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CHAPITRE 5 – ENRICHISSEMENT ET DISTANCIATION : LA MIXITÉ COMME CONSTRUCTION

5.5. D ESCRIPTION ETHNOGRAPHIQUE DES DIFFÉRENTES CONFIGURATIONS CULTURELLES

5.5.7. Lorsque la mixité se solde en rupture

«C’est ce vide qui sépare nos deux rives. Et c’est l’enjeu et le jeu de la relation que de tisser des ponts d’un bord à l’autre, d’oser des incursions en ce pays étranger qui nous fait face.»

(Cadalen 2006)

Pour qu’il y ait rencontre, il faut que deux individus travaillent à construire un pont pour se retrouver quelque part au milieu des deux rives qui les séparent. Chez certains couples mixtes (et un parallèle peut fort probablement être dressé avec tous les autres couples), la rencontre n’a pas lieu ou ne dure pas. Ce non-lieu conduit souvent à une séparation, mais pas toujours. Au cours de cette recherche, j’ai rencontré des femmes séparées ou divorcées, mais également des couples qui vivaient sans que leurs deux rives soient reliées par une quelconque passerelle. Dans ces récits, que de souffrance !

Alexandra : Ça peut être une richesse, mais c’est source de beaucoup de souffrances si

c’est mal géré. Je pense que réellement ça peut être une richesse si tu arrives à faire un sacrifice et à prendre ce qu’il y a de bon dans les deux. Ça peut t’ouvrir des tas d’horizons, mais ça peut être synonyme de beaucoup de souffrances aussi (Alexandra, 40 ans, Française, divorcée de Maruan, Marocain, 9 ans de vie de couple, 1 enfant).

Les femmes étrangères qui vivaient de telles situations se sont présentées seules à l’entretien soit parce qu’elles étaient séparées ou divorcées, soit (dans le cas de Daya) parce que leur histoire était pleine de souffrance et que leur mari n’était pas au courant de leur démarche. Ces récits ont été de véritables confidences.

Les trois récits de séparation-divorce ne sont pas représentatifs de l’ensemble des histoires d’échec de couples mixtes ; il s’avère même qu’ils correspondent à des scénarios extrêmes. Au premier coup d’œil, il y a de grandes similitudes à tracer entre ces trois histoires : la souffrance et la longue durée de la situation ; le fait que ces relations ont montré très tôt des signes d’échec que les femmes ont préféré (disent-elles) ne pas voir ; le fait que les femmes aient espéré, malgré et contre tout, que la situation finisse par s’arranger alors qu’elle empirait ; le fait que les hommes ne semblaient pas clairs dès le début de la relation ; le fait que ceux-ci aient très peu contribué aux charges du foyer alors que certains étaient mariés et avaient des enfants ; le fait qu’ils aient tous un problème de consommation d’alcool ; le fait que les femmes aient toutes subi de la violence physique et morale ; le fait qu’elles aient des problèmes avec leur belle-famille liés notamment à des raisons d’argent (il s’agissait de trois familles au revenu modeste ou très modeste) ; le fait surtout qu’elles aient eu la possibilité de sortir du pays ou de quitter leur conjoint et qu’elles soient librement revenues pour poursuivre la relation, etc. Je spécifie que ces trois hommes ne pratiquaient aucune religion. Aucun principe religieux n’était de mise dans ces relations de couples. L’alcool, la violence, la jalousie et la non-collaboration semble être le point commun de ces trois hommes.

Pendant longtemps, j’ai voulu oublier ces récits, ne sachant pas quoi en faire, comment les situer dans la recherche. Je sais cependant, pour avoir entendu d’autres histoires de séparation, que ces exemples étaient relativement extrêmes. Ce qui semble important à retenir, c’est que dans ces cas spécifiques, la cause de l’échec ou de la séparation ne

s’expliquait pas nécessairement ou uniquement par les écarts de références culturelles. Bien sûr, les écarts culturels contribuent parfois à rendre les rencontres plus laborieuses – rappelons-nous Emilia qui disait que « la mixité c’est de la difficulté ajoutée » –, mais ils ne sont jamais la cause d’une impossibilité à marcher l’un vers l’autre. L’échec de la construction d’un pont ne peut être mis uniquement sur le dos de la mixité conjugale. Preuve en est, cette thèse est remplie d’exemples de magnifiques constructions de ponts réussis et solides. Nous verrons également, dans le chapitre suivant, que les négociations culturelles peuvent effectivement amener des tensions, mais qu’elles ne conduisent absolument pas nécessairement vers une rupture. Dans ces cas spécifiques où la mixité s’est soldée par une rupture, on pourrait dire que le pont ne s’est pas construit, ou pas très solidement, ou s’est construit à sens unique ou a cédé au bout d’un moment. La mixité, dans ces cas, n’est évidemment pas vue comme une richesse, mais comme une lutte, un combat, une source de souffrance.

Daya : Ça représente un petit peu le malheur pour moi, beaucoup de conflits, beaucoup

de tristesse.

Question : Avez-vous l’impression d’avoir fait beaucoup de compromis ? Daya : Beaucoup ! D’ailleurs ma mère elle m’a dit : «Je ne te reconnais plus». Question : Si c’était à refaire ?

Daya : Jamais. Jamais. Je ne voudrais pas me retrouver avec tous ces problèmes, tous

ces conflits. Je ne suis pas heureuse. Je ne sais pas si je le serais même si je partais. Je suis marquée à vie. C’est fini pour moi. C’est pour ça que je dis que maintenant je suis là pour les enfants. I focus on my children and when I will finish with my children I don’t know what I will do… (Daya, 46 ans, Indo-Suédoise, et Abdellah, Marocain, mariés, 20 ans de vie de couple, 3 enfants).

Qu’il y ait plus de souffrance, de conflits ou de ruptures dans les couples mixtes ne semble pas une évidence si on s’attarde aux données de cette recherche. Il semble cependant important de souligner, comme l’a fait Barbara (1993), que dans un couple mixte, les différences sont vite repérées au début de la vie conjugale, à travers un réseau complexe de petites crises (observations que j’ai également faites sur mon terrain). À travers ces conflits, précise Barbara, se forme un consensus minimum – jamais fixé – qui évitera peut-être la crise finale. Comme si les couples mixtes avaient un temps d’avance. Les couples mixtes ont tendance à réfléchir sur leur conjugalité (et donc sur ses conséquences) plus que les

autres. Le fait que ces couples aient de nombreuses passerelles communes (et qu’ils se perçoivent comme semblables, comme nous l’avons vu au début de ce chapitre) ne les épargne pas d’une négociation liée à leur différence de références culturelles. Ils essaient donc rapidement de trouver des zones de contact, ce qui leur donne cette longueur d’avance dont parle Barbara (1993).

Conclusion

Les couples mixtes ont donc une possibilité (qui n’est pas toujours exploitée) de s’enrichir culturellement. Il a été montré – à partir de l’analyse du discours des participants de cette recherche – que la mixité conjugale ne se situe pas seulement dans le regard des autres et que cette négociation au croisement de références culturelles différentes est ce qui fait la particularité des couples mixtes. Ce chapitre a mis au jour le fait que la mixité, parce qu’elle permet de sortir des sentiers battus, offre un espace de créativité et de liberté à ces couples. Nous avons également vu que la mixité offre une possibilité de distanciation avec le «home» de leur enfance qui permet à ces couples de construire leurs propres repères, leur propre trajectoire, leur propre chez-soi. Finalement, la description ethnographique des différentes configurations culturelles a illustré la singularité du quotidien de ces couples. Le chapitre suivant poursuivra l’argumentaire en ajoutant que la mixité conjugale n’est pas seulement un enrichissement culturel (un plus), mais une expérience de transformation culturelle qui implique une altération (du différent) et donc une perte d’une partie de soi qui nécessite une congruence, c’est-à-dire l’acquisition d’une fluidité essentielle à l’enrichissement de soi.

Chapitre 6 – Altération et résistance : la mixité comme invitation à une