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1.2) Une représentation spectrale de l’Histoire

Comme La Peste, le récit d’épidémie contemporain présente « l’entrecroisement d’une histoire fictionnalisée et d’une fiction historicisée »1. Cette présence de l’histoire au cœur de récits d’épidémies fictives charge le texte d’un sens second, susceptible d’éclairer notre rapport au monde. Si Saramago refuse toute allusion référentielle pour des raisons que nous étudierons dans un prochain chapitre, les autres récits déploient des spectres historiques plus ou moins larges, de l’événement unique à l’Histoire mondiale. L’analyse qui suit est éta-blie en fonction de l’échelle des événements historiques soumis à l’analogie.

a– La référence à un événement unique

Dans A Prayer for the Dying, une équivalence se crée entre épidémie et guerre puisque la diphtérie force Jacob à se remémorer l’expérience de la guerre de Sécession. De manière significative, la première victime de l’épidémie est un jeune soldat, probablement un de ces « nombreux soldats [qui] ne sont jamais rentrés chez eux. Six ans, et ils continuent à bivouaquer chaque nuit, repartant à l’aube »2 (15). Ce garçon – dont le cadavre brûlé laisse d’abord penser qu’il a été tué par un habitant de Friendship – a le même âge, la même tunique bleue, le même ceinturon et la même casquette que Jacob pendant la guerre. Saisi d’angoisse, ce dernier comprend dans cette épreuve du miroir que « c’est l’uniforme, la conscience que ce pourrait être toi »3 (19). Jacob peut se rassurer de n’être pas mort au combat et d’avoir su réintégrer une communauté dont il est à la fois le pasteur, l’embaumeur et le shérif. Mais ce soldat devient aussi un double de Jacob qui trouble sa tranquillité et le force à régler ses comptes avec le passé. Comme l’explique Julia Kristeva dans son essai sur l’abjection, le cadavre « bouleverse l’identité de celui qui s’y confronte » : « dans cette chose qui ne démarque plus et donc ne signifie plus rien, je contemple l’effondrement d’un monde qui a effacé ses limites »4. Alors que Jacob s’accrochait désespérément à un présent qu’il pensait étanche au passé, les ravages de l’épidémie provoquent une résurgence des souvenirs de guerre – les tranchées, la boue, la saleté – ce qui lui fait dire : « C’est à nouveau comme la pler. Par l’exhibition du corps « anormal », loin des structures étatiques ou médicales, le narrateur met en place une forme de lutte contre la norme pour mieux faire entendre les revendications de la communauté gay. Dans cette réappropriation du corps par le malade, il y a probablement un affront envers le pouvoir oppressif et norma-tif de l’État, voire envers les valeurs occidentales.

1 Catherine Dana applique cette expression de Paul Ricoeur à La Peste dans Fictions pour mémoire, op.cit., p.

19. 2 PFD, p. 8: « A lot of men never went home. Six years and they’re still pitching and striking camp, marching at dawn. »

3 Ibid., p. 10 : « It’s just the uniform, the recognition that this could be you. »

4 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 11.

guerre »1 (165). L’épreuve de l’épidémie rappelle les conditions matérielles et psychologiques de la guerre, à savoir le sentiment d’une omniprésence de l’ennemi et la lutte pour la survie.

Mais si le récit évoque explicitement la guerre civile, Jacob n’est pas sans rappeler ces vétérans du Vietnam que la littérature et le cinéma américains ont fréquemment mis en scène. Confondant la vie et la mort, le passé et le présent, ce vétéran de la Guerre de Sécession présente des symptômes que l’on pourrait apparenter au SSPT (« syndrome de stress post-traumatique ») dont on a beaucoup parlé à propos des soldats enclins à l’anxiété, aux flash-back envahissants, à l’évitement (refus de parler de l’événement, insensibilité émotive), au repli sur soi et à la culpabilité. Respectueux envers les morts, Jacob fait d’eux ses uniques confidents et ses principaux « interlocuteurs ». Alors qu’il peine à communiquer avec les vivants, l’embaumeur se plaît à inventer de longues conversations avec les cadavres pendant qu'il les prépare pour la mise en bière, comme en témoigne ce « dialogue » avec la première victime féminine de l’épidémie :

“Quel effet ça fait de passer ainsi d'un monde à un autre ?

- Etrangeté, peur, béatitude, sécurité. Tu penses à ton retour de la guerre.

- Cela t’a-t-il semblé réel au début ? - J’ai éprouvé de la reconnaissance, dis-tu.

- Mais non, non, pas réel au début. Plutôt comme un rêve. Comme un rêve que j’aurais fait.

- Et maintenant, que ressens-tu ? - C’est toujours un rêve.” 2 (87).

Au fil de cette discussion menée par le seul Jacob, une équivalence se crée entre la mort et le retour de guerre – en tant que passages d’un monde à un autre (« from one world to another ») – ainsi qu’entre Jacob et le cadavre dont les rôles deviennent interchangeables dans ce jeu de questions-réponses. Rescapé, Jacob n’en reste pas moins enfermé dans le passé, vivant comme dans un rêve puisque la guerre l’a tué psychologiquement et socialement. Le roman dévoile progressivement le drame d'un difficile retour de guerre pour les combattants et d’un pénible héritage à assumer pour les autres, des thèmes qui traversent l'œuvre de O'Nan3.

1 PFD, p. 123 : « It’s like the war again ».

2 Ibid., p. 62 : “What is it like, to go from one world to another like that?”

Strange, frightening. Blissful. Safe. You think of coming home from the war.

“Did it seem real to you at first?”

“I was grateful”, you say.

“But no, not real at first. Like a dream. Like a dream I was having.”

“And how does it feel now?”

“It’s still a dream. ».

3 La guerre prend des formes différentes chez Stewart O'Nan : guerre de Sécession dans Un Mal qui répand la terreur; guerre du Pacifique dans Un Monde ailleurs (2003); guerre du Vietnam dans Le Nom des morts (2001).

Mais une constante s'affirme au fil des œuvres : la culpabilité des survivants qui peinent à retrouver un équilibre psychologique et une place dans la société (auprès de leurs concitoyens comme au sein de leur famille).

b– Le tableau d’une Histoire nationale

Sous des apparences uchroniques, le roman Cien años de soledad renvoie à l’Histoire de la Colombie, au point qu’on l’ait considéré comme « le meilleur livre d’Histoire de Colombie »1. On y trouve un florilège d’allusions : méfaits du pirate Francis Drake au XVIe siècle ; débarquement des nord-américains et création de la United Fruit ; allusion au

« bogotazo » de 1848 marqué par la mort du leader Jorge Eliécer Gaitán ; lutte entre les libéraux et les conservateurs ; référence à la « Guerra de los Mil Días » (1899-1902) à l’issue de laquelle les soldats espéreront en vain une pension ; réécriture de la grève des travailleurs de la Compagnie bananière en Colombie (1928) ayant abouti au massacre de centaines d’ouvriers (massacre nié par le gouvernement). Sur ce point, Cien años de soledad se révèle plus explicite que le roman El amor en los tiempos del cólera où les références historiques, bien qu’elles ne manquent pas, s’avèrent discrètes. Comme le choléra, les traces de l’Histoire sont placées en arrière-plan, présentes en filigrane. Le lecteur attentif percevra des références à Simon Bolivar, au commerce triangulaire, à la domination espagnole au XIXe siècle, à la libération du pays assurée avec l’aide des Anglais ainsi qu’à l’installation des compagnies bananières américaines au XXe siècle. Comme pour signaler l’importance de l’Histoire, le récit s’ouvre sur le suicide d’un réfugié politique dont on ne sait s’il meurt de

« gérontophobie » (peur de vieillir) ou des séquelles de la guerre. Traumatisé par son passé, Jeremiah de Saint-Amour reste hanté par les tourments de la mémoire », comme le prouve le malaise qu’il ressent face à un film sur la guerre « à cause des scènes brutales où les blessés agonisaient dans la boue »2 (13). Par la suite, le roman se peuple de veuves de guerre, de réfugiés politiques, de civils morts à la guerre, autant d’ombres rappelant le versant obscur de l’Histoire que l’amoureux transi Florentino Ariza semble oublier3.

Le roman met en place un jeu analogique complexe. Nous avons vu que les symp-tômes du choléra se confondent avec ceux de l’amour. Cette association se double d’une équivalence explicite entre le choléra et la guerre : « Il ne put savoir, parce qu’on ne le savait

1 « Se trata del mejor libro de historia de Colombia » (Jesús María Henao, Gerardo Arrubla, Compendio de Historia de Colombia para la enseñanza segundaria, Octava edición, corregida y aumentada, Bogota, Talleres Editoriales de Libreria Voluntad, 1967).

2 ATC, p. 28 : « ella lo encontró disperso y nostálgico, y pensó que era por las escenas brutales de los heridos moribundos en el fango ».

3 Un phénomène similaire se produit dans Cien años de soledad. Contre l’idée que le roman soit une encyclopédie de l’histoire continentale, Caroline Lepage insiste sur la primauté de la passion. « Il n’est pas sans signification que le conflit soit la plupart du temps repoussé dans les marges, comme si Macondo devait être principalement le théâtre de l’expression des manifestations d’une passion généalogique si intense que rien de trop encombrant ne peut venir la perturber ». (Caroline Lepage et James Cortès Tique, Lire Cien años de soledad, voyage au pays macondien. op.cit., p. 103).

jamais, s’ils avaient été victimes du choléra ou de la guerre »1 (184). De fait, García Márquez

« a toujours assimilé la violence colombienne à une forme de peste »2, « peste » étant ici em-ployé comme un terme générique pour « épidémie ». Prolongeant le jeu analogique, la lutte que mène le Dr Juvenal Urbino contre le choléra est pensée comme une guerre, mais une guerre juste, contrairement à celles qui ponctuent l’Histoire des Caraïbes : « son nom demeura en toute justice parmi ceux de héros de bien d’autres guerres moins honorables »3 (147). Pour parfaire cette association triangulaire, l’amour se rapproche de la guerre lorsque la veuve Na-zareth décide de mettre fin à son deuil avec Florentino tandis que la guerre civile fait rage :

« chacun de ses gestes [ceux de la veuve] semblait célébré par les coups de canon des troupes assaillantes qui au même moment ébranlaient la ville jusque dans ses fondations »4 (193).

Dans cette scène d’érotisme, l’acte sexuel se transforme en un violent corps-à-corps, la femme dominatrice prenant d’assaut le corps du jeune homme. De ce réseau sémantique naît une forte association entre l’amour, le choléra et la guerre qui éclaire le titre du roman. Le temps de l’invincible épidémie coïncide avec celui de la guerre perpétuelle, lui-même consubstantiel au temps de l’existence humaine qui, selon l’écrivain colombien, doit être le temps de l’amour.

c– Un panorama de l’Histoire mondiale

Alors que Le Clézio a traité de nombreux épisodes historiques dans ses romans précédents (la Première Guerre mondiale dans Le Chercheur d’or, la guerre du Biafra dans Onitsha, la Guerre du Vietnam dans La Guerre), l’importance accordée à l’Histoire semble négligeable dans La Quarantaine, roman que la critique a voulu lire comme une autobiographie romancée. Le Clézio se tournerait-il vers son intériorité après avoir exploré le monde et l’altérité ? Rien n’est moins sûr. Bien que l’épidémie de variole ne s’inscrive pas dans une analogie clairement formulée, la quarantaine sur l’île Plate est l’occasion de repenser la ségrégation entre Européens et Indiens et de soulever la question de la colonisation, sujet d’autant plus épineux que Le Clézio est issu d’une famille d’exploitants sucriers et négriers.

Alors que la crise imposerait de créer une nouvelle organisation, la société d’avant la

1 ATC, p. 207 : « Nunca supo, porque nunca se sabía, si eran víctimas del cólera o de la guerra […] ».

2 « Siempre asimiló la violencia colombiana a una forma de peste » (nous traduisons). Manuel Cabello Pino, Motivos y tópicos amatorios clásicos en « El amor en los tiempos del cólera », Universidad de Huelva, « Arias montano », 2010, p. 32.

3 ATC, p. 165 : « […] y su nombre quedó con justicia entre los de otros tantos próceres de otras guerras menos honorables ».

4 Ibid.,p. 217 : « […] cada gesto suyo parecía celebrado por los cañonazos de las tropas de asalto, que estremecían la ciudad hasta los cimientos ».

quarantaine se reconstitue sur ce caillou de Robinson : les Indiens occupent les basses plaines, vivant dans des paillotes surpeuplées et les Blancs peuplent les hauteurs, plus ou moins soumis à Julius Véran, posté au sommet du volcan, un revolver à portée de main. Le roman fournit même une carte qui permet de visualiser la séparation entre les quartiers des Blancs et ceux des Intouchables, comme pour donner de la consistance à une situation fictive. En somme, le roman se propose de mettre en scène, à l’échelle d’un microcosme, l’Histoire de la France et de ses relations avec l’Afrique et les Mascareignes.

Élargissant le spectre historique convoqué par le roman, Marina Salles propose de

« lire les conflits de clan, les programmes d’élimination, la haine et la folie qui se déchaînent entre les prisonniers de l’île Plate comme une représentation parabolique des luttes ethniques, de la “tribalisation sous couvert de nationalisme” qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie »1. En cela, la rivalité entre les clans deviendrait la métaphore de toute guerre civile. Ainsi, La Qua-rantaine trouve sa place dans l’œuvre leclézienne, en confirmant que l’équivalence « 10 000 ans d’Histoire, 10 000 ans de guerre »2 n’est pas une aberration. Des affrontements tribaux à la guerre technologique, la guerre se présente de tous temps et en tous lieux comme une

« forme de nécessité si vieille qu’elle se confond avec l’Histoire des Hommes et fait de la guerre une des expressions les plus anciennes de l’humaine condition »3. En somme, bien que l’analogie ne soit pas explicitée, La Quarantaine présente comme les autres récits du corpus un entrelacement du présent et du passé, de l’épidémie et de l’Histoire.

Mais c’est peut-être sous la plume de Goytisolo que les « pestes de l’Histoire » acquièrent leur plus vaste portée, tant sur le plan spatial que sur le plan temporel. Las virtudes del pájaro solitario donne à lire l’Histoire de l’Espagne celle du Siècle d’Or, de la Guerre Civile et du régime franquiste sous la forme d’un puzzle qui trouve sa cohérence dans l’idée de violence et de répression. Le projet de Goytisolo est clair : « J’utilise la maladie comme une métaphore. Au cours de l’Histoire, on a traité la différence comme une maladie. Malgré leurs masques divers, les oppressions restent les mêmes »4. De même que choléra et peste dévoilaient une intolérance latente que mettait au jour la persécution de boucs émissaires, le sida goytisolien donne au gouvernement l’occasion de stigmatiser ceux qu’il cherche à éliminer. Tandis que la maladie épargne aristocrates et fascistes, les victimes (réelles ou

1 Marina Salles, Le Clézio notre contemporain, Rennes, PUR, 2006, p. 27.

2 Ibid., p.61.

3 Idem.

4 « Empleo la enfermeda como metáfora. A lo largo de la historia se ha tratado lo diferente como una enferme-dad. Con distintas máscaras, las opresiones siguen siendo las mismas » (nous traduisons). Cité dans Emilia Rosello, « Entrevista a Juan Goytisolo », Integral, n°100, avril 1988, pp. 26-30.

supposées) de cette épidémie sont les Juifs, les Arabes et les homosexuels. Or, il s’agit précisément de ceux que l’Espagne a rejetés pour se construire, « maure, juif, hérétique, bigame ou sodomite »1, autant de groupes dont Goytisolo se sent solidaire :

Si je ressens une quelconque impulsion de solidarité, ce n’est jamais avec l’image du pays qui émerge à partir des Rois Catholiques, mais avec ses victimes : Juifs, Musulmans, nouveaux Chrétiens, encyclopédistes, libéraux, anarchistes, marxistes (…) Appelons cela (…) fraternité d’outsiders, de parias et de marginaux – de météorites dont la force centrifuge a vaincu l’attraction de notre loi nationale de gravité.2

De catastrophe naturelle, l’épidémie devient ce pouvoir sans visage qui prétend ôter aux dis-sidents et aux indésirables leur dignité humaine.

Là encore, le récit se charge d’une profondeur temporelle puisque l’épidémie entre en résonance avec divers épisodes de l’Histoire mondiale. Le roman mentionne des événe-ments tels que l’ensevelissement d’Herculanum et Pompéi, Hiroshima, ou la « chasse aux sorcières » menée aux États-Unis à l’époque du maccarthysme. Quant aux malades de l’épidémie, ils sont d’abord « rassemblés dans un stade omnisports comme dans les vieux films sur le Vel d’Hiv »3 (33), associant le sort des victimes de l’épidémie du sida à celles des victimes du nazisme. Yannick Llored souligne d’ailleurs que, par son intégration dans l’espace textuel, le nom du stade rend visible le signe du virus HIV.

Malgré la diversité des épisodes historiques mis en lien avec l’épidémie, on peut dé-gager trois catégories : les guerres (guerre d’indépendance dans El amor en los tiempos del cólera, guerre entre Britanniques et Indiens chez Le Clézio), les guerres civiles (entre républi-cains et franquistes chez Goytisolo, entre libéraux et conservateurs chez García Márquez, entre nordistes et sudistes chez O’Nan) et les formes d’oppression généralement exercées par une minorité sur une population plus large (colonisation chez Le Clézio, apartheid chez Brink, dictature chez García Márquez). Entrelaçant motif fictionnel et traces d’un passé référentiel, les récits contemporains peuvent être lus comme des « transcriptions de l’Histoire » : de même que la peste devient peste brune chez Camus, l’épidémie goytisolienne (que l’on ne saurait réduire au sida) devient la maladie de tous les groupes marginalisés. Mais si l’analogie entre épidémie et Histoire se veut plus nette dans les romans contemporains, peut-on affirmer que l’interprétation allégorique est plus ancrée dans l’écriture qu’elle ne l’était chez Camus ?

1Juan Goytisolo, Juan sans Terre [1975], trad. de l’espagnol par Aline Schulman, Paris, Seuil, « Points », 1977.

2Juan Goytisolo, prologue à Obra inglesa de Blanco White, ed. Seix Barral, Barcelone, 1972.

3 VPS, p. 29 : « nos habían concentrado en el estadio polideportivo, como en los viejos filmes sobre el Vel d’Hiv ».

Quand La Peste suscitait débats et polémiques, l’analogie contemporaine est-elle véritable-ment légitime et limpide ?