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2.3) La mise en place de mesures prophylactiques

Les différentes épidémies du corpus se transmettent selon des modalités variées : l’eau et les aliments, la salive, les puces et les rats. Une fois l’épidémie annoncée au public, une solution s’impose, commune à tous les récits : la mise en quarantaine. Dans l’histoire des épidémies, le conflit a longtemps opposé aéristes et contagionnistes, les uns soutenant que la maladie se transmet par une corruption de l’air quand les autres prétendent qu’elle naît du contact avec une personne infectée. Il s’ensuit deux types d’action : la purification de l’air (par des parfums et par le rejet des immondices hors de la ville3) et la quarantaine. Les

1 VPS, p. 16 : « el pánico asolaba nuestras querencias ya moribundas por falta de clientela ».

2Michel Lacroix, Le Mal, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1998, p. 68.

3 Dans Le Décaméron, on trouve une référence à ce souci de purifier l’air : « Or, comme nulle mesure de sagesse ou de précaution humaine n’était efficace pour la combattre et ce ne fut pas faute de faire purger la ville d’une

progrès de la science ayant révélé l’existence de germes et le phénomène de contagion, seule la deuxième option a été maintenue. Bien qu’il s’agisse en apparence d’une réponse institutionnelle et médicale, la quarantaine présente un fondement religieux puisqu’il s’agit d’éloigner les personnes porteuses de souillure physique et morale pendant une durée qui évoque le séjour du Christ dans le désert. Mise en place dans tous les récits à l’exception d’El amor en los tiempos del cólera, cette solution favorise, sur le plan narratologique, l’emprisonnement et la solitude des personnages. Créant un huis-clos, la quarantaine soulève avec intensité la question des relations humaines et de la possibilité d’une communauté dans un monde en crise.

En réalité, la quarantaine se présente comme une mesure ambiguë, entre souci d’efficacité et volonté d’éloigner, voire de cacher, le mal qui bouleverse l’ordre établi. À l’instar de Camus qui insiste sur le sentiment d’exil et d’emprisonnement des Oranais, Goytisolo confère à la ville en quarantaine un « aspect fantasmagorique et hostile, portes barricadées, magasins ou boutiques fermées par les autorités sanitaires… »1 (29) qui donne au personnage « le sens de l’exil »2 (25). Quant aux prostituées mises en quarantaine, elles bénéficient d’une protection toute illusoire dans une « prison inquisitoriale avec des allures et des luxes de clinique »3 (78), la mesure prophylactique n’ayant d’autre dessein que de les placer sous le contrôle du gouvernement qui veut les rééduquer. De même, le choix d’enfermer les aveugles dans un ancien asile, et non dans un hôpital, suggère le désir du gouvernement de les marginaliser sans souci de leur guérison. Même chez Camus où la quarantaine semble efficace, les malades sont parqués dans des camps et dans des stades qui appelleront chez le lecteur contemporain l’image du Vel d’Hiv.

L’idée que la quarantaine soit une technique du pouvoir a intéressé Foucault dans son essai Surveiller et punir4. Tandis que la lèpre provoquait une exclusion hors de la ville et de la communauté, la quarantaine a permis aux pestiférés de rester dans l’espace urbain, bien que cet espace soit désormais quadrillé, subdivisé et contrôlé à tous les échelons. Renonçant à l’ostracisme, le pouvoir préfère appliquer sa puissance normative sur les individus. Il en découle d'importants recoupements entre mesures de prophylaxie et dispositifs de répression pénale puisque les règlements de la peste préfigurent l'exercice d'un pouvoir disciplinaire multitude d’immondices par des officiers désignés à cet effet, d’y interdire l’entrée à tout malade, […]» (Jean Boccace, Le Décaméron, « Première journée, introduction », Trad. de l’italien par Giovanni Clerico, Paris, Gal-limard, « Folio Classique », 2006, p. 33.

1 VPS, p. 26 : « el barrio ofrecía un aspecto hostil y fantasmagórico, viviendas atrancadas, locales y tiendas clausuradas por las autoridades sanitarias ».

2 Ibid., p. 20 : « la conciencia de nuestro exilio ».

3 Ibid., p. 78 : « una cárcel inquisitorial con fachas y lujos de clínica ».

4 Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

sans faille. Concrétisant le rêve politique des gouvernants, les institutions de réclusion et d'isolement (lazarets, hôpitaux, asiles, prisons) permettent de tenir à distance le mal tout en prenant le risque que la promiscuité n’aggrave sa prolifération. Chez Saramago, le gouvernement prolonge d’ailleurs les réflexions de Foucault en divisant l’asile en deux ailes, l’une pour les aveugles, l’autre pour les suspects :

Nous allons être obligés d’y installer du personnel pour orienter les transferts, or je ne crois pas que nous puissions compter sur des volontaires, Je ne pense pas que cela sera nécessaire, monsieur le ministre, Expliquez-vous, Au cas où l’une des personnes soupçonnées de contamination deviendrait aveugle, comme cela arrivera tôt ou tard naturellement, vous pouvez être sûr, monsieur le ministre, que les autres, ceux qui conserveront encore la vue, la flanqueront dehors sur-le-champ.1 (53)

Dans la version originale « põem-no de lá para fora », le verbe « pôr » (« mettre »), d’ordinaire appliqué à des objets, rend compte de la violence de l’expulsion. Par cette répartition des espaces, les autorités font le pari que la méfiance au sein des internés instaurera un système d’auto-gestion et d’auto-régulation.

À cette méthode de la quarantaine s’ajoutent des mesures prophylactiques propres à chaque récit. Alors que Defoe déployait tout un attirail de méthodes (lazarets, marquages des rues et des maisons, « règlement de la peste », billets de santé exigés des voyageurs), les contemporains se limitent à quelques dispositifs : O’Nan reprend l’idée du marquage des maisons, Goytisolo se joue des mesures traditionnelles en faisant porter des scaphandres aux infirmières tandis que chez García Márquez, le docteur Urbino tente de prendre le problème à la racine en faisant construire des égouts et des latrines.

Même si cette affirmation sera ultérieurement nuancée, notons que les récits d’épidémie confortent les analyses de Gaëlle Clavandier sur la dichotomie entre l’action des institutions politiques et celle de la population. Contrairement à la gestion rationnelle des autorités « compétentes », les mesures inventées par les citoyens donnent libre cours à l’hybris dans la débauche, la superstition ou les manifestations de la foi.

1 ESC, pp. 45-46 : « Vamos ser obrigados a pôr lá pessoal para orientar as transferências, e não acredito que possamos contar com voluntários, Não creio que seja necessário, senhor ministro, Explique lá, No caso de um dos sus peitos de infecção cegar, como é natural que lhe suceda mais cedo ou mais tarde, tenha o senhor minis-tro por certo que os ouminis-tros, os que ainda conservarem a vista, põem-no de lá para fora no mesmo instante ».