• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 5 – ENRICHISSEMENT ET DISTANCIATION : LA MIXITÉ COMME CONSTRUCTION

5.5. D ESCRIPTION ETHNOGRAPHIQUE DES DIFFÉRENTES CONFIGURATIONS CULTURELLES

5.5.6. La domination d’un modèle culturel

La configuration culturelle au sein d’un couple mixte met nécessairement en présence deux individus, mais ceux-ci ne participent pas toujours également à l’élaboration de cet espace. Je me suis effectivement retrouvée, lors du terrain, dans des foyers où l’un des conjoints imposait carrément son modèle culturel, laissant dans l’ombre celui de son conjoint. Cette configuration à dominance uniculturelle n’est pas toujours significative d’une domination voulu par l’un et subi par l’autre (comme nous l’avons vu un peu plus haut dans le cas de la valorisation commune d’un modèle culturel), mais il serait biaisé de nier les rapports de force inégalitaires que l’on retrouve aussi, comme dans tous les couples, au sein des couples mixtes. Dans ces cas, la dominante culturelle n’est plus un choix des deux conjoints, mais le résultat d’une dynamique de couple où les éléments de la culture de l’un se dissipent au fur et à mesure que l’autre impose les éléments provenant de sa culture. Allons voir du côté du foyer d’Houria et de Roberto.

Meknès, 2 février 2005

Les murs de leur maison, la décoration, les objets, la musique, la nourriture, l’ambiance, l’éducation de leur fils commun, tout dans ce foyer est européen. C’est l’entretien qui a révélé que Roberto a volontairement imposé sa manière européenne de vivre en faisant en sorte que son quotidien soit teinté le moins possible de la culture arabo-musulmane. Cette configuration à dominance uniculturelle s’expliquerait-elle par le fait que Roberto soit un pied noir (un Portugais né au Maroc) et qu’il a lui-même vécu toute sa vie dans un rapport de force culturelle? Il m’est impossible de généraliser puisqu’il est le seul pied noir que j’ai interrogé, mais cet indice a certainement une pertinence.

Dans cette famille, Roberto a décidé qu’il était hors de question de circoncire leur fils, pas plus qu’il n’a été question de lui donner un prénom arabe ou de lui apprendre à parler l’arabe dialectal.

Houria : Il ne m’a pas laissé lui parler l’arabe. Non, il faudrait qu’il parle d’abord

très, très bien le français…

Roberto : Ah, oui… tout… petit. Sa première langue, je voulais que ça soit le français,

après maintenant… tu peux lui parler comme tu veux.

Houria : Ah, oui maintenant il a dix ans… (Roberto, 56 ans, Portugais né au Maroc, et Houria, 48 ans, Marocaine, mariés à l’étranger sans acte adoulaire, donc considérés

comme vivant en concubinage selon la législation marocaine, 18 ans de vie de couple, 1 enfant. Roberto a 2 enfants d’un 1er mariage avec une Française, Houria a 2 enfants

d’un 1er mariage avec un Français).

Les extraits d’entretien qui suivent décrivent mieux que je ne pourrais le faire la configuration de domination culturelle qui s’est dessinée au sein de ce foyer.

Houria: Un couple mixte, c’est-à-dire… comme on dit en arabe, c’est nouss-nouss

(moitié, moitié).

Question : Est-ce que vous sentez bien le nouss-nouss dans votre maison, dans votre

famille ?

Houria : Non, pas beaucoup… Il y a plus d’européen que… qu’arabe. Il n’y a que moi

qui suis Marocaine. Vous allez voir les livres, il n’y a aucun livre en arabe… Il n’y a aucune écriture en arabe, il n’y a rien qui fait penser que la maison c’est une maison avec une Arabe qui vit dedans. Même la maison elle-même est à 100 % européenne

(Roberto, 56 ans, Portugais né au Maroc, et Houria, 48 ans, Marocaine, mariés à l’étranger, 18 ans de vie de couple, 1 enfant commun).

Houria va de moins en moins au hammam (bain public) parce que, selon Robert, il y a trop de microbes. Elle s’empêche de tremper son bout de pain dans la sauce du tajine (plat marocain) comme elle l’a toujours fait parce que cela dégoûte son mari. Pas question non plus d’écouter de la musique ou de regarder des émissions de télévision arabe.

Roberto : Mais quand je ne suis pas là, bon, elle l’écoute comme elle veut. […] Elle

vous répond certaines choses des fois… parce que vous grattez avec le petit truc de sa culture, mais elle se sent très bien comme ça je pense, donc on n’a pas ce conflit… (Roberto, 56 ans, Portugais né au Maroc, et Houria, 48 ans, Marocaine, mariés à l’étranger, 18 ans de vie de couple, 1 enfant commun).

Houria profite donc des moments où elle est à l’extérieur de chez elle et des moments où son mari est absent pour vivre librement certains aspects de sa culture marocaine qui lui manquent. Lorsqu’elle se fait plaisir en trempant son pain dans la sauce du tajine, son fils, qui a très bien intégré le discours de son père, lui rappelle que c’est tout de même dégoûtant.

Découvrir qu’il était tout à fait possible de vivre une expérience de mixité conjugale sans pour autant être ouvert (un tant soit peu) aux références culturelles de l’autre a été, pour moi, l’aspect le plus déstabilisant de ce terrain de recherche. En effet, le terrain a révélé que la rencontre avec la différence ne signifie pas nécessairement le respect de celle-ci. Cette rencontre – et celle du couple de Daya et Abdellah sur laquelle je reviendrai d’ici peu – a mis un bémol aux théories de Root (2000) et de Fernandez (2002) adoptées dans cette thèse. Tous les individus engagés dans des expériences de mixité conjugale ne sont pas forcément des forgerons transculturels qui travaillent à l’élaboration de passerelles communes entre les cultures ou qui contribuent à un changement social en amenant leur entourage vers plus d’ouverture. Ce terrain de recherche a aussi permis de constater qu’un pont ne se construit pas toujours (ou pas toujours durablement) entre les individus provenant de deux cultures différentes, même au sein d’une vie de couple.