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CHAPITRE 5 – ENRICHISSEMENT ET DISTANCIATION : LA MIXITÉ COMME CONSTRUCTION

5.3. UNE SOURCE D’ENRICHISSEMENT CULTUREL

À l’analyse des récits, il est apparu que même si certains ne se définissaient pas comme couples mixtes (et nous avons vu pourquoi), ils ont parlé de leurs particularités tout au long

des récits. C’est un fait, une fois cette volonté exprimée de se dissocier des aspects négatifs associés aux couples mixtes la plupart des couples rencontrés revendiquent leur mixité dans ses aspects positifs. Les données de ce terrain font parfaitement écho, sur ce point, aux nouvelles perspectives théoriques qui mettent au jour une vision positive de la mixité (Meintel 2002, Dugan 1997, Breger et Hill 1998, Fenoglio 1999, Philippe 1999, Varro 2003, Streiff-Fenart 1989).

Chez les participants de ma recherche, une fois enlevée cette étiquette «couple mixte» dont plusieurs ne veulent pas, tous s’entendent pour affirmer que leur mixité (dans son sens positif) est un véritable enrichissement au sein de leur couple. L’expérience de mixité les ouvre sur un univers culturel plus vaste, élargit leur horizon, leur offre plus de choix, leur donne la possibilité d’explorer différentes avenues, les oblige à prendre en compte de nouvelles dimensions et donc à comparer, etc. Et voilà que certains me font l’éloge de la différence.

Inès : Je trouve ça plus excitant de ne pas être dans la ressemblance. Voilà. C’est plus

emmerdant quand on est dans le même territoire, les mêmes machins, les mêmes habitudes, les mêmes mots, les mêmes trucs, les mêmes références, c’est vachement emmerdant… […] Ça m’a fait vachement grandir, parce que j’ai eu justement, à développer cette tolérance… Que signifie telle et telle choses pour lui, par rapport à moi ? Qu’est-ce qu’elles signifient dans mon histoire, dans ma tradition, dans mon habitude, qu’est-ce qu’elles signifient pour lui ? […] Vraiment ces différences m’ont enrichie. Et quand on dit qu’on ne les ressent pas, c’est-à-dire qu’on n’en souffre pas, mais en même temps elles sont là, tu vois (François, 27 ans, Franco-Américain, et Inès, 46 ans, Marocaine, mariés, 5 ans de vie de couple. Inès a un enfant d’un premier mariage).

Si la mixité est vue comme un enrichissement mutuel pour le couple (pour les conjoints marocains autant que pour les conjoints étrangers), elle est aussi vue comme une source de richesse pour les enfants issus de ces unions. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que les enfants issus de couples mixtes ont la chance d’être exposés à plusieurs langues, à plusieurs religions, d’avoir une double, voire une triple nationalité, de se sentir appartenir à deux ou plusieurs cultures, etc. Cet éventail de possibilités est considéré comme un plus aux yeux des couples mixtes de cette étude bien que plusieurs aient également insisté sur le

fait que cette richesse n’est pas toujours facile à gérer pour leurs enfants. Face à trop de choix, trop de questions, certains parents ont l’impression que leurs enfants se sentent par moments assis entre deux chaises. Cette richesse culturelle serait également, au dire de nombreux couples interrogés, source de fragilité identitaire chez leurs enfants.

Katia : Les enfants de couples mixtes sont beaucoup plus fragiles, beaucoup plus

fragiles. Et justement eux, ils sont quelque part, désorientés un tout petit peu. Parce qu’ils ne savent même pas de quel côté aller. Nous on fait notre choix étant déjà adulte et on continue. […] C’est une richesse, oui, c’est une richesse pour eux, mais c’est une richesse qui a deux tranchants. Premièrement ces enfants ils ont vu beaucoup plus, leur esprit est beaucoup plus ouvert, mais à l’intérieur ils sont plus fragiles (Katia, 60 ans, Russe, veuve de Ahmed, Marocain, mariés, 30 ans de vie de couple, 2 enfants).

Ce malaise identitaire a aussi été abordé par l’un des participants de la recherche, lui-même issu d’un couple mixte.

Ali : Quand tu es un enfant de couple mixte, tu es différent dans le pays des deux côtés.

Tu es différent et finalement tu es très bien avec les enfants de couples mixtes. Moi parfois je me demande si mon instabilité ne vient pas de ça. C’est difficile d’approfondir, mais… J’étais en recherche d’identité. Je me recherchais et je ne me retrouvais pas […]. Parce qu’il faut appartenir à un groupe, il faut ressembler à d’autres personnes tu vois, moi je suis d’où ? Je suis avec qui ? (Rose, 30 ans, Française, et Ali, 30 ans, Franco-Marocain, en concubinage, 8 ans de vie de couple, sans enfant).

Deux mères étrangères (une Américaine et une Française) ont raconté que leur fils avait voulu, au cours de l’enfance, changer de prénom. Le petit Yassin avait voulu s’appeler Jean-Claude ou Robert à l’âge de six ans. Tarik, de son côté, avait demandé à son entourage de l’appeler Tom. Cette recherche d’appartenance, qui est l’apanage de tous les enfants, serait peut-être exacerbée chez les enfants issus de couples mixtes.

Cependant, en poursuivant l’analyse des récits, on pourrait davantage expliquer cette fragilité (ce malaise identitaire) par la difficulté de ces enfants à faire reconnaître leur multiplicité. C’est le regard des autres qui, en voulant les restreindre à l’unicité, les oblige

souvent à choisir à quel clan ils se sentent appartenir. On leur fait sentir qu’ils sont différents. Dans le regard des autres, ils sont condamnés à être des étrangers partout où ils se trouvent.

Question : En tant qu’enfants de couples mixtes, est-ce que vous avez senti que vous

étiez différentes des autres enfants ?

Rania : Ah ! Oui. Maha : Oui.

Rania : Énormément.

Maha : Pas que nous on l’a senti, mais c’est que les gens te le font sentir… Rania : Exactement.

Maha : À l’école, je sais pas, autant les étrangers que les propres Marocains, tu vois,

ils ne te traitent pas vraiment comme si tu étais une Marocaine.

Rania : Dans aucun pays tu es considéré comme étant du pays. En Espagne je suis

Marocaine et au Maroc je suis Espagnole, mais bon c’est les gens qui te le font sentir ce n’est pas toi qui le sens.

Maha : Moi je m’en fous moi (Alain, 29 ans, Français, et Maha, 31 ans, Maroco-Espagnole,

mariés, 9 ans de vie de couple, 1 enfant) et (Jérôme, 43 ans, Espagnol, et Rania, 41 ans, Maroco-Espagnole, mariés, 20 ans de vie de couple, 1 enfant).

Ces deux sœurs maroco-espagnoles n’ont pourtant apparemment aucune difficulté à concevoir et à vivre la multiplicité de leur appartenance. Elles en sont même fières. Elles disent clairement que le fait d’avoir été exposées à deux cultures différentes leur a ouvert l’esprit à la diversité, leur a donné une sensibilité particulière, leur permet aujourd’hui d’accepter et de conceptualiser plus facilement les différences, les oppositions, de ne pas être bornées à un seul point de vue. Même écho du côté d’Ali.

Ali : Partout je suis un peu un extraterrestre, partout un peu différent, mais d’un autre

côté c’est vachement avantageux. C’est très enrichissant, parce que tu es hyper… Tu as un pouvoir d’adaptation très rapide. Aux situations, aux groupes, aux gens. Tu es aussi bien dans un milieu, tu donnes l’impression d’être aussi bien dans un milieu que dans l’autre. Ce qui fait que pour moi c’est une richesse […]. C’est pour ça que je disais que je remercie mes parents tout à l’heure, parce que c’est bon d’être différent (Rose, 30 ans, Française, et Ali, 30 ans, Franco-Marocain, en concubinage, 8 ans de vie de couple, sans enfant).

C’est tout de même intéressant, les couples mixtes ne veulent pas être associés à l’expression couple mixte parce que cela les enferme dans une définition souvent négative aux yeux des autres, mais une fois enlevée cette étiquette, ils n’ont aucune difficulté à assumer les particularités de leur mixité, et soulignent que celle-ci est une source d’enrichissement culturel. De l’autre côté, le malaise et la fragilité identitaire que semblent ressentir les enfants issus de couples mixtes ne proviendraient pas tant de leur mixité que du regard que les autres portent sur eux. En dehors du regard extérieur qui ne leur ouvre pas cette troisième voie dont parle Diouf-Kamara (1993) (c’est-à-dire la reconnaissance de la multiplicité de leurs appartenances, le fait d’être à la fois Marocains et étrangers, d’être d’ici et de là-bas), ils conçoivent eux aussi la mixité comme une richesse et parfois même comme un avantage.