l’amour présent au sein des expériences de mixité conjugale constitue une force de changement: « Interracial marriage gives us hope that love can transcend

some of the barriers that legislation has not. Its power to transform us, one at a time, cannot be underestimated, allowing us to love as a political device » (Root 2001 : 177).

En effet, j’ai pu constater que les individus impliqués dans une union mixte développent une capacité à transcender les frontières légales et symboliques. Ces couples ont effectivement la possibilité de contribuer à un changement social en devenant des forgerons transculturels qui travaillent quotidiennement à créer de nouvelles clefs nécessaires à la rencontre (Fernandez 2002), des êtres capables de traverser les frontières culturelles pour construire des passerelles d’intercompréhension entre les différentes cultures. Cette idée de pont, de trait d’union, de médiateur culturel est revenue à plusieurs reprises dans les récits.

Catherine : Des fois, je me dis que je sers de pont, de transition, je suis entre les deux

(Catherine, 47 ans, Française, et Youssef, 53 ans, Marocains, mariés, 27 ans de vie de couple, 3 enfants).

Non seulement plusieurs participants de cette recherche étaient conscients du rôle de passeurs que leur expérience de mixité conjugale leur permettait de jouer, mais plusieurs se sentaient même investis d’une responsabilité à contribuer à un changement social. Que ce soit pour lutter contre l’intolérance, le racisme, les préjugés ou les intégrismes :

Céline : Je pense que le fait d’être un couple mixte… j’espère apportera beaucoup pour

l’avenir dans la manière de vivre de l’humanité… On est minoritaire… mais je pense que ça ne peut être que positif pour les gens, pour lutter contre le racisme, pour lutter contre l’intolérance (Céline, 50 ans, Française, et Jaouad, 54 ans, Marocain, mariés, 25 ans de vie de couple, 3 enfants).

Emilia : C’est comme ça que beaucoup de préjugés dans nos sociétés disparaissent.

C’est comme ça que l’ouverture d’esprit commence. C’est comme ça que le mélange des cultures commence. Quand on commence dans ce chemin-là, on va déjà vers une certaine entente qui est souhaitable (Emilia, 57 ans, Espagnole, et Anouar, 64 ans, Marocain, mariés, 38 ans de vie de couple, 2 enfants).

Mohamed : La tolérance, sans laquelle il ne peut pas y avoir de paix sur terre. Plus il y

aura de couples mixtes, où que l’on soit, moins il y aura de tensions entre les hommes. Parce que quand il y a opposition, c’est qu’il y a ignorance de l’autre. Vous vous opposez à moi parce que vous ne me connaissez pas. Vous ne connaissez pas mes valeurs, vous ne connaissez pas mes sentiments, et donc, je suis pour vous un ennemi potentiel. Et inversement. Et le couple mixte, avec les enfants que cela engendre, pour moi c’est ça, c’est le mixage des humains pour que les frontières ne soient plus un objet de critère. […] Pour moi, le couple mixte est l’un des moyens de contribuer à cette vie harmonieuse sur terre.

Rosalie : C’est un moyen contre toute sorte d’intégrismes, en tout cas. (Rosalie, 64 ans,

Allemande, et Mohamed, 65 ans, Marocain, mariés, 42 ans de vie de couple, 5 enfants).

Ou encore pour apporter un souffle nouveau :

Francine : Mais je trouve qu’il y a beaucoup d’apports des Marocains qui ont vécu à

l’étranger et qui reviennent apporter un souffle nouveau, et les couples mixtes aussi. Je trouve que c’est les deux pôles qui font… qui amènent des choses nouvelles, des façons de faire, de penser, assez nouvelles au Maroc (Francine, 36 ans, Française, et Salim, 38 ans, Marocain, mariés, 18 ans de vie de couple, 3 enfants).

Inès : Moi, ce que je trouve intéressant dans la mixité, il y a tout à gagner quoi, parce

que ça fait bouger… Ça dépoussière, ça c’est bien. Foutre plein de mixité dans un pays, ça dégraisse. On a un rôle, on a un rôle d’ouverture, vers l’autre, pour les autres, tu

vois… On a un rôle par rapport à la tolérance et puis même, pour oxygéner quelque chose, tu vois. Regarde comment une langue s’enrichit quand il y a d’autres langues qui viennent… donc c’est génial, la mixité, c’est génial! (François, 27 ans, Franco- Américain, et Inès, 46 ans, Marocaine, mariés, 5 ans de vie de couple, Inès a un enfant d’un premier mariage).

Conclusion

Si le moment où l’étranger entre dans la famille, l’arrivée des enfants au sein des couples mixtes et le contexte législatif marocain sont des aspects ou des moments potentiellement porteurs de conflits, c’est parce qu’ils impliquent une transgression symbolique et parfois légale des frontières mises en place par la société marocaine pour conserver sa cohésion. Si les textes de loi sont rigides et conçus pour préserver un pays musulman, les données de ce chapitre (ainsi que celles du deuxième chapitre) ont par contre bien montré que les individus en couples mixtes autant que les gens qui ont le pouvoir d’appliquer ces lois savent faire preuve de souplesse.

Comme le portrait des différents projets identitaires parentaux l’a éclairé, le choix de s’engager dans une expérience de mixité implique une négociation de références culturelles qui s’intensifie à l’arrivée des enfants et se transforme en un enjeu de transmission. Ces négociations soulèvent parfois des tensions, mais la fluidité et l’ouverture dont savent faire preuve les couples mixtes interrogés dans le cadre de cette étude sont fascinantes. L’ensemble des données de ce chapitre a montré que dans le contexte marocain, l’établissement des limites du « territoire » du couple mixte, bien que pouvant causer quelques frictions, est déterminant dans les relations familiales et conjugales. L’ouverture de ce chapitre sur la possibilité de ces couples de contribuer à un changement social en devenant des forgerons transculturels a servi à illustrer qu’au-delà du fait qu’elle transgresse les frontières symboliques et/ou légales, la mixité conjugale permet également de construire des passerelles d’intercompréhension entre les différentes cultures. Le prochain chapitre axera sur la possibilité d’enrichissement culturel et de distanciation qu’offre l’expérience de la mixité conjugale.

Chapitre 5 – enrichissement et distanciation : la mixité comme construction